Créé le: 30.09.2018
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Isidro chapitre 07/ L’enlèvement

Roman

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© 2018-2024 Hervé Mosquit

Et voilà la suite, le chapitre 7, donc 2 cette semaine, pour me faire pardonner mon retard….
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Isidro chapitre 7

Le début de cette période a débuté avec un camp scout.

 

Nous partions en camp en Valais. J’adorais cette région. Mamounette m’y avait emmené pendant les vacances scolaires, à deux ou trois reprises, en été pour marcher ou en hiver pour skier. Cette vallée du Rhône tapissée de vignes et de vergers, enchâssée dans un écrin de montagnes grandioses m’apparaissait comme la plus belle région de Suisse.

 

Tout avait bien commencé. On devait être à fin juillet. Un agriculteur valaisan nous avait laissé monter notre camp sur un pâturage fauché près du Col du Lin, au dessus de Martigny. Le coin était splendide, et l’est toujours d’ailleurs : une vue à couper le souffle sur la vallée du Rhône et les montagnes en face, celles qui marquent les frontières du Valais avec les cantons de Vaud et de Berne et, en biaisant le regard, sur celles qui jouxtent la France du côté du col du Trient avec en arrière-fond, le massif du Mont Blanc. Notre environnement direct était composé de pâturages, de roches, de forêts de sapins et de mélèzes.

 

Nous avions également l’autorisation de la commune de couper quelques arbres pour édifier les éléments fixes de notre campement. Un forestier avait préalablement accompagné nos chefs pour marquer les arbres que nous avions l’autorisation d’abattre et d’utiliser, ces derniers devant être rendus après le camp, bruts et donc dépourvus de clous, de vis ou d’autres accessoires.

Il faisait beau et chaud, mais pas trop : juste ce qu’il faut pour être bien. Nous avions monté une demi-douzaine de tentes à huit places, construit un foyer pour les feux de camp, creusé des trous pour les toilettes. Ces derniers, un peu à l’écart à l’orée du bois, étaient surmontés d’un siège en bois et entourés de bâches militaires. Il y avait une place centrale, avec une table, le foyer et un mât sur lequel flottait le drapeau suisse et celui de notre troupe. Nous préparions nos repas sur le feu, dans de grandes marmites noires et sous la férule d’un retraité, ancien scout, papa de l’un des chefs et ex- tenancier d’une auberge. Nous mangions sur des bancs en bois accolés à une grande table faite de planches posées sur des chevalets. Nous avions monté un armature en bois que nous appelions notre grande cantine, couverte d’une grande bâche verte plastifiée et solidement arrimée au sol.

 

Bref, tout allait pour le mieux et nous adorions ce temps de construction et d’installation. Nos chefs avaient entre dix-huit et vingt-cinq ans et s’étaient fait imposés par la paroisse, un aumônier, le père Amédée Bouley, que nous surnommions « A mes deux boulettes », sans réaliser à quel point ce surnom ne deviendrait bientôt plus rigolo mais sinistre et prémonitoire.

 

En effet, il fallut attendre le premier malade du camp, en l’occurrence mon copain Xavier, pour comprendre que le prêtre en question s’intéressait d’un peu trop près à la chair fraiche et innocente que nous représentions. Confiné sous la tente la plus à l’ombre et nourri au thé froid citronné, aux fruits frais et aux aspirines, Xavier préférait soigner son angine sur place et avait refusé qu’on le renvoie à la maison, ses parents ayant approuvé, par téléphone, sa décision. S’ils avaient su…

Le reste de la troupe et des chefs étaient occupés par le premier « grand raid » : une marche de 24 heures avec un parcours donné à suivre sur la carte et une nuit chez l’habitant dans un des villages ou hameaux traversés. Il incombait donc à l’aumônier et au cuistot, de veiller sur le camp et les éventuels scouts malades et blessés qui n’avaient pu participer à cette première grande marche. Le cuisinier, ce matin-là, en profitait pour faire une grasse matinée bien méritée.

 

Le père Amédée, sous prétexte de s’enquérir de la santé du jeune malade, débarqua sous la tente avec une tisane. Xavier se força à en en avaler une petite gorgée. L’aumônier restant à ses côtés, Xavier posa sa BD et tenta d’alimenter la conversation et de la diriger vers les tâches du prêtre au sein du camp, espérant par là qu’il lui lâcherait la grappe pour aller les accomplir. L’expression était on ne peut mieux choisie : Il sentit, à son plus grand effarement, les doigts du pédophile lui remonter le long de la cuisse pour s’immiscer sous son short. Les cours d’éducation sexuelle et nos parents respectifs nous avaient donné les connaissances suffisantes pour déceler quelles intentions malsaines se cachaient dans ce genre d’approches. Xavier hurla et balança le reste de tisane à la figure de l’aumônier qui sortit précipitamment de la tente.

 

Xavier d’abord, n’osa pas bouger puis se leva et courut chez le cuisinier. Ce faisant il regardait partout, inquiet que le pervers ne fusse encore dans les parages. Mais apparemment, il avait disparu. Il réveilla le cuisinier et, entre deux sanglots, lui raconta l’incident. Le vieil homme tenta tant bien que mal de consoler et de rassurer mon camarade, , puis l’emmena en voiture à l’un des postes de passage du

« raid » où se trouvait le chef de troupe. Ce dernier décida immédiatement d’appeler les parents de Xavier pour les informer et les encourager à déposer plainte. Dans la foulée, il appela la paroisse où le curé se contenta de prêcher la prudence face aux affirmations d’un gamin et osa affirmer sa confiance dans la probité du vicaire.

 

De retour du raid, j’eus à peine le temps d’entrevoir Xavier qui partait avec ses parents. Il me fit un bref signe de la main et je dus attendre mon retour au village pour qu’il me raconte cette affaire dans le détail. A ma grande surprise, l’aumônier était aussi parti et le camp se termina trois jours plus tard, comme prévu, sans que nous sachions ce qui s’était passé.

 

A notre retour, après avoir livré à ma mère, en détails, toutes les activités du camp, je me précipitai chez Xavier et c’est là que j’appris ce qui s’était passé le jour du raid de vingt-quatre heures.

 

Xavier était bouleversé. Il peinait encore à garder son calme et à réfréner ses larmes quand il me narrait l’agression. Il répétait en boucle « le salaud, le vieux cochon ». Ses parents avaient déjà déposé plainte et reçu un téléphone de l’évêché qui leur reprochait la légèreté avec laquelle ils avaient accordé crédit aux dires de leur fils.Le vicaire avait disparu de la circulation et la plainte resta lettre morte. Il fallut, quelques mois plus tard, une lettre ouverte du père de Xavier à l’évêché et dans les journaux pour que se réveillent d’autres jeunes victimes, lors d’autres camps, de colonies de vacances et dans d’autres internats où avait sévi le tristement surnommé surnommé « A mes deux boulettes ».

Beaucoup d’enfants, par honte, par crainte qu’on ne les croie pas, avaient renoncé à parler de ces gestes obscènes et pervers dont Xavier n’avait subi, pour sa part, qu’un infime aperçu. Face au nombre de plaintes déposées, les autorités de l’église ne purent se taire plus longtemps et reconnurent qu’elles étaient au courant des agissement du prêtre et qu’elles

l’avaient déplacé dans un couvent du Nord de la France.

 

Dans les mois qui suivirent, la troupe de scouts fonctionna peu ou prou comme autrefois mais les relations avec la paroisse s’étaient tendues et l’atmosphère devint lourde. Nous le percevions à quelques bribes de conversation entre les chefs et à leur morosité qui contrastait avec l’enthousiasme créatif qui les caractérisait auparavant.

 

Et cet incident ne fut que le début d’une période que je préfère ranger dans le tiroir des mauvais souvenirs que j’ai pris l’habitude de fermer à clé. Mais puisque tu sembles y tenir, je vais te raconter la suite.

 

Il y avait presque une année que cet incident nous avait fait brutalement sortir du monde de l’enfance joyeuse et innocente. Cette année–là avait coïncidait avec la fin de l’école primaire. Nous débarquions dans le monde des grands.

 

Brusquement, des aînés de notre école villageoise, nous étions devenus les petits du cycle d’Orientation.

Ce n’était pas évident de nous habituer à plusieurs professeurs, à des horaires découpés, des devoirs à rendre pour des leçons éparpillées dans la semaine, à subir les moqueries et les remarques condescendantes de nos aînés. Nous avions tous, au cours de la première année, fait connaissance avec « l’aquarium » qui était une pièce vitrée, dans le hall d’entrée, où les profs envoyaient en retenue les bavards impénitents ou les auteurs des multiples indisciplines, volontaires ou non, qu’il nous arrive de commettre à cet âge.

 

Nous parvînmes cependant sans trop de difficultés à nous adapter à ce nouvel environnement.

 

Nous formions une solide équipe de copains du village, faisions front commun face aux bandes de la ville et des autres localités. Les trajets quotidiens en bus renforçaient encore cette complicité. Parfois, Mamounette proposait de m’emmener, le collège dans lequel elle enseignait étant situé juste en face du Cycle d’Orientation mais je préférais en principe la compagnie de mes camarades. Il est vrai que comme la plupart des ados, je détestais être différents des autres ou afficher publiquement la bonne entente qui me liait à ma mère. Nous pouvions aussi compter sur le soutien de mes copains du quartier de mon enfance à Bulle et de nos camarades des scouts, que ce soit lors de petits conflits, ou pour échanger des documents, des livres, des préparations d’examens.

 

Je rentrais souvent un peu en avance. Ma mère, préférant ne pas amener trop de corrections et de préparations de cours à la maison, regagnait notre domicile assez régulièrement plus tard que moi.

Un jour, comme d’habitude, je cheminai de l’arrêt du bus en direction de notre maison quand je remarquai un break BMW immatriculé en France, dans le 30, autrement dit le Gard. Je connaissais par cœur les numéros des départements français que nous traversions pour aller de chez nous à Montpellier, quand nous allions visiter Amanda.

 

Je m’en approchai, tentant d’examiner l’habitacle à travers les vitres teintées. Penché sur la voiture, je ne les entendis pas arriver derrière moi. Ils me ceinturèrent, me poussèrent promptement sur le siège arrière et démarrèrent en trombe. Je n’avais même pas eu le temps de crier. En partant, je croisai le regard de Laure Geinoz qui rentrait chez elle à pied et ouvris grand la bouche pour crier mais en vain, les vitres abaissées et la vitesse du véhicule rendant cette tentative d’appel au secours totalement vaine.

 

Arrivés à l’autoroute, à mon grand étonnement, la voiture prit la direction du nord. J’imaginais qu’ils allaient m’emmener en France et redoutai surtout d’être tombé sur le même genre de personnages que le curé abuseur qui avait traumatisé mon ami Xavier. Mais quand le conducteur prit la parole, je réalisai à qui j‘avais à faire : aucun doute, c’était Jo, l’ex de Mamounette. Je lui demandai ce qu’il voulait de moi.

 

– Ta mère me doit un paquet de tunes gamin, et je ne veux rien d’autre que récupérer ce qui m’appartient

– Ma mère travaillait et c’est en tout cas pas toi qui lui donnais de l’argent. Tu mangeais et logeais même gratos chez nous si je me souviens.

 

– Je parle de l’argent qu’elle m’a piqué avant que les keufs m’embarquent. Et là, ça vaut plus que les quelques tartines mangées chez vous et les quelques nuits passés dans les bras de ta salope de mère.

 

– Ma mère n’est pas une salope, c’est toi qui es un salaud : tu la tapais !

 

– Je la corrigeais, nuance, petit ! et maintenant tais-toi si tu ne veux pas que je te corrige aussi. Quand on arrivera, tu téléphoneras à Mélanie et lui diras que si elle veut te revoir entier, elle n’a qu’à raquer. Quand on emprunte, on rembourse, et encore plus quand on emprunte sans permission.

 

Je me tus et réfléchissais à toute vitesse dans ma petite tête. C’était vrai que, sans vivre dans le luxe du tout, nous n’avions jamais manqué de rien, même au début de notre installation en Suisse. Or, ma mère n’avait pas de fortune, son mari n’avait pas d’assurance vie et le versement de la Sécu aux veuves ne permettait pas de devenir riche pas plus que ses maigres revenus de répétitrice scolaire puis d’employée d’hôtel. Depuis qu’elle était prof, je savais que ça allait mieux : elle disait toujours que c’était un métier qui nous mettait à l’abri de la richesse et de la pauvreté. Aurait-elle vraiment piqué du fric à ce salaud de Jo ? De toute façon, s’il avait des sous, ils ne pouvaient provenir que de combines louches.

En fait, et je l’ai appris bien plus tard, Mamounette avait effectivement subtilisé une valise que Jo avait planqué chez nous à Montpelier, juste avant d’être arrêté par la police. Il y en avait pour environ cent cinquante milles Euros. Mais contrairement à ce que j’imaginais à cet instant, vait elle n’y a jamais touché mais les avait déposés sur un compte qu’elle complétait un petit peu quand elle le pouvait et que j’ai découvert à ma majorité. Et je te promets que j’ai du beaucoup insister pour qu’elle m’en avoue la provenance, ce qu’elle fit de guerre lasse : elle se rendait bien compte que je savais compter et connaissais assez bien ses revenus pour savoir qu’elle n’aurait jamais pu mettre une telle somme de côté.

 

Donc, je me trouvai en compagnie de Jo et d’un complice nommé Dieudonné, dans une voiture entre Fribourg et Berne, sans savoir ce qu’il allait advenir de moi et imaginant Mamounette dans tous ses états, Laure ayant du lui raconter ce qu’elle avait vu.

 

C’est alors que je compris pourquoi nous nous dirigions vers le nord : ils avaient prévu l’éventualité que la police soit appelée par des voisins. Ils imaginaient que les forces de l’ordre allaient certainement faire des recherches et des contrôles en direction de la frontière Sud. Je me dis qu’ils allaient peut-être passer en France par le Jura ou l’Alsace, avant de bifurquer vers le midi.

 

A ma grande stupéfaction, ils quittèrent l’autoroute à Berne, plus exactement à la sortie Berne-Bümpliz, ce qui m’évoqua immédiatement quelque chose d’inatteignable et de très lointain.

Malgré la situation dramatique, je souris en pensant qu’il pourrait y avoir une sortie « Berne-Ouagadougou » ou « Berne-Ushuaia ». Nous prîmes la direction de l’aéroport avant de bifurquer dans une petite rue à gauche, apparemment pas très loin du centre-ville. Ils laissèrent la voiture dans un garage puis m’emmenèrent dans un immeuble où nous ne croisâmes personnes. Arrivé dans l’appartement, ils m’enfermèrent dans une chambre dont les stores avaient été bloqués. Il y avait là un lit, une table basse, une armoire dotée d’une penderie et quelques étagères sur lesquelles reposaient des draps et des linges de cuisine. Un fauteuil miteux et une vieille télévision complétaient le décor. Je me demandais par quel miracle un petit malfrat du Languedoc pouvait disposer d’un appartement dans la capitale fédérale. Ce n’est bien plus tard, des années après cet évènement, que Mamounette m’expliqua que le fait d’avoir un pied à terre en Suisse facilitait la tâche de ceux qui voulaient, grâce à une législation à l’époque très complaisante, planquer leur argent dans les banques helvétiques, qu’il s’agisse de malfaiteurs ou de simples fraudeurs.

 

Par un interstice entre les lamelles du store, tout ce que je pouvais apercevoir était un petit bout de ciel et un toit d’usine sur lequel j’arrivai à déchiffrer l’inscription « Wander », qui est entre autres choses, le fabricant de la boisson « Ovomaltine ». Je me dis que ça pourrait, le cas échéant, m’aider à situer dans quel quartier de Berne je me trouvais.

Pendant ce temps, averti par Laure, et informée des plaques française du véhicule dans lequel j’avais été enlevé, Mamounette pensa tout de suite à Jo ou à quelqu’un de son entourage : la pègre ne lâchait pas facilement ses proies !

 

Elle réussit à convaincre Paolo d’attendre un peu avant d’avertir la police, au moins quelques heures au cas où elle serait contactée, ce dont elle ne doutait pas un instant, par les ravisseurs dont elle imaginait bien Jo en faire partie.

 

Moins de deux heures après mon enlèvement, Jo fit irruption dans ma chambre avec un téléphone portable me demandant de composer le numéro de Mélanie.

 

J’avais la gorge sèche et l’impression que je ne pourrais pas sortir un mot mais je me rappelle exactement de ce dialogue.

 

– Allo, mamounette…

 

– Isidore, tu vas bien ?

 

– Ouais ça va. Ils ne m’ont rien fait, juste enfermé.

– Tu as mangé ou bu quelque chose ?

 

– Oui, ils m’ont donné une limonade et un sandwich. Je t’assure mam, ça va.

 

– On va te sortir de là mon pitchoun, je te le promets.

 

– Je te crois, mam, et dis à Paolo que….

 

Jo m’arracha le téléphone et s’expliqua sèchement :

 

– Ton môme contre le pognon que tu m’as volé ! Tu déposeras le fric à la consigne de la gare de Berne. Il faut qu’il soit là au plus tard après-demain matin dès dix heures. Je t’ai déjà envoyé par express la clé dont j’ai fait faire un double. Tu la recevras aujourd’hui encore. On te surveillera. Si tu avertis les flics ou qu’on voit quelque chose de suspect autour des consignes, tu ne reverras jamais ton lardon. Pigé ?

 

– Comment tu m’as trouvée ?

 

– C’était facile : Amanda est quelqu’un de très organisée. Elle garde toutes ses adresses dans un joli répertoire à côté de son téléphone. La tienne est même écrite en rouge…

– Salaud ! Tu ne lui as pas fait de mal ? !

 

– Non, on n’a même pas eu besoin de la secouer. Juste de lui faire croire que sa nièce qui

parle à peine français, tu te rappelles, la petite Montse qui venait en vacances chez elle, était en rade à la gare de Montpellier. C’est facile de se faire passer pour le service d’accueil de la SCNCF. Et vaillante comme elle est, ta petite vieille, elle a mis une demi-heure pour arriver à la gare et plus d’une heure pour essayer de trouver sa nièce qui n’était pas là avant d’enfin l’appeler à San Feliu pour se rendre compte qu’elle n’était jamais partie. Avec ça, on a largement eu le temps de passer chez elle pour retrouver ton adresse.

 

Après ce coup de fil, Jo envoya Dieudonné acheter quelques biscuits, des fruits et de l’eau minérale. Quand il arriva, ils posèrent le tout sur une table basse dans la chambre où je me trouvais. Ils m’obligèrent à passer aux toilettes en insistant pour que j’y reste le temps nécessaire pour faire mes besoins précisant qu’après, je n’aurais plus la possibilité de sortir de la chambre jusqu’au matin.

 

Dix minutes plus, tard, j’étais enfermé dans la chambre. Pendant quelques instants, j’entendis le bruit d’une conversation entre Jo et son comparse sans toutefois pouvoir en saisir le sens. La porte d’entrée se referma et ce fut le silence. Ils devaient être sortis.

Je réfléchis à toute vitesse en me disant que ce départ était peut-être la seule chance de m’en sortir sans aide extérieure. J’avais treize ans et n’allais pas pleurer sur mon sort comme un bébé. Quelques années de scoutisme, sans compter la période de frasques commises avec ma bande de quartier à Bulle, m’avaient appris la débrouillardise.

 

J’appris plus tard qu’au moment même où je gambergeais sur mes chances d’évasion, Mamounette réussissait à convaincre Paolo de ne pas appeler la police mais de l’accompagner à Berne une fois qu’elle aurait vidé le compte qu’elle avait ouvert pour moi avec le contenu de la mallette de Jo subtilisée à Montpellier quelques années plus tôt.

 

Pour ma part, la sortie de ma prison fut presque un jeu d’enfant. Mes copains Alban et Ruben étaient des experts pour crocheter des serrures avec un bout de fil de fer. Nous avions pratiqué cette technique dans les caves inoccupées des immeubles de notre quartier dont nous avions fait des repaires secrets lors de nos jeux d’enfants.

 

Démonter un cintre de la penderie ne me prit que quelques secondes et il ne me fallut guère plus de deux minutes pour crocheter la porte de la chambre. La porte d’entrée dotée d’une petite serrure de sécurité, était d’un autre acabit et je dus vite admettre que je n’en viendrais pas à bout. Le séjour était doté d’un balcon contigu à celui du même étage de l’immeuble voisin. Je l’enjambai facilement avec toutefois une petite pensée pour Mamounette qui m’aurait passé le savon de ma vie à me voir faire

ainsi le singe à l’extérieur d’un troisième étage.

 

J’égratignai donc les géraniums des voisins et pris pied sur leur balcon. La porte du séjour était ouverte. J’entrai à pas de loups. Une dame s’affairait dans la cuisine en écoutant la radio. Je rejoignis la porte d’entrée, fermée mais avec les clés dans la serrure. Je tournai la clé avec d’infinies précautions, en retenant mon souffle puis m’engouffrai dans la cage d’escalier.

 

 

Arrivé à la porte d’entrée de l’immeuble, j’eus le réflexe salvateur de jeter un coup d’œil dehors et vis avec effroi Jo et son complice qui entraient dans le bâtiment contigu. Je remontai quatre à quatre les escaliers et décidai de demander de l’aide à la brave dame dont j’avais utilisé l’appartement pour m’enfuir. Je sonnai le cœur battant. Elle ouvrit. Je lui demandai si elle parlait français. Elle me répondit par l’affirmative avec un accent bernois à couper au couteau. Je lui débitai mon histoire à toute vitesse. Greta, c’était son prénom, ne perdit pas le nord et comprit très vite la situation. Elle me prit par la main et nous gravîmes quatre à quatre deux étages. Elle sonna et entra sans attendre. Un vieux monsieur était installé devant un chevalet et peignait. Elle lui expliqua la situation en suisse-allemand puis me dit simplement de rester avec lui. Elle redescendit ensuite précipitamment chez elle.

Le monsieur m’expliqua dans un français un rien plus fluide que sa voisine que mes ravisseurs allaient vite comprendre par où je m’étais enfui et qu’il y avait un gros risque qu’ils viennent vérifier.

Effectivement, et je l’appris un peu plus tard, ils étaient venus sonner chez Greta prétextant avoir perdu un chat qui s’était enfui par le balcon. Elle les fit entrer et les laissa chercher dans tout l’appartement. Elle leur suggéra qu’il était peut-être sorti par la porte d’entrée qu’elle dit avoir laissé ouverte un moment pour aérer et débarrasser le logement des odeurs de cuisine. Ils se précipitèrent alors vers la sortie sans avoir pris le temps de la remercier ni même de prendre congé. Par la fenêtre, elle les vit courir dans la rue puis revenir vers l’entrée du garage souterrain dont ils sortirent quelques secondes plus tard en faisant crisser les pneus de leur véhicule.

 

Je demandai immédiatement au copain de Greta de pouvoir téléphoner à ma mère. Il acquiesça mais m’expliqua qu’il serait peut-être mieux d’appeler d’abord la police, ce qu’il fit sur le champ. Il parla brièvement, raccrocha, me tendit le combiné et sortit s’enquérir de l’état de sa voisine qui avait eu son comptant d’émotions.

 

J’atteignis Mamounette et lui expliquai la situation. Elle me fit promettre de me faire accompagner au poste de police le plus proche, de n’en plus bouger puis de la rappeler.

Je ne voulais pas imposer un trajet en ville à Greta et son voisin et leur demandai de m’expliquer comment atteindre mon but. Greta refusa de me laisser sortir et se tourna l’air inquiet vers son voisin. Ce dernier la rassura en lui expliquant que les policiers seraient là dans quelques minutes et que je n’aurai qu’à les accompagner.

Effectivement, quelques minutes plus tard, deux gendarmes en uniformes sonnaient à la porte. S’ensuivit un bref dialogue en « Schyzerdütsch » dont je ne pigeai que dalle mais dont le résultat fut que l’un des deux pandores me pria, avec le même accent que cette chère Greta, de l’accompagner. Je collai deux grosses bises sur les joues parcheminées de l’aïeule, serrai la main du vieux monsieur et suivis les policiers.

 

Mamounette et Paolo débarquèrent au poste de police moins d’une heure après mon arrivée. Je les attendais, calé dans un fauteuil près de l’accueil, en feuilletant des magazines, la plupart en allemand. Je m’efforçai d’utiliser à bon escient les rudiments de cette langue nationale que mes profs s’évertuaient à m’inculquer depuis quelques années.

 

Les policiers nous conseillèrent de ne pas rentrer immédiatement chez nous, du moins pas avant qu’ils n’aient averti leurs confrères fribourgeois ou qu’ils ne mettent la main sur les deux malfrats.

 

Paolo nous proposa de faire un crochet par Morat, cette bourgade médiévale fribourgeoise mais germanophone, sise au bord du lac du même nom, et célèbre pour sa vieille ville, ses remparts, ses arcades commerçantes semblables à celles de Berne mais ne bordant qu’une modeste grand–rue. Je me rappelai aussi, résidu de mes cours d’histoire, que c’était là que les confédérées avaient mis la pâtée à Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, en 1476.

Nous prîmes donc un hôtel avec vue sur le lac. Pour moi, tout était nouveau : la vue, la ville mais surtout l’hôtel : il était en tout point semblable à ce que j’imaginais quand ces lieux d’habitat payants et temporaires étaient évoquées dans mes lectures. Je me rappelle avoir dormi comme une souche après un souper qui m’apparut comme un festin de luxe tout comme le buffet du petit-déjeûner.

 

Nous apprîmes le lendemain, par un coup de fil des policiers bernois, que Dieudonné s’était fait prendre la main dans le sac en tentant d’ouvrir la consigne. Il n’avait pas opposé de résistance mais refusait de parler et l’on ignorait où se trouvait Jo.

 

– Eh bé. Isidore, j’ignorais que ta vie eût été à ce point mouvementée. Finalement, tu ne t’en sors pas si mal compte tenu de ce que tu as vécu…

 

– Tu ne crois pas si bien dire. Attends la suite plutôt.

 

– Je suis tout ouïe.

 

Le vie devait donc normalement reprendre son cours normal, n’était-ce la menace que faisait planer sur nous le fait que Jo demeurait insaisissable. Au bout d’une semaine, persuadés que Jo devait avoir filé en France dont les autorités judiciaires avaient été dûment informées, les policiers relâchèrent

leur surveillance devant notre domicile.

 

Je repris donc l’école et ma mère son travail. Paolo fit de même. Tout semblait se dérouler pour le mieux et les souvenirs traumatisants de mon enlèvement commençaient à s’estomper. Et c’est à cette période que je vécus l’une des pires journées de ma vie.

 

– Parce que tu n’en n’avais pas eu assez ?

 

– J’aurais de loin préféré que ma besace à mauvais souvenir ne se remplisse pas encore. Mais ainsi est la vie : elle ne fait pas de cadeau et j’avais appris à la prendre au jour le jour. Il devait donc être écrit dans le grand livre des destins que mon pensum n’était pas achevé.

 

Le scénario se répétait : ce jour-là, en raison de travaux à la salle de gymnastique, nous n’avions pas eu de leçon d’éducation physique et avions été libérés deux heures plus tôt. En me dépêchant, j’avais réussi à attraper le seul bus du début d’après-midi. Malgré les sollicitations de plusieurs camarades, j’évitais en général de traîner en ville, sachant que ce genre de promenade oisive ne rendrait service ni à mon argent de poche ni à mes relations de confiance avec ma mère.

 

En arrivant à la maison, je sentis tout de suite que quelque chose clochait. La porte d’entrée était

grande ouverte alors que Mamounette devait être à Bulle et que Paolo, qui rentrait manger à midi, devait être reparti au travail depuis plus d’une heure. J’entrai précipitamment et découvris presque immédiatement, dans la grande cuisine qui faisait aussi office de séjour, Paolo sur le sol, immobile, la poitrine ensanglantée. Il était inconscient mais respirait encore. Une tâche de sang semblait s’agrandir à ses flancs sur le carrelage. Je me précipitai vers lui en étouffant un cri. Je voulus courir à l’extérieur pour appeler au secours quand j’entendis des pas à l’étage, provenant de la chambre au-dessus, celle de ma mère et de Paolo. Plutôt que de me risquer à découvert dans le couloir d’entrée, je soulevai la trappe qui menait à la cave et la refermai sans pouvoir éviter le bruit qu’elle fit en se refermant. Je connaissais une cachette : un espace derrière le cellier. C’était étroit, coincé entre les bouteilles et le mur de pierres mais peu repérable de l’entrée de la cave.

Je m’y glissai et m’accroupis, retenant mon souffle, m’imaginant invisible.

 

Au-dessus de moi, j’entendis des pas qui descendaient rapidement les escaliers puis pénétraient dans la cuisine. La trappe s’ouvrit et j’entendis la voix de Jo qui disait :

 

– Inutile de te cacher, je sais que tu es là !

 

Il n’avait pas fini sa phrase que je perçus plusieurs autres pas, à l’entrée de la maison. Jo laissa retomber la trappe. Une voix cria :

– Posez votre arme ! Mettez les mains sur la tête !

 

Il y eut ensuite une série de coups de feu, un bruit de chute, un long silence et des bruits de pas et de conversation. Je n’osai toujours pas bouger. La trappe s’ouvrit enfin.

 

– C’est la police, s’il y a quelqu’un, sortez de là les mains sur la tête. Nous allons descendre.

 

Je hurlai, « ne tirez pas » et sortis de ma cachette en sanglotant. Un policier me prit par la main et m’entraîna dehors. En passant, j’aperçus plusieurs personnes en uniformes qui s’affairaient dans la pièce. Je reconnus Jo qui gisait, recroquevillé en chien de fusil, sur le sol. Il avait les yeux grands ouverts. C’était la première fois que je voyais un mort.

Par la suite j’appris que nos voisins les plus proches avaient entendu un coup de feu et aperçu une voiture inconnue à plaques françaises parquée derrière notre maison. Ils avaient immédiatement appelé la police peu avant que je ne parvienne chez nous.

 

Les policiers me demandèrent si j’avais un endroit où aller. Je leur indiquai l’adresse des Geinoz, les parents de Xavier. Celui-là n’était pas encore rentré, sa classe n’ayant pas la leçon d’éducation physique en même temps que la nôtre. Il devait donc prendre le bus aux horaires habituels.

Sa mère me fit parler, sans m’interrompre, se contentant de me relancer par de petits mouvements de tête et quelques questions. Elle me dit que Paolo avait été emmené à l’hôpital mais ne put me donner plus d’informations. Une fois que j’eus déversé toute l’horreur que je venais de vivre, elle m’emmena dans la chambre d’amis, ferma les volets et me dit d’essayer de m’endormir, ce que je fis presque instantanément.

 

J’émergeai d’un sommeil agité plusieurs heures plus tard. Il faisait déjà nuit. Je me levai et retrouvai Xavier, ses parents et ma mère attablés à la cuisine. Ma mère me dit qu’elle venait d’arriver de l’hôpital. Paolo allait s’en sortir : le pronostic vital n’était plus engagé mais on ignorait quelles seraient précisément les séquelles de ses blessures. Apparemment, il avait surpris Jo dans la maison et ce dernier lui avait tiré dessus, le laissant pour mort. Jo devait penser que Mamounette gardait son argent à domicile et en liquide. Quand la police était intervenue, il avait tiré et les forces de l’ordre avaient riposté, le blessant mortellement.

 

( à suivre)

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