Créé le: 20.09.2018
1730 0 1
Isidro chapitre 05/ De Montpellier à Bulle

Roman

a a a

© 2018-2024 Hervé Mosquit

suite du feuilleton “Isidro”
Reprendre la lecture

Isidro chapitre 5

Je me rappelle très bien qu’arrivé à ce stade, sa voix ne tremblait plus mais Isidore avait interrompu sa lecture. Il avait l’air perdu dans ses pensées et ne soufflait mot. J’avais hésité à le questionner mais il avait repris la parole après quelques instants, la voix plus ferme, d’un ton neutre dont il avait expurgé toutes les émotions négatives et surtout ce gros nœud dans la gorge qui donne aux paroles ce caractère tremblotant et fragile.

 

– Dix ans ! pendant dix ans elle n’a plus rien écrit. Elle n’a repris son journal que lorsque je finissais le lycée ! Juste avant mon bac ! Tu te rends compte ?! Et encore, elle ne l’a fait que très épisodiquement. Je ne vais pas te lire la suite. Mieux vaut que je te la raconte si vraiment tu y tiens. Je ferai un mélange de ce qu’elle écrivait et de mes souvenirs.

 

– Oui je vois. Donc, toi, tu te souviens assez bien de cette période ?

 

– On peut le dire mais je ne sais pas si finalement, c’est vraiment une bonne chose.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que les souvenirs se partagent en deux catégories : ceux qui te construisent, qui te remplissent d’images heureuses et d’un bonheur que tu voudrais toujours retrouver et les autres, ceux qui te laissent surtout des peurs et des manques.

– Et ton bilan d’adulte, tu le décrirais comment ?

 

– Je ne sais pas trop. En fait, les deux catégories doivent s’équilibrer. Mais normalement, me semble-t-il, les réminiscences heureuses devraient être la norme pour la majorité des gens.

 

– Tu me racontes alors ?

 

– Raconter quoi ?

 

– Eh bien ta vie, ces années pendant lesquelles ta mère n’a presque rien écrit.

 

– Pourquoi ? finalement, ça sert à quoi ?

 

– A consolider les bons souvenirs et à exorciser les mauvais. Accessoirement, tu es mon ami et savoir ce que tu as vécu m’aide à l’être de la manière la plus adéquate possible.

 

– Ok ! Si tu as le temps, je veux bien me lancer. Mais d’abord sers-moi un café et ouvre aussi la bouteille que je t’ai apportée.

Je m’étais exécuté et l’avais servi. Puis, je l’avais écouté. Il avait parlé longtemps, jusque vers minuit si mes souvenirs sont bons. Je ne l’interrompis que rarement par de brèves questions. Je me souviens de tout, même du ton, des sanglots étouffés, des hésitations, des silences, des rires aussi qui parsemaient son récit.

 

De sa petite enfance, Isidro n’en n’avait que quelques images fugaces : le trajet en avion depuis le Panama où il se souvenait de la mer vue par les hublots, puis de l’arrivée à Paris où la surprise le disputait à l’effroi face à l’agitation de cette grande ville, ses métros, son trafic. Il se rappelait très bien de son arrivée à Anduze en été, du calme et de la fraîcheur régnant dans la maison de ses grands-parents et de la chaleur extérieure qui avait permis une transition douce entre le climat du Panama et la France.

 

De Montpellier, il se rappelle surtout Amanda, qu’il considérait comme sa deuxième maman. Cette femme douce, aimante et patiente faisait définitivement partie des bons souvenirs. C’est elle qui le consolait quand ses petits camarades de maternelle l’appelaient le « chinois arabe » en raison de ses cheveux bouclés, de son teint sombre et mat, de ses yeux bridés, témoins d’un métissage qui puisait ses racines chez les colons espagnols, les esclaves noirs et les Amérindiens. C’est toujours chez Amanda qu’il se réfugiait quand Jo débarquait, criait et frappait sa mère ou que ses petits voisins, plus âgés, le raillaient affirmant qu’il était le fils de la pute à Jo.

Il évoqua aussi les plages de Palavas et du Grau-du-Roi, les baignades, les courses folles sur cette petite frange de sable mouillé où les pieds tapent le sol sans se salir avec un bruit de gifle, les après-midis passés à bâtir des châteaux sitôt démolis par les vagues.

 

Arrivé en Suisse en hiver, ce qu’il avait frappé en arrivant ici, ce fut le froid. Jamais de sa vie il n’avait eu aussi froid. L’achat d’habits chauds et l’intérêt ludique porté à cette neige qu’il découvrait avaient quelque peu atténué cette impression d’avoir débarqué à côté du Pôle Nord dont on parlait dans les contes entendus en maternelle.

 

Ils habitaient à Bulle, une bourgade d’alors onze à douze milles habitants, dans un appartement de trois pièces, au premier étage d’une maison familiale datant des années cinquante. Les propriétaires, un couple âgé, habitaient le rez-de chaussée.

 

D’école, il n’en fut pas question tout de suite : le système scolaire, en Suisse, est du ressort des cantons et dans celui de Fribourg, on ne commençait à cette époque l’école enfantine qu’à six ans. Avant cet âge, les parents avaient recours à des crèches ou des garderies, certes subventionnées, mais privées dont le prix était adapté aux revenus des parents.

. Il se retrouva donc dans une crèche privée en compagnie d’enfants de son âge, suisses du crû, petits portugais ou kosovars mais qui tous, parlaient le français avec cet accent particulier, à la fois lent et chantant, où les mots semblent peiner à éclore, parfois mangés par une contraction, parfois trainant sur les finales, plus particulièrement sur les nasales. Il se fit assez vite l’oreille et apprivoisa sans trop de problème ce parler très éloigné du staccato pointu des parisiens ressenti comme prétentieux et qui donne à leurs interlocuteurs cette impression de ne pas faire partie du peuple élu. L’accent des helvètes francophones s’éloignait toutefois presque autant du sien, ce langage mélodieux du midi où l’on détache chaque syllabe et l’on ajoute comme une révérence à la fin des mots.

 

Isidro ne gardait de cette époque que quelques bribes de souvenirs : les jeux dans le jardin de la garderie, les sorties en forêt, les prénoms de quelques camarades. Mélanie se plaisait à son travail de réceptionniste : ce n’était certes pas là une manière de faire fortune mais le salaire, modeste, leur permettait de vivre décemment et même de se payer parfois un voyage jusqu’à Montpellier pour retrouver Amanda.

 

Lors d’un retour estival, ils virent avec effroi Jo sonner à la porte d’Amanda. Si cette dernière n’avait pas eu la présence d’esprit d’appeler immédiatement la police, Dieu seul sait comment ce serait terminée cette irruption d’un passé qu’ils voulaient oublier. Jo eut à peine le temps de hurler et de

vociférer avant que la police n’arrive et l’embarque illico. Après cet incident, ils renoncèrent aux voyages dans le midi et Mélanie préféra payer le voyage d’Amanda vers la Suisse que de risquer de se retrouver dans cette situation.

 

Elle travailla à l’hôtel jusqu’à l’entrée d’Isidro à l’école primaire. La même année, l’hôtel ferma ses portes et Mélanie se retrouva au chômage. Pour couronner le tout, la propriétaire de leur logement mourut et son mari préféra partir habiter chez l’une de ses filles. La maison fut léguée aux enfants puis vendue par la hoirie. La mère d’Isidro dut se mettre simultanément en quête d’un nouvel emploi et d’un autre appartement en l’espace de deux mois.

 

Un poste de professeur de français et d’anglais était au concours pour la prochaine rentrée scolaire dans le collège de la ville. Mélanie postula et l’obtint. Il restait six mois avant la rentrée scolaire et elle décrocha un intérim de vendeuse dans une boutique de vêtements, jusqu’à fin juillet.

 

Ces deux engagements confirmés, elle se mit en quête d’un logement et ne tarda pas à trouver un trois pièces dans un immeuble proche du centre ville, pour autant qu’on puisse parler de centre-ville dans une bourgade d’à peine douze mille âmes.

L’immeuble, constitué d’une douzaine d’appartements, représentait un véritable microcosme de société, focalisé cependant sur ce que d’aucuns nommeraient les classes laborieuses. Les bobos de service et même de gauche parleraient d’un espace doté d’une riche diversité culturelle, sur lequel ils se contenteraient de gloser mais où ils n’auraient certainement jamais posé leurs pénates.

 

Mélanie et Isidro s’accommodèrent assez vite de ce lieu qui leur apporta autant d’amis, de joies et de partage que de conflits et d’emmerdements.

 

– Je me rappelle très bien, reprit Isidore, de mon premier jour d’école.

 

– Pour un instit, ça me semble plutôt banal.

 

– Oh que non ! je t’assure que ce ne l’était pas.

 

– Ah bon ? allez, raconte !

 

Ma mère, ponctuelle, organisée et prévoyante comme elle l’était, avait tout préparé au millimètre : mes habits, mon sac d’école avec tout le matériel demandé : plumier, crayons gris, crayons de couleur, gomme, règle, taille-crayon et j’en passe. Tout était déjà prêt au départ, la veille au soir, et trônait sur une chaise de la cuisine. C’est un peu comme si ce matériel et ces effets avaient pris place dans les

« starting-blocks » de cette grande course du début de la vie que constitue la scolarité.

 

Mais figure-toi que ce jour-là, le seul probablement depuis des mois, peut-être des années, ma Mamounette était restée endormie, ayant eu la malencontreuse idée, la veille, d’échanger son antique réveil mécanique contre un radio-réveil qui n’afficherait plus, selon elle, les retards fantaisistes et aléatoires dont était coutumière cette breloque mécanique ramenée du midi.

Simplement, le dernier achat de Mamounette fonctionnait à l’électricité et ne pouvait déployer tous ses bienfaits si l’on débranchait la prise. Ayant eu besoin de ladite prise pour son sèche-cheveux, elle oublia d’y rebrancher le radio-réveil. Cet oubli fut fatal à la ponctualité maternelle désirée…

 

Ce fut donc avec quinze minutes de retard que nous atteignîmes la porte de l’école. La cour était vide et ma chère mère dut se renseigner auprès du concierge pour savoir où se trouvait ma classe. J’avais honte, elle encore plus. Nous frappâmes timidement quelques coups contre la porte de la classe après avoir accroché ma veste au crochet surmonté de mon prénom. Le rouge au front, Mélanie tenta quelques mots d’excuses mais elle reçut en retour un grand sourire de ma première institutrice, prénommée Adélaïde. Cette dernière, une dame dans la quarantaine, plaisamment enveloppée comme disent les anglais, affichait un visage jovial et rassurant. Par la suite, je me rendis compte que sa gentillesse et sa patience, jamais démenties durant mes deux premières années de primaire, étaient

à la mesure de son embonpoint. Ce fut donc Adélaïde qui prononça les mots d’excuses que cherchait Mélanie en l’assurant que ces premiers retards étaient chose fréquente et on ne peut plus banale. Elle prit congé de ma mère en l’assurant qu’elle n’avait rien à se reprocher.

 

Maman put donc s’en aller à son travail rassurée et je pus m’immerger dans ce monde de l’école des « grands » que je n’avais côtoyé jusqu’alors, que de loin, prudemment, en cours de récréation.

 

Après quelques semaines, je faisais le trajet de l’école sans ma mère mais accompagnée de quatre enfants de l’immeuble dont deux de mon âge et deux plus grands qui devaient avoir une dizaine d’années. Il y avait là Ruben, fils d’un grutier portugais et d’une maman fribourgeoise ; Alban dont les parents étaient kosovars et travaillaient tous les deux dans un supermarché de la place. Ces deux-là affichaient deux années de vie et d’expérience supplémentaires et nous avions une admiration sans bornes pour ces deux grands qui devinrent très vite les leaders de notre petite troupe. Les deux camarades de mon âge avaient pour noms Slobodan, serbe d’origine qui vivait avec sa mère veuve et pharmacienne et Erwann, un gruyérien pure souche dont le papa exerçait le métier fascinant de conducteur de locomotive. Aucune fille à l’horizon dans cette petite troupe, ces dernières, issues d’autres familles de l’immeuble, étaient par hasard plus âgées et fréquentaient déjà les classes du Cycle d’Orientation ( les 3 dernières années de scolarité obligatoire correspondant aux années « collège » en France).

Le trajet vers l’école ne prenait que dix à quinze minutes à tout casser en marchant d’un bon pas. Mais marcher d’un bon pas ne faisait pas forcément partie de nos plans. Le chemin de l’école constituait un espace de liberté et une aventure dont nous craignions en permanence d’en être privés par ces bouffées d’amour maternel, à nos yeux incongrues, qui poussaient les mères à attendre leur rejeton à la sortie de l’école ou pire, par ces rendez-vous chez le dentiste ou le médecin que les parents, à croire que c’en était un complot, fixaient systématiquement entre 16 et 17 heures !

 

Alban et Ruben faisaient figure, aux yeux des autres parents et pour la plus grande fierté des leurs, de grands garçons raisonnables, polis et serviables qui prenaient en charge les trois petits pour leur apprendre la prudence et les bons comportements. Certes, ils nous ont appris à traverser la route, à ne pas accepter de parler à des inconnus et encore moins à accepter des bonbons qui seraient certainement empoisonnés ou à ne pas monter dans des voitures qui nous conduiraient certainement vers un bagne pour enfants ou la mort certaine dans des pays lointains.

 

Ce que les parents ignoraient, c’est qu’ils nous ont aussi donné le goût de l’aventure, de l’imaginaire et de l’interdit. Nous partions vers l’école, et surtout en revenions, nantis d’une quantité de missions que leur imagination sans bornes leur faisait inventer. Nous étions des soldats en territoire hostile où les passants devenaient des ennemis à espionner, les voitures des engins de guerre à stopper et les immeubles des repaires de bandits à mettre hors d’état de nuire, ou pour le moins, à débusquer.

C’est ainsi que nous apprîmes à filer des inconnus, à les bousculer pour qu’ils mettent le pied dans une crotte de chien repérée le matin même ; à mettre des morceaux de patates dans les pots d’échappement ; à sonner à pleines paumes sur les sonnettes d’un immeuble avant de crier ensuite dans l’interphone et de prendre la poudre d’escampette pour nous retrouver hilares et hors d’haleine quelques dizaines de mètres plus loin.

 

Les plus beaux jours de la semaine étaient les mercredis après-midis et les samedis où notre petite bande disposait d’un temps largement plus confortable pour nos aventures qui nous amenaient aussi à la forêt de Bouleyres, toute proche de la ville, quand les rues ne nous suffisaient plus et que nous avions besoin de nouveaux territoires à explorer, à conquérir et à défendre. Parfois, les jours de pluie, de neige et de froid déclenchant des interdictions parentales de sortie, nous nous retrouvions les uns chez les autres, mais moins chez moi puisque nous n’avions pas la télévision. En effet, nous passions ces moments à nous délecter de Tom Sawyer, des chevaliers du Zodiac et autres héros des dessins animés que nous consommions sur les TV familiales avec, en prime, le goûter offert par la maman du jour. Chez moi, les copains venaient pour jouer au Monopoly ou construire des cabanes de toiles dans ma chambre et le salon qui se transformaient ainsi en campements d’explorateurs ou d’aventuriers chercheurs d’or.

Inévitablement, il arrivait parfois que des parents aient vent de nos bêtises, lâchement dénoncées par des voisins victimes de nos coups de sonnettes ou de nos « patates à réaction » déposées par nos soins

dans leurs pots d’échappement. Les sanctions tombaient alors sous formes de baffes ou de fessées distribuées sans avarice et équitablement à toute la bande, le tout assorti d’une interdiction de sortie, ou de télé, pour quelques jours.

 

Ma mère avait une vision assez personnelle et saine de l’éducation. Jamais elle ne m’a privé de sa présence ou de nos activités communes en raison d’une bêtise que j’avais faite. Elle professait que tous les actes que nous posons ont des conséquences et que nous devions les assumer. Ainsi, si des copains, des voisins ou des inconnus se trouvaient lésés par mes comportements, ce qui est arrivé plus d’une fois avec le coup des sonnettes, des patates ou des boules de neiges prenant pour cibles les balcons des voisins, je devais m’excuser, éventuellement réparer, quitte à passer un samedi après-midi à faire le ménage chez la vieille dame du troisième. Comme les autres parents, mais avec une main beaucoup moins leste, il lui arrivait, toutefois avec parcimonie, de me distribuer quelques fessées, méritées parfois je dois le reconnaître.

 

L’école restait pour elle le domaine des enseignants et ma mère n’y serait intervenue que si j’y avais été battu, insulté ou humilié par des adultes. Autrement, elle n’y intervenait pas. L’école avait ses propres règles, différentes de la maison, et je devais les respecter. Les méthodes utilisées, les notes, le programme, tout cela ne la concernait pas et elle faisait confiance aux professionnels. Et même si d’aucuns présentaient de larges failles ou pire des défaillances avérées, ce n’était pas à ma mère d’intervenir : « il y a des inspecteurs scolaires pour ça », se contentait-elle de dire et ajoutait que,

cerise sur le gâteau, le fait d’être avec des enseignants que je n’aimais pas, m’apprenait la vie en m’apprenant à travailler pour moi, pour m’enrichir de connaissances, pour aiguiser mon raisonnement et ma curiosité et pas pour faire plaisir aux adultes. Elle considérait d’un regard amusé et empreint de pitié l’interventionnisme et la quérulence de certains parents persuadés d’avoir engendré la huitième merveille du monde dont l’intelligence phénoménale était contrariée par ces petits instituteurs sans envergure qui refusaient de porter aux nues leur rejeton, chef-d’œuvre de leur vie, et de le considérer autrement que comme tous les autres élèves, bien plus médiocres et quantité négligeable aux yeux de ces parents encombrants et inadéquats.

 

C’est ainsi que je traversai mes trois premières années du primaire, indifférent aux drames qui secouaient le monde, à ces guerres dont on parlait au téléjournal et que les grands commentaient en cour de récréation. Notre petite bande, toujours chapeauté par Alban et Ruben, s’était inscrite en bloc aux scouts de la paroisse dont les chefs, en quête d’effectifs, n’avaient pas été trop regardants sur cette petite équipe de mécréants, baptisés pour certains, musulmans pour d’autres ou enfants d’athées convaincus pour le reste. La solidarité, les sorties en forêt, les jeux de piste, l’esprit de groupe, la débrouillardise encouragée, tout cela nous enthousiasmait. Ces activités du samedi après-midi comblaient largement notre besoin de bouger et notre soif d’aventures tout en restreignant, sans l’éliminer complètement, notre panoplie de farces et d’expériences farfelues dont les voisins du quartier continuaient épisodiquement à faire les frais. Nous participions en groupe à la tradition

qui consistait à chanter en échange de friandises et de petits sous. Cette coutume qui remontait à la nuit des temps était destinée, à l’origine, à financer le cadeau de la fête des mères.

 

– Toi qui es implanté dans ce coin de pays depuis belle lurette, tu pourrais peut-être me le confirmer, mais à ma connaissance, elle n’existe que dans le canton de Fribourg ?

 

– Tu as raison, je n’ai jamais vu cela ailleurs. Cela m’a d’ailleurs toujours amusé de voir les adultes défilant à la manifestation syndicale à Fribourg pour réclamer plus de salaire et de justice sociale alors qu’à la maison, leurs enfants se répandaient dans les villes et villages du canton et gagnaient leur plus beau salaire d’enfants en chantant.

 

– Donc, c’est bien ce que je pensais et je continue…

 

Pour nous faire mousser, chacun s’inventait des héros familiaux hors du commun : Slobodan et Alban, indifférents aux sentiments nationalistes de leurs grands-parents respectifs, s’étaient inventé des oncles sans peur et sans reproches qui sauvaient la veuve et l’orphelin des griffes des méchants miliciens qui pourrissaient leur ex-Yougoslavie d’une guerre civile cruelle et inutile. Le père d’ Erwann aurait conduit des locomotives du transsibérien, prêté pour une courte période par les Chemins de Fers Fédéraux helvétiques à leurs homologues russes. Le père de Ruben aurait manié au port de

Lisbonne des grues bien plus hautes que notre immeuble alors que ma mère m’avait adopté à la mort de mon père biologique, un grand chef amérindien, tué lors d’un combat contre une autre tribu et qui m’avait légué sa peau cuivrée et ses yeux en amandes. Aucun de nous ne mettait en doute la parole de nos camarades et c’est auréolés de nos gloires familiales que nous assurions la cohésion de notre bande contre les autres groupes de gamins de la ville.

 

Bref, ces années restent marquées par l’insouciance et le bonheur.

 

(à suivre)

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire