Créé le: 16.09.2018
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Isidro chapitre 04/ Journal de Mélanie

Roman

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© 2018-2024 Hervé Mosquit

Et voilà la suite. Je voulais m'en tenir à un jour précis de publication, chaque semaine, mais mon emploi du temps rend cette régularité difficile. Je vous promets simplement un chapitre par semaine. Le jour, ce sera un peu plus aléatoire... Merci de votre compréhension
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Isidro chapitre 4

Panama Ciudad , même époque, extrait du journal de Mélanie

 

Voilà environ un mois qu’Inès m’a confié son passé. Elle semble se plaire chez nous mais ses parents lui manquent ainsi que les amies de son village dont elle n’a évidemment plus de nouvelles. Elle n’ose pas encore prendre contact avec l’ami du vieux pêcheur Esteban qui travaille au golf, de peur que les narcos ne l’apprennent et la repèrent. Elle n’ose pas sortir faire des courses non plus et c’est une tâche, la seule peut-être, que nous assumons encore dans la tenue de notre ménage.

 

Elle a également tenu à rédiger une lettre dans laquelle elle exprime le souhait que nous adoptions son fils au cas où, comme on le dit pudiquement, il lui arriverait quelque chose. Je la remerciai pour sa confiance mais lui fis remarquer qu’il fallait peut-être une preuve de son identité ou un papier officiel pour accompagner sa demande. Elle m’affirma qu’elle n’avait plus aucun papier d’identité, que c’était mieux comme ça et que je pouvais comprendre, après ce qu’elle m’avait raconté. Elle me proposa de la prendre en photo, tenant sa lettre à la main pour en prouver son authenticité si besoin était. Elle ne voulait pas donner son nom de famille et disait que son prénom suffisait entièrement.

 

Inès s’acquitte de son travail ménager au-delà de ce que nous attendions d’elle : notre logement est d’une propreté étincelante jamais atteinte auparavant et les repas sont parfaits : elle alterne habilement ses propres habitudes culinaires avec des mets plus européens que je lui ai appris à apprêter.  Elle sait aussi tirer profit de tous les restes : rien ne se perd ! Au début, nous avons du

insister pour qu’elle prenne ses repas avec nous.

Le petit a déjà fait son trou et connaît les moindres recoins de la maison. Je lui ai appris quelques mots de français qu’il répète à l’envi même s’ils ne sont pas appropriés aux situations dans lesquelles il les place. Ainsi, il utilise bonjour pour s’il vous plaît et nous fait rire aux larmes quand il demande, à table, par exemple du maïs, en disant « choclo bonjour », choclo signifiant maïs en quechua, une langue des Andes, région dont étaient issus ses grands- parents maternels.

 

Yannick et moi peinons à le quitter le matin et attendons avec impatience la fin des cours pour retrouver notre maison dans laquelle ce petit bonhomme apporte tant de vie et de joie. Quand nous rentrons, Inès nous le confie volontiers, arguant du soulagement de le voir lui lâcher les basques après s’être coltinée ses commentaires et ses frasques de bambin toute la sainte journée.

 

Nous n’avons pas les mêmes horaires de cours au lycée et jusqu’à l’arrivée d’Inès et d’Isidro, malgré la proximité de notre domicile, à environ 30 minutes de voiture, nous n’utilisions qu’un véhicule et restions au lycée pour préparer nos cours ou papoter avec les collègues. Depuis l’arrivée de la jeune femme et de son bambin, nous prenons désormais chacun une voiture afin, à la fois de rassurer Inès qui rechigne encore à rester seule trop longtemps et surtout de profiter au maximum de la présence de cet enfant qui illumine nos journées, et cela, même s’il nous rappelle quotidiennement que nous n’avons pas réussi encore à en tricoter un nous-mêmes.

Inès s’est décidée à prendre contact avec l’ami d’Esteban, le vieux marin qui les avait conduit au Panama. N’osant pas y aller toute seule, Yannick l’a accompagnée. Arrivés à l’adresse indiquée, ils y trouvèrent une femme dans la cinquantaine, qui disait survivre en faisant des ménages chez quelques usagers du golf et en recevant une petite aide financière de ses deux grands fils partis travailler, clandestinement pensait Yannick, aux Etats-Unis. Ils se présentèrent comme des amis d’un ami de son mari. Elle les invita à entrer et leur offrit un verre d’eau.

 

Son mari était décédé l’an passé, écrasé par un container alors qu’il louait ses services au port, le soir, après son travail d’entretien au golf. Colombienne comme Inès, elle s’enquit de la raison de sa présence au Panama, et qui plus est, accompagnée d’un gringo qui parlait l’espagnol avec un drôle d’accent. Mise en confiance et pleine d’empathie pour cette veuve, Inès raconta tout : de l’assassinat de son mari à son arrivée chez nous, omettant uniquement de mentionner les Lopez, son village et le nom du vieux pêcheur, ne sachant pas si la veuve le connaissait et surtout parce qu’Esteban lui avait fait promettre de ne mentionner son nom qu’à son ami, le mari décédé de leur hôtesse.

 

La femme écoutait avec intérêt, ponctuant la conversation d’interjections étonnées et de mimiques destinées à souligner la gravité de ce qu’elle entendait. Ils restèrent près d’une heure chez elle puis prirent congé non sans qu’Inès ne promette de revenir.

Yannick n’est pas rentré très satisfait de cette visite. Il n’arrêtait pas de me dire qu’Inès avait été imprudente de tout raconter ainsi à cette inconnue. Si les narcos lui en voulaient vraiment, ils pouvaient y mettre le prix. Après ses confidences, cette femme pourrait être tentée de monnayer ses informations même sans disposer d’un nom précis.

 

Six semaines ont passé depuis la visite d’Inès et de Yannick à la veuve. Depuis quelques jours, Inès me paraît moins enjouée, fatiguée, anxieuse. Elle fait montre de moins de patience à l’égard du petit. Isidro, dans ces moments-là, me colle aux basques et évite sa mère, ce que, naturellement, elle n’apprécie guère et me l’exprime par une froideur que je ne lui connaissais pas. Je suis inquiète mais Yannick relativise tout et me rassure en disant que c’est juste une mauvaise passe, un coup de cafard momentané du aux réminiscences des évènements dramatiques qu‘ Inès a vécus avant de nous rencontrer.

 

Yannick pense que ça ferait du bien à Inès d’entrer en contact avec ses parents. Le seul lien avec la Colombie étant la veuve qu’ils avaient rencontrée il y a de ça quelques semaines, il décida, malgré les risques évoqués au retour de leur première visite, de reprendre contact. Il voulait savoir si cette dame pouvait, en passant par ses proches restés au pays, entrer discrètement en contact avec les parents d’Inès. Je lui demandai de laisser Inès y aller seule .J’insistai même en lui disant qu’il s’impliquait trop. Il balaya mes doutes et mes craintes d’un revers de main, en souriant. La visite est prévue pour demain et il accompagnera Inès. Sa décision est sans appel. Il me rappelle que demain est un jour

qu’il n’ y a pas cours au lycée et que je pourrai m’occuper d’Isidro le temps de cet entretien.

 

La nuit est tombée. Cela fait bientôt cinq heures qu’ils sont partis. Nous avons mangé avec Isidro puis je l’ai couché après lui avoir raconté une histoire, ce qui prend toujours un certain temps, le garçon m’interrompant fréquemment pour me demander comment on dirait la même chose en français. Après, je me suis installée sur la terrasse avec un verre de vin dans la main et le téléphone posé sur la table basse. J’attends.

 

A vingt-deux heures trente, le téléphone sonne. Une voix inconnue s’annonce « sargente Garcia ». J’ai à peine le temps d’évoquer les épisodes de Zorro de mon enfance que le policier me demande si je suis bien Mme de la Bretèque. Je réponds par l’affirmative. Il m’informe que mon mari, accompagnée d’une inconnue, a eu un accident de la circulation.Un semi-remorque a percuté de plein fouet le véhicule dans lequel ils se trouvaient. Yannick et sa passagère ont été tués sur le coup. Le chauffeur du poids lourds s’est enfui juste après l’accident et aucun témoin n’a pu en donner une description utilisable. Les plaques du camion avaient été volées à une entreprise de la place et le camion à une autre.

 

Par la suite, tout n’a été qu’un tourbillon douloureux : j’ai démissionné de mon poste de professeure. Les parents de Yannick sont arrivés une semaine plus tard et leur présence m’a permis de tenir le coup. Ils offraient de nous accueillir chez eux, à Anduze, une bourgade aux portes des Cévennes où

ils se sont établis à leur retraite. Je voyais vaguement de quoi avait l’air cette localité dont j’avais visité la fameuse bambouseraie avec mes propres parents, il y avait bien longtemps.

 

J’ai fait faire des papiers provisoires auprès des autorités locales et à l’ambassade pour pouvoir emmener Isidro. La lettre d’Inès et la photo, m’ont été utiles pour que l’on me confie cet enfant considéré comme un orphelin sans identité. Et, heureusement pour moi, le fonctionnaire que j’ai rencontré ne semblait pas vraiment enclin à se lancer dans de grandes recherches d’identité dont l’issue était largement sujette à caution.

Je ferai les démarches pour l’adoption proprement dite une fois installée en France. Je suis donc restée pour régler les derniers détails administratifs, vendre la maison et liquider nos biens que je ne pouvais pas emporter.

 

Inès est enterrée dans un cimetière de Panama. Je ne savais même pas le nom de son village en Colombie, juste la région, et sans son nom de famille, impossible de faire des recherches et donc de rapatrier le corps.

 

J’ai fait faire une pierre tombale avec l’inscription : « Inès, maman d’Isidro, décédée trop jeune ».

Anduze, France, même époque

 

J’ai attendu trente jours avant de pouvoir écrire à nouveau dans ce journal.

 

Les parents de Yannick sont rentrés avec le même avion qui emportait le corps de mon compagnon, mon mari. Trois jours plus tard, c’était notre tour. Isidro réclamait beaucoup sa maman et demandait si nous allions retrouver Inès et Yannick en descendant de l’avion puisqu’ils étaient au ciel. Durant le trajet, j’ai puisé dans mes dernières ressources pour tenter de lui expliquer que sa maman et mon mari ne vivraient que dans nos souvenirs et que désormais nous ne serions plus que les deux.

 

Isidro est mon seul lien avec la vie, avec l’avenir. Sans lui, la perte de Yannick m’aurait anéantie et peut-être ne serais-je pas là pour confier ces quelques lignes à ce journal, commencé pour que nous le relisions ensemble dans nos vieux jours. Maintenant il ne me sert plus que de confident de papier et d’exutoire au cauchemar que je vis depuis la mort de Yannick et d’Inès.

 

Deux mois ont passé. Deux mois que nous sommes installés chez mes beaux-parents. Nous sommes fin octobre et j’appréhende la Toussaint. Les parents de Yannick, catholiques dans une région à majorité réformée, sont très pratiquants et je ne couperai pas à toutes les cérémonies d’usage y compris la longue visite en famille sur la tombe de Yannick, à Bézier, sa ville natale, où ses parents

voulaient qu’ils soit enterré. Je n’aime pas ces rites graves et larmoyants qui ne font que me rappeler son absence. Je sais qu’il n’aimait pas cela non plus. Je veux pouvoir le pleurer quand je veux, lui parler quand je veux, savoir qu’il me manque quand je veux. Cette démonstration obligatoire et rituelle du deuil ne fait que raviver ma douleur. J’ai de la peine à masquer ma mauvaise humeur et ne peux m’en ouvrir à mes beaux-parents qui ne comprendraient pas.

 

Nous avons été très bien accueillis mais leur sollicitude est parfois pesante. J’ai l’impression de retourner en enfance, du moins en adolescence avec des parents qui s’inquiètent pour tout en me bombardant de questions sur mon état de santé et mes états d’âme. Je ressens cette attitude comme du harcèlement et de l’intrusion dans ma sphère intime. Mais j’ai certainement tort tant tout cela dégouline de bons sentiments.

 

Ils n’ont pas voulu que je cherche tout de suite un travail et voulaient nous garder chez eux, nous protéger. Ils ont beaucoup de tendresse pour Isidro même s’ils affichent parfois une certaine irritation face à ce petit bout d’homme de quatre ans à peine. Ce dernier, débordant d’énergie, bavard à souhait et curieux de tout, laisse certaines pièces de la maison dans un état qui n’a guère à envier aux plaines du royaume franc dévastées par Attila et ses Huns. Ils me font bien comprendre que je ne sais pas y faire, qu’il serait temps de donner une éducation sérieuse à ce petit sauvageon tellement différent du petit-fils qu’ils avaient imaginé et que nous pas su, ou plutôt que nous n’avons pas eu le temps, de concevoir.

Je leur serai éternellement reconnaissante du soutien qu’ils m’ont apporté dans ces moments difficiles, mais j’étouffe un peu dans cette grande maison et cette vie faite de politesse extrême, de gentillesse inébranlable mais aussi d’allusions et de non-dits qui sont autant de jugements de valeurs sur ce qui leur apparaît comme une coupable et incurable légèreté. Je sens bien qu’ils me reprochent ce choix insensé d’avoir accueilli ce garçon et sa mère et d’avoir ainsi provoqué la mort de Yannick. Ils relèvent parfois mon incapacité, à leurs yeux, à faire face à la situation et à me comporter comme une mère responsable en donnant à cet enfant une éducation sévère et sécurisante. Mais d’habitude, tentai-je maintes fois de leur dire, le métier de parents s’apprend à deux et même dans cette situation, ça ne coule pas de source ! Devenir mère et veuve en même temps ne constitue pas forcément les meilleures circonstances pour se lancer sans souci dans une maternité joyeuse et assumée.

 

Mais j’aime ce petit et j’apprendrai ce métier de mère quoi qu’il m’en coûte. Pour cela, je pense de plus en plus qu’il faudra que nous volions de nos propres ailes, lui et moi, et qu’il faudra laisser à mes beaux-parents le seul rôle qui leur revient vraiment, celui de grands-parents que l’on visite mais avec qui l’on ne vit pas.

Montpellier

 

Plusieurs mois ont passé depuis ma dernière incursion dans ces pages et c’est à Montpellier, en ce mois d’août, bien au frais dans ma cuisine protégée de la chaleur par les murs épais d’une bâtisse médiévale, que je reprends la plume.

 

En effet, depuis mon arrivée en France, je me suis fait un point d’honneur à participer financièrement au ménage commun avec mes beaux-parents. S’ils ont toujours refusé que je paie un loyer, j’ai réussi néanmoins à leur faire accepter ma participation aux achats des produits de consommation courante. Il est vrai que je ne disposais que des économies que Yannick et moi, avec des salaires d’enseignants qui nous mettaient à l’abri de la richesse et de la pauvreté, avions réussi à faire au Panama en menant une vie la plus simple possible selon des standards français mais qui là-bas, était déjà un luxe.

 

Mais si je voulais atteindre une réelle autonomie financière sans manger toutes mes réserves, il était temps que je me remette au travail. J’ai donc écrit à l’Education Nationale et directement aux différentes académies qui m’intéressaient, surtout dans le midi pour garder Isidro à portée de ceux qu’il appelle maintenant Pépé et Mémé. « Aucun poste n’est à repourvoir mais nous ne manquerons de vous en informer si tel était le cas à l’avenir », Voici la formule, maintes fois répétée, que j’ai reçue en réponse à mes offres, tant dans le public qu’auprès des écoles privées.

Finalement, par le biais d’une jeune femme, enseignante dans un lycée de Montpellier, fille d’un couple d’amis de mes beaux-parents, j’ai appris qu’il existait une forte demande de répétiteurs privés de la part de bon nombre de parents nourrissant des craintes légitimes quant à l’issue du bac de leurs rejetons. J’ai donc contacté, CV à l’appui, la plupart des lycées de cette grande cité languedocienne, en leur demandant s’ils acceptaient de transmettre mes coordonnées aux parents intéressés. Les réponses ont dépassé mes espérances et m’ont permis d’entrevoir une réelle indépendance financière.

 

J’ai donc acheté une voiture qui permettra de rejoindre les domiciles de mes clients et d’amener Iisidro à la maternelle. Nous avons déménagé à Montpellier, il y a 15 jours à peine, dans un appartement assez vétuste mais assez spacieux, situé au cœur historique de la cité, à la rue du Gagne-Petit. Soit dit en passant, j’espère que le nom de la rue, s’il correspond assez à ma situation actuelle, soit plus un hasard qu’ une augure. Nous vivons donc là, à deux pas des rues piétonnes, du marché couvert et de l’église St-Roch.

 

Il me reste une quinzaine de jours avant la rentrée scolaire et je dois encore organiser mes horaires et la garde d’Isidro pendant mes absences au travail.

 

Voilà une année que Yannick s’en est allé, fauché par ce camion assassin. Il me manque. Chaque jour je lui parle. Parfois même je parle vraiment, à voix haute, en voiture, à pied, en faisant la cuisine.

Les gens doivent me prendre pour une folle. Isidro trouve ça rigolo et il lui arrive de m’imiter et de parler de moi à Yannick. Il lui raconte ce que fait sa mamounette. C’est ainsi qu’il me nomme après avoir entendu un camarade de maternelle utiliser ce vocable pour parler de sa maman. Il ne parle plus de sa maman, la vraie, la biologique. Inès s’est comme estompée de sa mémoire et je ne n’ai pas le cœur à l’évoquer avec le petit.

 

Ce travail de répétitrice me convient bien. J’ai bien assez de clients pour assurer un salaire convenable que je complète parfois par des remplacements dans deux lycées où j’ai établi de bons contacts avec quelques enseignants et les directions.

 

J’ai trouvé une maman de jour qui habite le quartier pour garder Isidro quand je suis absente, en soirée essentiellement. Issue d’une famille catalane de la région de Gérone, cette dame, Amanda de son prénom, fraichement retraitée, habite le quartier depuis trente ans. Ses deux enfants sont mariés sans enfants, l’un au Canada et l’autre à Barcelone. Nous avons sympathisé en nous rencontrant régulièrement au marché. Alors que je lui faisais part de mes démarches pour trouver une solution pour garder le petit, elle s’est proposée spontanément et remplit ce rôle à merveille. Le petit la considère comme une espèce de substitut des pépé et mémé « officiels », les parents de Yannick, que je voie de moins en moins, par manque de temps de ma part et, peut-être, par fatigue et manque d’esprit d’initiative de leur part. Amanda prend le pitchounet à son domicile quand je travaille dans l’après-midi ou vient chez nous, ce qui est plus fréquent, en soirée.

Isidro grandit bien. Nous avons pris, tous les deux, un rythme de croisière. Il se plaît en maternelle et voit déjà le CP poindre à l’horizon du prochain automne. Cette échéance ne m’inquiète pas outre mesure : Isidro est éveillé, curieux et je le sens prêt à affronter l’école primaire.

 

Pour ma part, mon travail me convient. Mes élèves sont issus de différents milieux : vieilles familles de la bonne société protestante de Montpellier, fils de fonctionnaires ou d’ouvriers, enfants d’immigrés. Mes leçons se déroulent autant dans des chambres spacieuses au sein de maisons cossues que sur la table de cuisine d’appartements vétustes du centre ville ou situés dans les blocs des quartiers périphériques comme celui de la Paillade. J’adapte mes prix aux revenus des familles. Je suis indépendante et peux me le permettre. Je sais que pour certains cela ne représente, sur l’année, qu’une part infime de leur budget alors que d’autres se privent pour tenter de donner le maximum de chances à leur enfant de sortir un jour de la précarité dans laquelle ils se trouvent.

 

Isidro occupe presque tout le temps qu’il me reste. Ce beau quartier médiéval n’est pas vraiment conçu pour des enfants de notre époque : peu de familles avec enfants, peu de places de jeux, des rues étroites bordées de boutiques et parsemées de crottes de chien parmi lesquelles il faut slalomer. Alors je l’emmène, accompagné ou non de petits copains de maternelle, au parc-zoo du Lunaret ou en bord de mer, à Palavas, à Maguelonne ou jusqu’au Grau-du-Roi et son interminable plage de l’Espiguette.

Ma vie privée sans lui se résume à quelques cafés pris à la sauvette avec Amanda et ses copines. Yannick me manque toujours cruellement même si parfois, j’aurais simplement besoin d’un homme qui me prenne dans ses bras, me fasse jouir et oublier tout le reste, sans rien demander de plus. Remplacer Yannick est simplement impossible !

 

Il fait chaud, très chaud. Dès la fin de l’année scolaire, nous sommes partis chercher un semblant de fraicheur chez les parents de Yannick, à Anduze. Ces derniers ne sont pas très en forme. Depuis la mort de Yannick, leur santé n’a fait que décliner. Une dame du voisinage a été engagée pour le ménage et son mari s’occupe du jardin. Nous sommes revenus, à leur invitation, deux ou trois fois depuis notre départ à Montpellier. Je suis contente de pouvoir me rendre utile en m’occupant de la cuisine, des courses et de la cueillette des quelques pêches et abricots que leur laisse le verger. Isidro m’aide bien et joue aux cartes avec mon beau-père.

 

Même ici, la chaleur est assommante. Le soir, nous laissons les fenêtres ouvertes. Les cigales ont sorti l’orchestre symphonique et ne lésinent pas sur les décibels. Les journées sont rythmées par les repas, pris à heures fixes selon la tradition familiale : huit heures, midi et dix-neuf heures. Il nous arrive de négocier notre absence pour une journée au bord du Gardon ou d’autres escapades dans la vallée de Mialet, celle de St-Jean ou même jusqu’au Causse Méjean où le souffle d’Eole apporte une fraîcheur bienvenue. La Bambouseraie, le petit train touristique entre Anduze et St-Jean-du-Gard et les autres attractions touristiques de la région n’ont plus de secrets pour nous.

Hier soir, un voisin est venu nous apporter quelques pêches de vigne. Mon beau-père l’a invité à rester boire un verre. La quarantaine, bien bâti sans une once de graisse superflue, cheveux d’ébène, yeux bleus, sourire enjôleur, il m’a plu tout de suite. Divorcé sans enfant, il habite à un jet de pierre de mes beaux-parents dans un mas hérité de son grand-père. Nos regards se sont croisés à quelques reprises et, pour la première fois depuis longtemps, depuis Yannick, j’ai ressenti cette montée du désir qui accélère le pouls, chatouille le ventre et le creux des reins. Je l’ai raccompagné au portail en parlant de mon travail et en le questionnant sur le sien qu’il exerce au sein d’une agence immobilière. Il m’a invité à le rejoindre plus tard pour continuer la conversation.

 

Prétextant une envie de promenade et d’air frais, je l’ai rejoint alors qu’Isidro était endormi et mes beaux parents assoupis devant la télévision. J’ai frappé. Il m’a ouvert la porte. Nous nous sommes regardés sans rien dire quelques instants. Il m’a pris la main. Ce contact charnel m’a électrisé. Je me suis rapprochée, nos lèvres se sont unies avant même que nous n’ayons dit un mot. Il a fermé la porte d’un coup de pied et l’a verrouillée.

Je me suis plaqué contre lui et sentais, contre mon ventre en feu, son sexe en érection. Nous nous sommes déshabillés mutuellement. J’étais appuyée contre la paroi du vestibule qui jouxte la porte d’entrée. Je ne voulais plus attendre. J’ai pris ses mains pour qu’il les pose sur mes seins puis je l’ai attirée en moi. Il m’a pénétrée avec douceur avant d’entamer un mouvement de va-et-vient de plus en plus rapide. Nous avons joui très vite, ensemble et en criant ce plaisir qu’aucun voisin ne pouvait entendre, les murs de pierre de la vieille bâtisse étant assez épais pour rester discrets et garder

garder pour eux ces vocalises de plaisir. Un peu plus d’une heure plus tard, après avoir bavardé autour d’un verre de rosé de la région, je m’apprêtais à partir et j’étais accroupie devant la table du salon en train de nouer mes sandalettes quand il s’est approché de moi par derrière, s’est penché sur moi, m’a empoigné les seins pour les caresser tout en soulevant ma robe pour m’ôter ma culotte et me pénétrer en levrette. Je m’accrochai à la table basse et le suppliai de ne pas s’arrêter jusqu’à ce que nos cris de jouissance résonnent à nouveau dans cette grande bâtisse de pierres et de bois.

 

Depuis ce jour-là, les vacances ont changé de visage. La routine quotidienne ne changeait guère et je profitais pleinement de chaque moment avec Isidro et mes beaux-parents tout en attendant avec une impatience presque douloureuse, les soirs où Jo, de son vrai nom Joseph Verdier, serait disponible.

 

Presque une année que Jo est mon amant. Il vient de plus en plus souvent à Montpellier. Il débarque une à deux fois par semaine, toujours le soir. Le déroulement de ses visites semblent répondre à un cérémoniel immuable : il débarque aux environs de 19 heures, amène un petit cadeau, une sucrerie ou un jouet pour Isidro, mange avec nous, sort fumer pendant que je couche Isidro, revient prendre un café ou boire une verre, me parle de sa journée, de ses clients, des ventes réalisées. Il écoute d’une oreille distraite ce que je lui narre de mes élève. C’est en général à ce moment-là qu’il commence à me caresser. Nous faisons l’amour, chaque fois, parfois avec une douceur infinie, parfois sauvagement. Il m’arrive de percevoir chez lui une violence contenue qui pourrait m’inquiéter si n’était cette jouissance qui me comble.

Parfois, il laisse une valise, un attaché-case ou simplement un sac à dos qu’il dépose dans le placard à balais et reprend à sa prochaine visite. Il m’a demandé si ça ne me gênait pas qu’il dépose pour quelques jours, de temps en temps, ces stocks d’inventaires, de contrats et d’autres documents qu’il utilise à Montpellier dans le cadre de son activité d’agent immobilier. Pour moi, cela ne pose aucun problème et je n’y pense plus sauf, parfois, quand je sors l’aspirateur du placard.

 

Ce rythme me convient. Malgré la passion que m’inspire Jo, je ne suis pas prête à envisager une vie commune. Le souvenir de Yannick, de la tendre complicité quotidienne et de l’amour infini qui nous liait, m’interdisent ne serait-ce que d’envisager de le remplacer. Et finalement, à part sa maison d’Anduze et ce qu’il veut bien me raconter de sa vie, je ne connais rien de Jo. Mais dans l’immédiat, cela me suffit.

 

Amanda tient toujours beaucoup de place dans notre vie où elle joue à la fois un rôle de mémé de substitution pour Isidro et de copine, confidente et substitut maternel pour moi. Amanda n’aime pas Jo et s’arrange, le plus souvent possible, pour ne pas le croiser. Quand je parle de lui elle commente toujours en marmonnant « aquest tipus de mala qualitat », ce qui, si je devine bien son catalan, signifie ce type louche. Je ris souvent en relevant la « mala qualitat » et en insistant sur le fait qu’il y a chez lui certaines performances qui me semblent de très bonne qualité et suffisent à mon bonheur immédiat. Ce à quoi elle répond, invariablement « No te cap vergonya, noia ? ! » qui signifie, m’a-t-elle dit : Tu n’as pas honte ma fille ?! »

J’avais tort, Amanda avait raison. La passion est mauvaise conseillère : elle aveugle la lucidité, plombe le bon sens et détruit le bonheur tranquille que je pensais offrir à celui que j’appelle mon fils, Isidro. A la longue, Jo s’est avéré possessif, jaloux, parfois violent, sans se gêner par ailleurs, de multiplier les conquêtes féminines. Son physique avantageux et son bagout rendaient l’exercice facile. Il me considérait de plus en plus comme sa chose, sa garantie d’une sécurité affective que ne procurent pas les « coups d’un soir » devenus un secret de polichinelle, tant à Anduze que dans le quartier. Il y a trois mois, j’ai signifié à Jo que je ne voulais plus le voir.

 

Il n’a cependant pas cessé de me harceler, de débarquer chez moi même au milieu de la nuit. Par trois fois il m’a frappé, l’un des coups nécessitant même quelques points de sutures aux lèvres. L’avant-dernière fois que je l’ai vu, il a levé la main sur le petit. Il est repassé hier en coup de vent rechercher deux valises qui trainaient encore dans le placard. En sortant de chez moi, alors que je vérifiais par la fenêtre qu’il s’éloignait bien de mon domicile, j’ai vu deux policiers en uniforme et un autre en civil qui l’appréhendaient. J’en ignorais alors les raisons mais cet événement m’a conforté dans l’idée que ma relation avec Jo n’était décidément pas un bon choix.

 

Ce qu’il ignorait, c’est que j’avais ouvert les valises avant qu’il ne les prenne. J’y avais découvert des liasses d’euros. Sans réfléchir, j’en ai subtilisé la presque totalité, remplaçant le volume disponible par de vieux journaux. J’ai cachée cette petite fortune sous mon matelas.. De le savoir en délicatesse avec la justice m’a fait apparaître le retrait des billets non comme un vol mais comme une juste compen-

sation aux coups reçus et aux souffrances psychologiques qu’il m’avait fait endurer.

 

C’est d’ailleurs en posant plainte pour violences et harcèlement que j’ai appris que les affaires immobilières qu’il prétendait traiter se résumaient essentiellement à la gestion d’appartements loués à prix d’or à des prostitués ou la location de locaux souvent insalubres à des immigrés clandestins, le tout sur fond de pègre organisée, autrement dit de mafia locale. Cet aspect peu reluisant de mon amant était, semble-t-il, connu de longue date des services de police. Les deux policiers qui m’ont reçu m’ont conseillé de m’éloigner pendant quelques temps : la nature de ma relation passée avec Jo suivie d’ une plainte contre ce personnage pouvaient entraîner de possibles représailles dont il n’était pas certain que je sorte indemne malgré la vigilance et la protection policières promises.

 

Je me gardai bien de leur parler des deux valises et de l’argent : ce qu’il en restait allait de toutes façons lui être confisqué et constituait certainement une pièce à conviction pour les délits dont il était accusé. Le reste me permettrait de démarrer, si nécessaire, une nouvelle vie ailleurs, d’un bon pied et sans trop de souci pour l’avenir immédiat. Je n’avais pas pris le temps de compter la somme, mais elle devait atteindre, au bas mot, plusieurs dizaines de milliers d’euros.

Je vais donc partir, définitivement. Je me plaisais ici, mais je vais rentrer en Suisse, dans la partie francophone dont je suis originaire. C’est plus sûr et je dois protéger le petit. Je viens de décrocher un job de réceptionniste dans un hôtel de Bulle, une ville à environ trente kilomètres au Sud de Fribourg,

capitale du canton du même nom.

 

Amanda m’a gardé le petit, le temps d’un aller-retour en Suisse pour signer mon contrat. Je garderai contact avec elle et les quelques amis que je me suis faits durant ces dernières années mais je ne veux pas risquer de laisser Isidro seul au monde ou pire encore, qu’il soit lui-même victime de Jo et des voyous qui l’entourent.

 

Ce sera dur pour lui d’abandonner ses copains, mais il est encore jeune et s’adaptera.

 

Mes beaux-parents peinent à accepter mon départ mais je leur ai parlé de Jo et ils ont compris mes raisons. Ils m’ont juste reproché de ne pas leur avoir parlé de ma relation avec ce compagnon violent qu’ils connaissaient de réputation, ce dernier ayant déjà fait parler de lui dans le village. Mes beaux-parents connaissaient bien le grand-père de Jo et s‘étaient réjoui de connaître le petit-fils quand ce dernier avait hérité du mas voisin. Mais ils avaient vite du déchanter en constatant qu’il n’avait de loin pas l’honnêteté de son aïeul. Il ne passait dans cette maison, déjà bien avant mon arrivée en France, que de courts séjours, souvent accompagnés d’individus louches ou de jeunes femmes dont il n’était pas difficile de deviner qu’elles vendaient leurs charmes.

Même si je n’ai plus mes parents et quasiment aucune famille proche dans ma région natale, il me reste quelques camarades d’école et les bons souvenirs que j’ai de mon enfance dans le canton de Fribourg. J’y habitais un petit village tout en pente sur les flancs du mont Gibloux, qui surplombe

le lac de Gruyère à l‘ ouest. J’aime ce coin de pays et me réjouis de le faire découvrir à Isidro. En même temps, cette incertitude pesante qui accompagne tout nouveau départ provoque chez moi une bonne dose d’anxiété.

 

Avec tout ce qui se passe : la peur de Jo, de ses mauvaises fréquentations, le stress et l’angoisse du départ, je ne sais pas si je trouverai encore le courage de remplir ce journal. Je veux pourtant qu’il reste la mémoire écrite, la trace des évènements survenus depuis l’arrivée de ce petit et de sa mère, dans ce qui était encore notre vie avec Yannick et qui est devenue ma vie avec Isidro.

 

( à suivre)

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