Créé le: 30.08.2018
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Isidro chapitre 02/ Maman

Roman

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© 2018-2024 Hervé Mosquit

Comme promis pour chaque jeudi soir, voici un autre chapitre de mon roman”Isidro”. CHAPITRE 2
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Isidro / chapitre 2

Il était presque quinze heures en ce début juillet. Il faisait chaud et, restrictions budgétaires obligent, la climatisation n’était pas enclenchée, ce qui avait pour effet de répandre dans la salle, bondée à craquer, des effluves où les parfums des invités aux tenues soignées se mêlaient aux odeurs aigres de transpiration. Les conversations allaient bon train et formaient un joyeux brouhaha. Aux premiers rangs, les jeunes diplômés et le corps professoral bavardaient en attendant l’ouverture de la cérémonie. Le reste de l’assemblée était composée essentiellement des familles, de quelques invités issus du monde politique ainsi que d’un certain nombre d’enseignants qui avaient accueilli dans leurs classes des stagiaires de la Haute Ecole Pédagogique.

 

Un enseignant arrivé récemment à la retraite, que beaucoup de ces jeunes avaient côtoyé dans leurs stages, votre serviteur pour ne pas le nommer, avait été convié à prendre la parole, en ouverture de la remise officielle des diplômes par les autorités politiques et la direction de la Haute Ecole pédagogique. L’Homme était un personnage haut en couleur, respecté pour son amour du métier, ses connaissances, son expérience et une pédagogie qui en faisait un disciple moderne de Freinet. Il était aussi connu pour son franc-parler, son art de s’adapter aux nombreuses réformes sans jamais vraiment s’y soumettre, ses critiques acerbes de la vision technocratique et élitaire de l’école qui laissaient selon lui, trop de jeunes sur les bas-côtés de ce chemin, que devait normalement constituer l’école, vers la vie professionnelle et la vie tout court.

Silencieux, indifférent au babillage de ses voisines et condisciples, Isidro, dont ses camarades avaient francisé le nom et le nommaient Isidore, laissait ses pensées divaguer loin du brouhaha ambiant, à des années de là, très loin dans son enfance.

 

Il fut brusquement tiré de ses pensées par la voix du recteur qui présentait Louis Pagès, grand formateur de stagiaires devant l’Eternel, ancien conseiller pédagogique et authentique natif d’un Languedoc dont il n’avait jamais pu ou voulu se défaire de l’accent.

 

L’homme salua l’assemblée et prit la parole. Son discours ne fut pas long. Louis Pagès n’était pas homme à manier la langue de bois ou à endormir un auditoire à coup de poncifs pédagogiques ou de truismes pseudo philosophiques. Dans un langage simple et pétri d’humour, il leur décrit les aspects à la fois enthousiasmants mais aussi cruels et porteurs de désillusions d’un métier pour lequel il n’avait jamais perdu son enthousiasme. Isidro pouvait anticiper presque chacun des mots de l’orateur. Louis Pagès avait été son dernier maître de stage avant de devenir son ami. Il allait certes poursuivre ses études afin de pouvoir enseigner au niveau secondaires mais il se réjouissait déjà de pouvoir compter sur les encouragements de Louis pour les mener à bien.Les jeunes diplômés applaudirent à tout rompre, se permettant même quelques cris et sifflets d’encouragements. Le reste de l’assemblée le fit plus poliment, plus discrètement et nettement moins longtemps.

Isidro était très ému. Il se rappelait encore ce vendredi de septembre, froid et gris, après la classe,

où Louis Pagès, son maître de stage de troisième année, avait coupé court à la présentation qu’Isidro lui faisait des leçons planifiées pour la semaine suivante. Louis avait bien senti que ce jour-là, le jeune Isidore faisait des efforts surhumains garder cette apparence à la fois sérieuse et enjouée dont il avait fait son image de marque. Le vieil instit’ avait bien senti que quelque chose ne tournait pas rond. Il avait alors informé son épouse qu’il arrivait avec un invité, avait emmené son stagiaire chez lui. Ils s’étaient assis à la table de la cuisine. Il avait alors simplement dit :

– Vas-y, raconte.

 

– Raconter quoi ? Je venais pour te parler des leçons…

 

– Les leçons, tu fais ça très bien mais tu m’en parleras, et surtout, tu les vivras bien mieux une fois que tu auras sorti ce qui prend tellement de place dans ta tête que tu en oublies même d’être drôle comme tu sais l’être.

 

– Ma maman, Mamounette, est morte la semaine passée… On l’a enterrée samedi .

 

– Oh mon pauvre ! Pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant ?!

 

– Cela n’aurait rien changé de toute façon !

– Elle avait quel âge ?

 

– 75 ans mais c’est beaucoup trop jeune pour s’en aller !! C’est surtout pas juste : c’était ma seule famille.

 

– De quoi est-elle décédée ?

 

– De la connerie d’un chauffard qui l’a shootée à près de cent à l’heure sur un passage piéton. Je hais cette engeance, ces connards incapables de mettre leur virilité ailleurs que dans leur bagnole. J’espère qu’on lui retirera son permis à vie, qu’il ira en taule qu’il deviendra impuissant comme le deviennent tous les chauffards et que sa femme, si par miracle il en en a une, le quittera aussi sec ! J’irais bien lui faire la peau mais je ne vais pas bousiller ma vie pour ce genre de déchet d’humanité.

 

– Eh bé, mon pitchoun, Tu en as gros sur la patate !

 

– On peut dire ça comme ça, ouais…

 

– Tu n’as donc pas de famille par ici ?

– Non. Mes grands-parents maternels sont décédés alors qu’elle était encore aux études. Ses beaux-parents, mes pépés et mémés du midi s’en sont allés il y a une dizaine d’années. Il y avait bien une amie très proche qui habite dans le midi mais elle est trop âgée pour faire le voyage jusqu’ici. Mais elle était appréciée par ses anciens collègues et ses voisins. Ils étaient nombreux à l’enterrement. Mais surtout…

 

– Surtout quoi ?

 

– En mettant de l’ordre dans ses affaires, j’ai vidé le secrétaire où elle gardait ses papiers, ses assurances et tous les documents officiels. Il y avait un tiroir fermé à clé que j’ai du forcer. A l’intérieur, j’ai trouvé un journal qu’elle avait écrit par intermittence pendant plusieurs années. Il y avait aussi quelques photos, d’elle, de mon père qui est mort quand j’avais 4 ans et d’autres personnes que je ne connais pas. Surtout, elle parle de ma mère biologique. Elle m’a dit qu’ils m’avaient adopté très jeune mais je ne savais pas qu’elle la connaissait. En lisant son journal, j’ai eu des images furtives, des réminiscences d’odeurs, de bruits d’animaux, des bribes de phrases en espagnol qui éclataient en moi comme autant de bulles douloureuses. J’étais ému aux larmes sans comprendre pourquoi.

 

Alors Isidro avait raconté. Il avait tellement lu et relu le journal de sa mère, sa « Mamounette », qu’il le savait presque par cœur. Malgré tout, et peut-être pour se donner une contenance il était allé chercher

 

dans son sac un cahier à couverture cartonnée qu’il utilisa pour étayer son récit.

Panama Ciudad, vingt-cinq ans plus tôt, extrait du journal de Mélanie:

 

Je ne sais pas pour qui j’écris mais je sens que si Dieu m’accorde vie, je voudrais, dans mes vieux jours, pouvoir me remémorer ces instants vécus à l’autre bout du monde. Yannick trouve cela un peu romantique et dérisoire mais il a changé d’avis quand je lui ai dit qu’un jour, nous allions prendre de l’âge, risquer la démence sénile puis peut-être perdre la mémoire. Le fait de pouvoir évoquer notre jeunesse au Panama pourrait nous faire du bien. Si par miracle nous avions, enfin, des enfants, ils seraient certainement heureux de découvrir de quoi avaient été remplies les premières années de leurs parents.

Je prends la plume ce soir parce que depuis quelques jours, une femme et un enfant partagent notre vie. Les confidences, hier soir, de celle qui est en train de devenir mon amie, m’ont bouleversée et j’ai besoin de pouvoir m’en souvenir.

 

Nous les avons rencontrés dans le train en revenant d’une excursion sur la côte Atlantique. Elle s’appelle Inès. Elle est belle, lumineuse, avec de grands yeux noirs en amandes un peu tristes qui

doivent abriter de gros secrets. Le petit garçon est vif, espiègle, attachant. Il ressemble beaucoup à sa mère : même teint mat, même regard. Ses cheveux par contre doivent lui venir du papa : bouclés, presque crépus. Il y a là comme un petit bout d’Afrique. Quand ils ont débarqué dans notre compartiment et que nous avons appris, après quelques minutes de conversation, qu’elle cherchait un toit et du travail, nous n’avons pas eu besoin d’en discuter : On s’est regardés, avec Yannick, et il a dit les mots qui se bousculaient déjà dans ma tête pour lui proposer de s’installer chez nous.

 

Depuis une semaine, elle fait la lessive, le repas, le ménage. Elle voit ce qu’il y a à faire, elle est organisée, efficace et en fait bien plus que ce que nous lui demandons. La seule chose qu’elle ne veut pas encore faire, c’est sortir en ville pour faire les achats. Hier soir, alors que Yannick était resté au lycée pour une réunion, je suis allée la trouver alors qu’elle venait de coucher son fils, le petit Isidro. Elle était accoudée à la fenêtre et pleurait. Je l’ai prise dans mes bras et lui ai simplement dit que si elle voulait me confier ce qui se passait, elle pouvait. Elle a séché ses larmes et m’a fait un récit poignant, qui m’a émue aux larmes.

 

( à suivre )

 

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