Un fait divers dans un bus, Un vieillard qui tombe. Peut-être en avez-vous été témoin. Et puis, vous êtes sorti du bus pour vaquer à vos affaires…
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Il est tombé – Janvier

C’était un jeudi, le jour de Jupiter. Une soirée de travail assez chargée m’attendait et vers 23 heures, un message de mon frère m’annonçait que notre père était à l’hôpital. Le nommer ainsi, Notre Père, le définit bien, lui, le patriarche grec. Têtu, omniprésent, autoritaire. Heureusement, des adjectifs accompagnés d’humour et de gentillesse. Malgré son âge, 91 ans, le terme “vieillard” ne le qualifie pas du tout. En pleine forme, actif, indépendant, toujours impeccable. Où le rouage a-t-il dysfonctionné? Pendant les nuits qui ont suivi son accident, je me réveillais en me disant que ce n’était pas possible, il y avait une erreur, c’était un cauchemar. Tout allait redevenir comme avant dès le réveil. Et puis, son visage tuméfié, son cou enserré dans une minerve me revenait en mémoire. C’était bien lui. Il disait souvent ” En tout cas, moi, JAMAIS, de mon vivant, paralysé, ne pouvant pas marcher. JAMAIS”. Et pourtant, c’est arrivé. Il a suffit d’un démarrage trop brusque du bus, d’un chauffeur trop jeune et voilà. Cela arrive si souvent. Mais cette fois, il s’agit de mon père. Pour lui, tout a basculé, mais pour nous aussi. Le pilier, la voûte de soutien s’est effondrée. C’est fascinant comme les parents, et tous les membres d’une même famille, nous nous appuyons les uns contre les autres, de manière naturelle et inconsciente. Il suffit que l’un des membres claque ou faiblisse et tous les autres doivent se repositionner. Comme les bulles dans le bain. Nous assistons, impuissants, à la rage qui agite notre père, grand-père, oncle, à chaque fois que la réalité vient le narguer. Des moments lucides et cruels. Deux opérations plus tard, nous capitulons lentement. Le chemin sera long, très long. Lui, si croyant, me dit un jour en fin de journée «Je préférais le Dieu d’avant».

Moi aussi, je préférais le Dieu d’avant. Depuis ce jour, notre quotidien a basculé dans un espace-temps digne de Roi Ubu. Je vous livre un exemple. Téléphone à l’assurance de protection juridique pour dire que nous aimerions faire une déclaration d’accident.

– Bonjour, je téléphone pour mon père qui est client chez vous

– Bonjour Madame, vous avez son numéro de police ?

– Bien sûr le voici…, c’est pour la déclaration d’accident

– Que s’est-il passé ?

– Il a eu un grave accident. Au démarrage du bus, brusque je précise, il est tombé et nous avons reçu les rapports de la police et celui de l’ambulance, mais ils ne concordent pas et certaines choses nous dérangent…

– Quoi par exemple ?

– Eh bien, des descriptions divergentes sur l’accident et…

– Bon, je vous donne le numéro de la centrale des avocats qui s’occupera du dossier

– Euh, bon merci

Après plusieurs tentatives, j’aboutis finalement et le même scénario se produit. Avec une petite variante à la fin.

– Pas de problème, vous remplissez la déclaration d’accident et la faites signer à votre père…

– Puisque je vous dis qu’il est tetraplégique !

– Ah, ben alors oui, c’est embêtant. Dans ce cas, il peut vous signer une procuration…

– MAIS PUISQUE JE VOUS DIS QU’IL NE PEUT PAS IL EST TETRA-PLEGIQUE !!! Il est à l’hôpital depuis deux mois.

– Ca doit pouvoir se régler (je pense qu’elle entend la déclaration…). D’accord alors, vous envoyez la déclaration et nous vous contacterons.

J’appelle le notaire pour l’autre problème, à savoir que mon père devait signer des formulaires pour prouver qu’il est vivant et recevoir sa pension. Je retrouve un document dans ses classeurs. Un « certificat de vie » tamponnée de partout par municipalité : «La Municipalité de … certifie que Monsieur Tartampion, né le (il y a fort longtemps) domicilié (toujours à la même adresse) est vivant(e) car il (elle) s’est présentée(e) aujourd’hui en ses bureaux. – J’aime bien le «SES bureaux» – Le présent certificat est muni de la signature du (de la) requérant(e).»…

Et le syndic, et mon père, et le secrétaire. Mais voilà, je ne pense pas utile de me rendre à la municipalité pour dire que mon père est vivant, cela ne marchera pas. Jamais à court de solutions, je téléphone au notaire pour lui expliquer la situation. Son assistante prend la température du problème.

– Voilà, je vous avais dit que mon père avait eu un grave accident et mon frère et moi, nous avons besoin d’une procuration pour gérer l’administration courante…

– Ah, ça, ce n’est pas possible.

– Comment ça, ce n’est pas possible ?

– Votre père ne vous a pas laissé de procuration. Il faudrait en faire une et la lui faire signer…

– Il ne peut pas signer justement, Madame, sinon on n’aurait pas besoin de procuration.

– Ah, s’il ne peut pas signer… malheureusement…

Cela me rappelle l’expression du film «Les intouchables », «Pas de bras, pas de chocolat». Hi, hi…

– Je vous dis qu’il est tétraplégique ! TETRA, veut dire quatre en grec, c’est-à-dire les quatre membres sont paralysés.

– Ah, dans ce cas, pas de procuration. Il faut demander une mise sous tutelle

– Absolument pas, nous ne voulons pas actionner la Justice pour une mise sous tutelle. Peut-être que mon père fera des progrès et dans quelques mois, il pourra bouger les bras, signer… Nous voulons juste une procuration provisoire, un truc léger, pour administrer le quotidien. C’est tout.

– Je ne vois pas vraiment, il faudrait voir avec le notaire, mais je ne pense pas que ce soit possible.

Les bras m’en tombent. Tout tombe en ce moment. Quand je dis le monde s’écroule, il s’écroule et je reste abasourdie de la difficulté d’obtenir quoi que ce soit de gens qui ne comprennent pas la situation, qui n’écoutent rien.

J’appelle une amie avocate et lui explique le cas pour demander conseil. La réponse de ceux qui savent est toujours très limpide, il suffit… mais bien sûr… pas de problème… Sauf que dans la pratique, nous nous heurtons à des murs. Tout n’est pas si simple. J’appelle un autre ami, conseiller de famille, qui après m’avoir écouté, se fâche contre tout ceux qui ne m’ont pas aidé – oui, mais ça je le savais – et qu’il faut mandater quelqu’un d’autre etc… J’essaie de le calmer, mais je ne peux plus en placer une dans la conversation monologique. Voilà l’ennemie : la LOGIQUE ! Rien n’est plus logique, raisonnable, normale.

J’ai la désagréable sensation que, maintenant, j’appartiens au monde anormal, celui qui ne va pas, qui est fait de gens qui sont sortis, pour une raison ou une autre, du cadre.

Ah voilà un visiteur… le prêtre que mon père connaît bien. Il a son sourire affable, son humour et son costume habituel. Il faudra que je lui dise que là haut, il y a une autre équipe…

Suite de “Il est tombé”: Février

Commentaires (1)

We

Webstory
03.05.2015

Faites des liens entre webwriters: Histoires de père, voir aussi: "Tu ne mourras jamais" de webwriter © Insana.saida (Prix du public Webstory 2014)

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