Créé le: 09.08.2017
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Honnêtes et courageux

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© 2017-2024 Thierry Villon

Au cœur d’une brume épaisse, il décide de répondre à la détresse qui appelle de la mer. Il ne sait pas encore que son histoire, surgissant du passé, bousculera les certitudes de mon présent, avec la même violence que la tempête qui soufflait ce matin-là.
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Intrigué, j’ouvre l’enveloppe épaisse qui a été déposée sur mon bureau avant mon arrivée. En voyant les feuillets jaunis qu’elle contient, j’en déduis qu’ils ont dû être écrits il y a très longtemps. “HONNÊTES ET COURAGEUX”, le titre inscrit en grosses lettres manuscrites sur la première page, fait écho à l’inscription qui orne l’entrée de l’entreprise de fret maritime que je m’apprête à diriger, après la décision prise par mon cher père de se retirer. Je me mets sans tarder à la lecture de l’étrange manuscrit.

“Les rochers sont posés le long de la falaise, comme autant de vigiles surveillant le large. Un brouillard épais recouvre le chemin. Il fait encore presque nuit. Une corne de brume retentit plusieurs fois, comme un appel au secours. Une embarcation se perd quelque part, mais elle reste invisible de la côte. Il faudrait des yeux surpuissants pour distinguer de qui émane cette plainte lancinante.

 

Lemarin presse le pas et finit par se mettre à courir. Il ne lui faudra que quelques minutes pour dévaler le chemin de la falaise et se retrouver sur le bord de mer. De là, il espère qu’il pourra aider en criant des conseils aux inconnus en détresse. S’ils entendent et sont un peu habiles, ils auront une chance de ne pas venir se fracasser sur la ceinture de rochers qui barre l’endroit. Mais Lemarin sait que le sauvetage sera difficile, tant la houle est forte et le danger omniprésent.

Le vent a forci et le soleil peine à percer l’obscurité, ce qui ne va pas arranger les choses. Tout en courant, Lemarin entend encore gémir le signal de détresse. Il croit distinguer quelque chose, à deux ou trois cents mètres au large. Bien qu’il doute pouvoir empêcher le désastre, il est résolu à tout tenter, solidarité des marins oblige.

Après bien des cris, quand tout a été fini, il a vu deux silhouettes sortir de la brume. Soutenue par un homme fantomatique, une femme s’est avancée péniblement vers lui, tenant quelque chose dans les bras. Elle lui a tendu un enfant minuscule, au corps trempé, aux lèvres bleuies de froid. De sa bouche crispée, claquant des dents, elle lui a hurlé dans le vent: “Il s’appelle Henry, prenez bien soin de lui, je vous en supplie, que Dieu me pardonne !”

Elle s’est écroulée sur le sable et Lemarin a pu voir à cet instant la blessure sanguinolente derrière sa tête. Il aurait voulu la retenir, mais une très haute vague est venue ravir son corps. Il a serré l’enfant contre lui, le protégeant comme il pouvait. Quand il a voulu interroger l’homme qui venait d’échapper à la mort, celui-ci avait disparu. Le voilà donc seul, sans explications, cet enfant tout chétif dans les bras.

Lorsque l’énorme bruit s’est fait entendre, il s’est retourné d’un bloc et a vu la barque s’envoler, poussée par la vague et jetée sans égard contre un rocher pointu où elle s’est disloquée en un instant. Les débris se sont dispersés aux environs. Sans attendre, Lemarin est parti vers le village, avec le petit naufragé qu’il sentait grelotter sous sa vareuse. Il lui a murmuré : “Tiens bon, petit, la mère voudra bien s’occuper de toi, elle te mettra avec les nôtres, et voilà.”

La plaine s’étire sous un brouillard tenace, percé par endroits d’un peu de lumière ensoleillée. Et Lemarin marche le plus vite qu’il le peut, tant il voudrait ramener l’enfant vivant. Il le sent contre lui, petit paquet humide et tremblotant. Les premières maisons sont tout à coup à sa vue, alignées le long du chemin. Il presse le pas. Il lui tarde d’être chez lui, au bout du village, pour mettre cette petite vie en sécurité dans les bras de son épouse qui saura quoi faire.

Tout en marchant, bien des questions fusent dans sa tête : comment va-t-il expliquer à sa moitié les événements, la présence de cet enfant ? Il est certain qu’elle comprendra, c’est une grande fille qui n’ira pas se faire des idées, comme quoi il serait le père. Non, ce n’est pas son genre. Elle, comme fille et épouse de marin, après cinquante ans de vie ici, sait bien que la mer est dangereuse et que les humains sont plutôt mal armés pour l’affronter. Le cimetière est rempli de ces plaques gravées en souvenir des marins jamais revenus au port.

Il pousse la porte du jardinet et va directement à l’arrière de sa maison, là où il sait qu’elle s’affaire pour préparer le repas de toute leur marmaille. Leurs enfants ne tarderont pas à se lever, il faudra qu’il leur explique. Il n’est pas bon pour ce genre d’exercice. La langue se coince dans sa bouche quand il s’agit de faire des phrases. Il prendra le temps de se mettre d’accord avec sa moitié, pour donner à leur progéniture une explication plausible.

Quand elle le voit, la femme s’essuie les mains et soupire l’air soulagé :

“Enfin de retour, j’ai cru ne plus jamais te revoir et me retrouver seule.

– Tu m’as manqué aussi. J’ai fait le plus vite possible. Mais ce n’est pas le plus urgent. Regarde ce que je t’amène.”

En disant, il sort avec précaution le petit être fragile de dessous sa vareuse détrempée. Avec une moue dubitative, la femme tend machinalement les bras vers son mari et murmure :

“Mais, qu’est-ce que…?

– Un gosse, c’est un gosse, sauvé de la mer.

– Mais…, et ses parents ?

– Je vais tout te raconter. Mais il faudrait peut-être d’abord s’occuper de lui, il est glacé.

-Oui, oui, je suis toute bouleversée. Tu as raison, il a besoin d’être réchauffé.”

La femme met chauffer du lait sur son poële. Elle remet l’enfant dans les bras de son mari pour s’en aller chercher une couverture et quelques vêtements secs. Maintenant que Lemarin peut regarder tout à son aise l’enfant minuscule, il voit bien que sa peau est plus foncée que celle des gens de par ici. Il fronce les sourcils en se disant : “C’est bizarre, ça, ni la femme, ni l’homme qui l’accompagnait ne m’ont semblé étrangers !”

Puis son épouse déshabille le petit naufragé avec cette grande dextérité qu’ont les mères de famille nombreuse. Elle le débarrasse d’abord de son petit manteau de laine qu’elle met de côté avec soin. Dessous, l’enfant porte un pantalon et une chemise de coton brodé. Les deux époux se regardent sans un mot, conscients que ces vêtements-là sont loin d’être ordinaires et semblent plutôt appartenir à quelqu’un d’important. Mais qui est donc ce petit inconnu ?

Une fois l’enfant emmailloté dans un châle de laine brute, elle presse son mari de lui dévoiler le fin mot de l’histoire :

“Alors, tu vas me raconter.”

Ils se sont assis côte à côte sur le banc de bois près du poële. Patiemment, il reprend l’histoire depuis le début, le bateau sur lequel il travaille forcé de faire escale à la ville d’à-côté à cause d’une avarie, ses vaines tentatives d’embarquer sur un autre bâtiment qui le ramènerait ici et finalement, les kilomètres qu’il a dû faire à pied.

Après ces premières explications, bien qu’un peu plus détendue, elle le supplie de continuer :

“Et l’enfant alors, qu’est-ce qu’il vient faire dans cette histoire ?”

 

Lemarin continue son récit. La chaleur du poële lui réchauffe agréablement les pieds. Les yeux commencent à lui picoter, “la fatigue qui ressort”, a-t-il l’habitude de dire. Les vêtements mouillés sont en tas devant eux. Elle dit encore :

“C’est sûr que ces vêtements sont d’une autre classe que ceux de nos enfants.”

 

Comme pour se rappeler à leur bon souvenir, le bambin émet un faible gémissement. Elle remplit un biberon de lait, goûte la chaleur du liquide, la juge convenable et fourre la tétine dans la bouche de l’enfant. Elle le regarde téter goulûment, sans presque respirer.

“Cela doit faire un bout de temps qu’il n’a rien avalé, le pauvre petit. Et quand je dis pauvre…

– Sans doute, il est habillé comme un de ces sangs nobles, mais on ne sait rien de lui, ni d’où il vient, ni où on l’emmenait.

– Tu es sûr que personne ne t’a vu ?

– Personne, à part le type bizarre qui les accompagnait.

– Et tu n’as pas pu voir par où il avait filé ?

– Non, il m’a semblé se rendre invisible, comme fondu dans le paysage.

L’enfant en est à son deuxième biberon, il commence à ralentir. Il a les yeux qui se ferment et ne va pas tarder à s’endormir, tout à fait repus. Elle s’en va le coucher sur leur propre lit, dans leur modeste chambre. Ils ont convenu tous les deux d’éviter que leurs enfants ne découvrent ce bébé inconnu et n’aillent en parler à l’école. Dans ce petit endroit où tout le monde se connaît, les nouvelles vont très vite et, quand elle est lancée, rien ne peut empêcher la rumeur de très vite se répandre.

Pendant que son mari va changer de vêtements, elle s’attaque au tas de linge trempé. Quand elle soulève le manteau du petit, elle lui trouve un poids excessif, au vu de sa taille. Elle tâte le tissus, cherche des poches, mais elle sent que c’est à l’intérieur même du vêtement que quelque chose est cousu. Elle marmonne pour elle seule : “Défaire cette couture nous permettrait peut-être d’éclaircir ce mystère.” Mais elle en reste là, comme ils l’ont décidé ensemble : attendre d’être seuls pour faire de plus amples investigations et peut-être aller demander conseil à l’orphelinat au-sujet du petit rescapé.

 

Comme dans toutes les familles modestes, les enfants Lemarin avalent en guise de petit déjeuner un peu de pain sec trempé dans du lait chaud. La plus jeune de leurs filles, qui n’est pas encore scolarisée, ira jouer avec sa petite voisine du même âge dans le jardinet à côté. Les deux gamines sont capables de rester une journée entière à s’inventer des vies, des histoires sans queue ni tête, qu’elles racontent fièrement quand leur fratrie rentre de l’école.

Lemarin a troqué ses vêtements mouillés contre une salopette propre. Comme le bateau sur lequel il travaille ne sera de retour que le lendemain, il a quelques heures devant lui. Il va en profiter pour s’occuper de la toiture qui fuit depuis bien longtemps. Les gosses partis, la femme vient le retrouver dans l’abri qui lui sert d’atelier. Il est en train de préparer quelques planches pour la réparation. Elle lui tend une petite boîte en cuir verni qu’il soupèse d’abord et secoue ensuite. Un son métallique se fait entendre et sa femme s’impatiente : “Ouvre-la donc, qu’est-ce que tu attends ?” Les pièces qu’ils découvrent alors avec stupéfaction sont des pièces d’or.

 

La mer s’est enfin calmée, après plusieurs heures de tempête. Désireux de savoir ce qu’il est advenu de la femme qui lui a confié le petit, Lemarin retourne sur la plage du drame. Parfois, il arrive que les flots qui emportent un corps le ramènent aussi vers la terre, mais pas cette fois-ci. Seuls restent de l’embarcation déchiquetée des débris de bois hétéroclites flottant au gré du ressac. Lemarin cherche parmi le fouillis : là, une rame cassée en deux, plus loin, des cordages encore liés à une étrave assez solide pour être revenue de cet enfer d’une seule pièce. Il se repasse les événements de la fameuse matinée. Il essaie de se souvenir de détails qui lui auraient semblé sans importance sur le moment : un vêtement, un objet, une inscription, une mimique, un accent. D’où venaient ces fantômes blafards ? Que faisaient-ils dans cette barque fragile au milieu de cette tempête ? Qui est donc l’enfant chétif qui dort maintenant dans leur maison ?

A force de ratisser le bord de mer, il finit par trouver un début de réponse entre les rochers. C’est très infime, mais c’est mieux que rien. Sur un morceau de planche encore garnie d’étoupe, trois lettres sont gravées : LIC. Il examine de près l’inscription qu’il soupçonne d’être incomplète. L’a-t-il vue en entier à un moment ou à un autre ? Parmi tous les navires qu’il a croisés dans sa vie de marin, en a-t-il vu un dont le nom commence par LIC ? Comme rien ne lui vient sur le moment, il décide qu’il se renseignera pour découvrir la vérité.

Et puis, il y a ce trésor qui l’inquiète. Que viennent faire ces pièces d’or dans le vêtement du mystérieux enfant ? Et il y a aussi cette présence qu’il croit ressentir, à chaque fois qu’il se déplace, comme la désagréable impression d’être surveillé. Face aux flots qui viennent mourir à ses pieds, il reste un moment songeur, avant de décider qu’il est temps d’aller parler avec les gens de l’orphelinat.

 

Bien au chaud sous des couvertures de laine, l’enfant plisse les yeux dans la lumière du jour, tandis que la femme roule la vieille poussette d’osier dans les ruelles pavées qui mènent au port. Le marché s’y tient, tous les jours, sauf le dimanche. Elle n’a pas pu faire autrement que d’emmener avec elle le petit inconnu. Elle espère qu’il passera inaperçu, sous les vêtements épais dans lesquels elle l’a dissimulé. Le marché est déjà bien animé. Les clients se pressent devant les étals. Comme promis, son mari la rejoint quelques instants plus tard sous l’ombre des platanes.

Devant son air inquiet, il lui demande si quelque chose ne va pas. Elle lui répond à voix basse :

“Je suis sure que quelqu’un me suit depuis un moment.”

 

Lemarin regarde tout autour d’eux. Il la rassure de son mieux, en évitant de lui avouer son propre sentiment. Comme le petit commence à s’impatienter dans le landau, le mari propose à son épouse d’aller faire ses achats, pendant qu’il restera avec l’enfant de ce côté-ci de la place. De délicieuses odeurs d’épices parfument l’air et le projettent en pensée dans les marchés d’Orient où il a si souvent musardé durant ses escales. De son étal de fruits, une femme aux formes généreuses le harangue en lui vantant la fraîcheur de belles pommes d’un rouge brillant. Il accepte d’en goûter un quartier. Ils sont en train d’échanger quelques mots, quand soudain son épouse arrive à ses côtés et l’interrompt, les yeux affolés :  “L’enfant…”

Lemarin ne comprend pas tout de suite : “Ben quoi, l’enfant ?”

Elle lui désigne le landau et reprend la voix suraiguë : “Regarde donc, il n’est plus là. On nous l’a volé !”

 

Du pont de son bateau mouillé juste en face du marché, le capitaine du Licaonia observe la scène. La dispute enfle entre les deux protagonistes, si fort qu’il peut les entendre. La poussette vide, un homme les mains ouvertes, paumes tournées vers le ciel dans un geste d’impuissance, dit à sa femme : ”Puisque je te dis qu’il était là il y a deux minutes !”

Le capitaine fait signe à l’officier qui se tient derrière lui, aux côtés d’une belle métisse qui sourit, le bébé basané dans les bras : “Va me les chercher, évitons qu’ils n’ameutent la foule, avant que nous n’ayons eu une explication.”

Le couple abandonne le landau vide au pied de l’échelle de coupée qu’ils gravissent d’un pas rapide derrière l’officier. Celui-ci s’efface devant le capitaine qui fait lui-même les présentations et rassure le couple au-sujet de l’enfant :

“Voici Jeannette, ma princesse bien-aimée des Antilles. La pauvre ne vivait plus depuis la disparition de notre petit Henry. La nuit de la grande tempête qui nous a passablement chahutés, une de nos chaloupes a disparu, en même temps que les deux infâmes personnages qui ont fait le coup, à savoir une des passagères avec la complicité d’un de mes hommes d’équipage.” Le capitaine désigne alors le marin très pâle, ligoté au mât d’avant par de solides cordes : “Ce vaurien a avoué son crime et devra en rendre compte devant la justice. Et si vous nous racontiez maintenant votre version de l’histoire.”

 

Lemarin s’exécute de son mieux, sans oublier de mentionner la découverte des pièces d’or, auxquelles, précise-t-il, ils n’ont pas touché et qu’ils sont prêts à lui rendre immédiatement. Le capitaine sourit au couple d’un air admiratif : “Voilà bien des gens honnêtes et en plus courageux. Notre monde se porterait mieux, s’il y avait plus de personnes telles que vous, au-lieu de cette racaille qui nous a fait une si grande frayeur. En récompense et pour avoir pris soin de notre enfant, gardez les pièces d’or. Je suis certain que vous saurez faire bon usage de ce trésor.”

La note suivante termine le texte : “Les faits exposés ont été recueillis par Henry Freymond, dit le Métis, auprès de Sauveur Lemarin et de son épouse Mathilde, ce trois juillet mille huit cents quarante-sept, à Boulogne-sur-Mer.”

 

Je repose les feuillets sur mon bureau et, pensif, fais pivoter ma chaise. J’ai sous les yeux la vue animée du port, des navires amarrés le long des quais et des rangées de containers pleins de marchandises. En arrivant à mon bureau, il me semblait aller de soi d’être l’unique héritier de l’univers familier des Lemarin. Mon rôle à sa tête prend soudain un tout autre sens.

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