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Quand l'amitié fait mal... Une lettre que je ne pourrai jamais envoyer.
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Hello Biquette !

 

Ce soir, tu m’as fait pleurer.

 

Quand j’ai vu que tu m’avais envoyé un message, je me suis dépêchée de le lire. Ton papa est à l’hôpital, tu as changé de pays, acheté une maison que tu rénoves, un nouveau job à l’horizon peut-être… Bref, je me réjouissais vraiment d’avoir de tes nouvelles. Au lieu de ça : une vidéo, sans un mot de ta part.

Je t’ai toujours considérée comme ma meilleure amie. On se connait depuis 20 ans, on a bossé ensemble, on est parties en vacances ensemble, et tu es la seule personne avec qui j’ai vraiment gardé le contact après mon déménagement professionnel. On se revoyait tous les tremblements de terre, mais sans que le temps entache notre relation. Je pouvais tout te dire, et même quand on abordait des thèmes plus sensibles, on était sur la même longueur d’onde. Au point que je me prenais à nous imaginer dans un futur lointain, veuves et grabataires, partager un petit cottage, chacune sa chambre en suite à l’étage et un de ces fauteuils pour descendre et monter les escaliers pour les jours plus difficiles. Nous aurions un jardin et des poules, mangerions des cheese-cakes et des scones.

 

L’été passé, j’étais désemparée de découvrir que ma cousine partageait de drôles de vidéos sur les réseaux sociaux. J’ai voulu chercher du réconfort auprès de toi, et je t’ai envoyé ce message : « Au secours, je crois que ma cousine a viré complotiste. » Tu as mis un moment à me répondre, ce qui, en termes de messagerie Whatsapp peut se qualifier de silence embarrassé. Puis tu m’as avoué : « Euh… moi aussi, j’en suis, je crois. »

J’ai pensé que c’était pas grave, que notre amitié serait plus forte, qu’on pouvait passer dessus. Sauf que ça n’est pas si simple.

Nous vivons une période difficile. Notre quotidien est bouleversé par un ennemi invisible que nous apprenons à connaitre au jour le jour. Les études avancent lentement, se contredisent même parfois. Mais c’est normal. On ne peut pas tout savoir sur ce nouveau virus en claquant des doigts.

Par contre, j’ai énormément de peine avec les gens qui remettent tout en question, qui accusent sans chercher à comprendre et surtout avec les théories complotistes : Bill Gates, la 5G, le vaccin à nanoparticules, l’État Profond et toutes ces thèses abracadabrantesques qui pullulent sur Internet. Parce que non, si les médias mainstream ne reprennent pas ces théories, ce n’est pas une preuve qu' »on »cherche à nous cacher la réalité, c’est juste une preuve que ces théories sont des inepties.

Je ne comprends pas qu’on puisse mettre sur le même niveau des faits scientifiquement prouvés et des opinions. On peut croire ou non en Dieu. On ne peut pas croire ou non en la force de gravitation, ou au réchauffement climatique. Peut-être que je suis trop cartésienne, mais pour moi, la réalité n’est pas du domaine de la foi.

 

Quand je t’ai retrouvée cet automne, avant ton départ, ça m’a fait chaud au cœur ! On s’est serrées dans nos bras, au nez et à la barbe des mesures de distanciations sociales. Peu importe ! Notre amitié en valait bien la peine.

Très vite la discussion a dévié. Je voulais rester objective, accepter ton point de vue. Tu faisais comme sur les vidéos YouTube. Tu mentionnais telle organisation ou telle personne, roulais des yeux et me disais : « fais des recherches, tu verras…»

Je ne comprends pas cette attitude des complotistes, d’émettre des sous-entendus qu’eux seuls comprennent tout en roulant des yeux pour marquer leur argument. Depuis quand rouler des yeux fait office de preuve ? Si les journalistes faisaient leur travail de cette manière, ils crouleraient sous les plaintes pour diffamation.

Je pensais à tout ça en te voyant. Toi, ma meilleure amie, comment était-ce possible ? Surtout que comme moi, tu travailles dans un média. On est supposées être plus réfléchies que ça ! Non ?

Tu as dû sentir que je n’adhérais pas à ton discours, car tu m’as sorti ton argument massue. Tu m’as lancé : « Ben tu sais, toutes ces histoires de confinement, ma grand-mère elle en est morte. Elle s’est retrouvée isolée dans son home à communiquer que par Skype, ça l’a démoralisée et elle s’est laissée partir. Tchao ! Si c’est la vie maintenant, ça ne vaut plus la peine.»

Là tu m’as mise K.O. Un coup de poing dans les tripes, violent, dévastateur, imprévisible, imparable. Tu me servais le décès de ta grand-mère comme un argument, tu le brandissais comme une preuve de tes affirmations. Je ne suis retrouvée sans voix, ne pouvant décemment pas poursuive la discussion. Qui serais-je pour oser argumenter sur le décès d’un membre de ta famille ? En même temps je me suis sentie trahie. Ce n’est pas une manière d’annoncer le décès de sa grand-mère à sa meilleure amie ! J’aurais voulu te dire que j’étais désolée pour ta perte, sincères condoléances et tout. Mais je ne pouvais pas non plus. Je m’étais pris une baffe en pleine tronche et j’étais sonnée par sa violence.

J’aurais peut-être dû t’en parler tout de suite. Mais je ne suis pas forte pour m’ouvrir émotionnellement et sur le moment j’avais juste envie de m’enfuir lécher mes plaies.

 

Après ton départ, je t’ai régulièrement demandé comment se passait ton installation, comment ta vie se réorganisait. Je voulais garder le contact, passer outre ce sentiment de trahison, préserver notre amitié.

Mais ça me rongeait. J’ai passé plusieurs nuits blanches à ruminer, ressasser, digérer. Il m’a fallu six mois avant que je puisse parler à mon mari de cette discussion. Et j’ai pleuré. La blessure n’était pas encore entièrement cicatrisée, elle s’est rouverte. Pouvoir en parler m’a fait du bien, même si j’ai à nouveau mal dormi. En plus j’ai eu de violentes douleurs dans le ventre, comme si j’avais développé un ulcère. Faut dire que, quand je vais mal, c’est souvent l’estomac qui trinque. Ça s’est calmé peu à peu, mes nuits sont redevenues plus sereines. Je digère lentement.

 

Et puis ce soir, je reçois ce message. Rien sur ton papa à l’hôpital, les travaux chez toi ou si tu as trouvé un travail. Juste une vidéo. Avec comme intitulé « Beaucoup de vaccinés mourront à l’automne ».

J’ai eu un choc. Je m’attendais à un « salut Biquette, comment ça va ? » Mais non. Au lieu de ça, de la propagande complotiste. Je me suis mise à trembler. J’ai senti les larmes remplir mes yeux; je t’ai répondu que j’espérais que tu viendrais à mon enterrement. Les lettres étaient floues, noyées dans mon malaise.

Et maintenant, je vais ruminer, ressasser, cogiter, avoir des discussions sans fin avec toi dans ma tête. Je vais mal dormir. Je vais avoir des crises de larmes. J’avais réussi à remonter la pente, ça allait mieux, mes phases de déprime avaient presque disparu. Parce que oui, toutes ces théories complotistes, ça me mine. Et venant de toi, l’effet en est exacerbé.

Si tu crois que tu veux me sauver, en réalité tu me blesses à un point que tu ne peux imaginer. Est-ce que tu comprendrais si je t’en parlais ? J’ai commencé à le mentionner, dans le court échange que nous avons eu ensuite. Tu m’as répondu par un vide glacial. J’ai battu en retraite, car si je t’en parlais plus ouvertement et que tu poursuivais tout de même, ça finirait de me détruire. Je me reconstruirai, avec le temps. Notre amitié ? Pas sûr.

Donc, je vais prendre du recul, essayer de te perdre de vue, comme ça nous est arrivé par le passé. Et peut-être que je pourrais te retrouver dans quelques années ? Je ne veux pas trop compter dessus, car une bonne surprise est plus agréable qu’une nouvelle blessure.

C’est difficile de faire le deuil d’une amitié. D’ailleurs j’ai de la peine à conclure cette lettre. Mais terminer cette lettre c’est un peu te laisser partir. Et je ne sais pas si je le peux, si je suis prête à ce déchirement.

Je sens que je vais encore pleurer. Alors en attendant, Biquette, je vais dire que tu es ma meilleure ennemie, comme ça je ne te perds pas complètement.

Commentaires (6)

André Birse
15.09.2021

J'ai voulu en lire une encore après avoir relu la mienne une ultime fois avant l'heure (dans 3h30). J'ai choisi la vôtre et, comment dire ... je ne le regrette pas. Beau, sensible et intelligent. Pas mal pour une dernière heure.

Asphodèle
17.09.2021

Merci pour ces commentaires qui me touchent beaucoup et qui sont très précieux pour soigner ce genre de blessures.

L.
29.08.2021

Votre histoire parle à beaucoup d'entre nous, c'est certain. Quand L'amitié torture, c'est un peu de soi qui meurt en nous laissant de grandes blessures. Merci pour ce texte empli d'émotions.

Asphodèle
17.09.2021

On parle souvent de chagrin d'amour, mais le chagrin d'amitié existe aussi ... Merci pour votre retour.

Pierre de lune
27.08.2021

Merci Asphodèle, pour cette émouvante histoire d'amitié endeuillée par l'ennemi invisible de l'obscurantisme, du sectarisme, des maux contre lesquels on se trouve bien impuissant. La faille se creuse de larmes, mais qui sait ce qui peut naître de beau ensuite ?

Asphodèle
17.09.2021

😘 Heureusement, d'autres amitiés sont là et bien fortes pour traverser ces moments !

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