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Personnification de l’enfance
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Grock, ça vaut la peine de vivre encore un peu

 

 

Je n’avais pas dix-huit mois quand il quitta ce monde en 1959. Ce monde, mais pas notre vallée où il est né en 1880, à Loveresse, le village d’à côté. Il était dans le langage et dans le souvenir des gens. Le souvenir aussi, de l’instant d’à côté qui se veut encore vivant.

 

Ce qu’avait fait Grock, jusqu’où il était allé. C’était fort, c’était immense, fameusement, mais il était mort. Difficile de fait le tri dans un esprit d’enfant. Le rire d’un homme ordinaire, avec un accent d’ici. Un Monsieur comme il faut qui avait très bien réussi et surtout qui avait fait rire le monde entier avec son violon, ses « pourquoi ? » traînants et ses « sans blagues », un grand chapeau circonflexe sur le a. Toute une série de chapeaux. Il avait trouvé la clef de l’univers et savait comment faire aller la lumière. Son visage apparu sur l’écran. Ce sourire immense, déchirant et définitif.

 

Depuis lors le visage du clown a connu quelques détournements et dénaturations. Je m’étais appliqué à y croire et à rire sans être fou ni souhaiter le devenir. Jamais parfaitement arrivé, mais il est resté très présent dans mon souvenir. Le gag du piano qu’il allait bouger plutôt que sa chaise. Une leçon de vie, de méthode et de manières. Le violon trop petit, la naïveté ensorcelante, les dialogues avec son instrumentiste. Etre drôle et malin en un centre de l’univers dont personne n’avait soupçonné l’existence. Au subjectif présent, je l’avais intériorisé enfant.

 

On ne sait dont pas où est le centre du monde ni quand se traverse le milieu de la vie. Grock avait trouvé l’un et l’autre. Il voulait du monde être le centre, y parvenait parfois. Resta volontaire et fort au-delà de ses guerres. Je vois des images. Lui en homme d’affaires, son sourire loin de lui. Un oncle distant, un grand-père inconnu, l’ami qu’on ne revoit plus. Un corps sculpté dans le bois que charrient nos rivières. Cet amour de l’amour qu’à nous-même on se porte et cette peur qu’avant nous il s’en aille.

 

Cirque, cercle, et nous qui regardons. Ses entrées, jamais ne devaient finir, ne pas recommencer. Ne plus revenir, à l’essentiel des émotions qui peuvent entraîner le rire. Le déclencher pour toute une cascade de raisons. Avant de savoir et de savoir compter. Un dialogue par l’absurde uniquement de presque nouveau-né à pas encore tout à fait parti. Se comporter d’une manière telle que, grosses lèvres rouges, blanc menton, dents fraîches et petit violon, il ne se tiendra pas droit dans ses trop grandes chaussures. Si l’éternité est à vivre le costume de clown doit être abandonné, mais peut-être doit-on le garder ? Pour un moment, « pour un instant seulement ».

 

J’ai dû, je crois, obstinément tenter de démaquiller les clowns. D’autres le font des moteurs. On ne choisit pas ses domaines d’incompétence. Interroger ceux qui ne nous voient pas et avec eux ceux qui les regardent. D’autres parlaient pour et de lui. L’avenir n’en revenait pas. Un jour, il s’impose à nous qui devenons immobiles.

 

L’Italie, l’Allemagne, alors qu’il faisait sombre, dans le chaud et froid. On nous documente sur lui. Nous voilà à peu près informés en temps de paix. Mais tout n’est pas dit, chronicité des souvenirs et de leur évanescence. Toujours un peu dangereux en scène, entre deux langues et trois nations. Il fallait le longer ce rideau de laine boréale qui s’ouvrait. Parvenir à hauteur de tous les rires faisant fine bouche et large sourire, dévoreur de son propre talent. Toujours plus compliqué que les veules apparences n’acceptent de le dire. Mais l’enfant a compris, « il est une éponge » dit-on aujourd’hui, quand on veut se débarrasser de lui. Se laisser distraire et guider. On peut aller chercher des informations encore et encore, couleurs et longueur du manteau, sens et qualité des dialogues, étrangeté de la tension relationnelle avec les faire-valoir. Je ne suis plus tout à fait un enfant. Au bout du numéro, vient l’incident qui change tout et, dans la vie, l’information qui transforme le clou du spectacle en spasme de réalité.

 

Le croiserais-je aujourd’hui, lors d’une promenade à la lisière de nos forêts, ne serait-il pas épuisé, que nous converserions. En amis, réduits à l’authentique, un bris d’universalité. Je ne lui dirai pas ce qu’il a représenté. Il n’en voudrait plus, de représentation. Pas au-delà du trépas. Juste un instant paisible, comme un premier, un dernier, le tout. Foin des désabusements, écouter le soleil sonner midi, à l’ombre si près des fraicheurs de vie, absinthe sans alcool, fée des champs sans trompe-la- mort ni sauve-qui-peut. La puissance épaisse des tréfonds quand elle nous épargne des moments de vie, nous laisse à côté du cirque.

 

A nous de ne plus jouer à ces instants précis et d’être seulement, délicatement engoncés dans une nudité d’esprit toute trouvée. Sans même éclat ni volonté de rire ou de continuer. Pas fini les numéros, pas commencé de saluer Charlie Chaplin. Atermoiements narcissiques, gloussements de la mémoire. Il ferait sans le dire le secret du savoir se taire.

 

Genève, le 1er février 2020

Commentaires (1)

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29.07.2020

"Etre drôle et malin en un centre de l'univers dont personne n'avait soupçonné l'existence" Une belle image qui résume bien une personne comme Grock!

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