Le souvenir d'un tournage et la vision du film à nouveau quarante ans plus tard. Un homme, un pays et ma bienheureuse et maladroite écriture. Je ne cherche plus la contradiction. Le débat social est anéanti. L'intime se poursuit.
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Il a posé son regard sur mon cher Jura, s’y étant rendu en 1982 pour tenir le rôle principal dans un film de Claude Goretta. Regard, il est vrai, attentif et puissant. Du moins, il en donnait le sentiment. Il était acteur et tenait dans ce film, « La mort de Mario Ricci », le rôle d’un journaliste quinquagénaire fourbu déjà par le cours de sa vie et boitant bas car sérieusement blessé à une jambe selon la volonté des auteurs du scénario. La saisissante blancheur de ses cheveux mêlée à la lumière du ciel et des pâturages en été. Il ne dit pas grand-chose et ne se départit jamais d’un calme qui semble lui permettre d’être judicieusement en rapport avec le monde. Il y a cette lenteur propre au cinéma suisse d’alors, cette pesanteur du scénario. Et les arbres en contre-plan, la vivacité du réel telle que restituée par le cinéma.
Gian-Maria était préoccupé par lui-même ainsi que par son personnage qui l’était à son tour par son délitement, l’interview qu’il préparait et la mort du travailleur italien. Personne toutefois ne semblait attentif à l’éloquence du silence ni aux réponses crûes de l’horizon. J’ai reconnu ces lieux, le croisement à quarante-cinq degrés après Les Reussilles, ces forêts sans nom où chaque arbre tait expressément plus que sa hauteur, ses formes ou sa matière, cette immensité à portée de main du Petit-Bois Derrière. Gian-Maria s’y trouvait, présence physique indéniable. Je me souviens des articles en 1982, nous informant de ce nouveau tournage de Goretta dans le pays. Le film en préparation gardait son mystère. Il l’a perdu sans nous le rendre.
Volonté, je le revois maintenant en visionnant le film, semble être resté dans ses Far-West où Clint le fit mourir si fameusement. De retour devant la caméra européenne, le rôle de l’intellectuel profond était difficile à tenir est l’est plus encore aujourd’hui s’agissant de la faim ou des autres crises pérennisant le mal. L’expert retranché, le grand reporter de retour. Retour des retours pour lui plus encore. Des préoccupations surfaites, la détermination, continuation de la lutte, la pitié dans le sexe – fausse perle rare – et l’accident mortel de Mario en contre-jour. Toute pensée méritait salaire mais personne ne parlait du Jura qui en avant autant qu’en arrière-plan était comme attaché à sa chaîne.
Profondeur est un mot dont on a perdu la clef. C’était vrai sur ce tournage, ça l’est encore aujourd’hui. On voit combien le personnage incarné par Gian-Maria est allé au fond des choses et veut s’y rendre encore et combien il était important que quelqu’un tienne le rôle de celui qui ne lésine pas avec le raisonnable et le connaissable. Dans le film c’était lui et dans la vie … dans la vie c’est le Jura où la profondeur d’une toute humaine émotion épouse les courbes et les combes. Le paysage propose à celui qui s’y invite une matière pour la pensée, un aller vers les échos, des reflets de finitude, les altérités de l’être que nous sommes. On ne retrouve pas cela dans les dialogues ni à l’époque ni aujourd’hui. Les regards de Volonté se perdaient dans l’immédiat de ses pensées sur un mur dans la nuit improbable de cet hôtel qui déjà n’existait plus et même depuis fort longtemps. Il a été reconstitué pour le film, une approche à Etiolaz, une autre dans les Franches-Montagnes, ce qui aurait pu être une terrasse d’un restaurant d’ici, mais les intérieurs tournés en ville. Un St-Gervais devenu Croix fédérale. Le film était une reconstitution sociale et naturelle qui se voulait intemporelle. Elle ne l’est plus. Les personnages sont partis avec les fameux acteurs, la sincérité des auteurs et le dialogue entre tous et d’entre les tombes.
Tu regardes la mer, comme je le fais à l’instant, elle t’intègre dans un tout indifférencié. Même regard secret de Volonté, pareils renoncements, sur les lieux de l’après-fête ou sur l’ombre d’une silhouette, celle de la serveuse fantasmatique, en l’occurrence de Magali Noel, projetée sur les murs supposés, ainsi que l’amour et la nuit, de la ferme jurassienne.
La serveuse à l’ancienne, le rôle de l’intellectuel, l’expert humanitaire, son découragement, rien ne s’affranchit de l’œuvre étrange du temps, de la perpétuation de ses effets sur ce qui vit et cherche à penser. L’étranger du tout-venant aussi a changé de genre, sa problématique s’est modernisée, nous ne savons plus où nous en sommes. Quand le film a été tourné il nous appartenait d’agir et l’action devait se substituer à la révolte. Aujourd’hui elle devient son contraire, une force active qui se doit d’être juste et communément acquise. Maitrise de genre. Claude Goretta et Georges Haldas ont donné à leur scénario une gravité multiple et répandue dans tous les faits relatés ou suggérés dont une intangible, celle des pensées de Gian-Maria ou de son personnage, ce qui se disait réellement en lui. Désormais ce peut n’être rien, s’être dissipé alors que la disparition des horizons et de la matière du paysage de ce qu’elle rend humainement possible – ou est-ce au-delà de l’humain ?- est autre sur l’échelle du temps autant que sur les lignes enfuies de nos aléatoires perspectives.
Bien sûr, le paysage se dissipe lui aussi par sa réduction instantanée dans les effets et les virtualités de l’espace mais il garde sa grandeur et accueille celle des êtres vivants avec en eux parfois une conscience. Dans le Jura, avoir été en plein soleil ou regarder tomber la pluie. Tout ce qui disparait, individu et pensée, demeure implacablement possible par le fait même de l’avoir été. L’image prise alors et que restitue l’instant. Gian Maria devait figurer le jaillissement du rien qui pourtant jamais ne se laissera filmer. Il le regarde fixement depuis sa voiture dans la dernière séquence, en passager, en partance, figé par l’exténuation de toute nouvelle mouvance en lui. Le pays aussi le regarde et comprend cette force qu’il inclut et dont on s’exclut par le désir de départ involontaire. Je n’en n’étais pas. J’étais de ceux qui allaient revenir et assistais en spectateur potentiel à ce que devait être la projection. Le cinéma aussi est une scène qui accepte le reflet au loin. S’ils avaient su, terres et forêts, toutes les sciences inoubliées dont l’anthropologie et ses fragilités. Subsomption d’un tout dépourvu de spiritualité.
Ce film, je l’ai revu comme happé par l’écran un soir avant de partir pour quelques jours à la mer. En j’ai écrit ceci en me baladant. J’ai aussi repris une lecture d’un livre de Gilles Deleuze, bien connus, le livre, l’auteur et le sujet aussi « Nietzsche et la philosophie ». J’apprécie ces entrecroisements, « (…) l’être universel se dit d’un seul devenir, le tout se dit d’un seul moment » (p. 112). C’est une de mes phrases fétiches désormais et ce fétichisme ne lui fait pas perdre son sens ni sa force. Excellences de la réitération. J’aurais aimé qu’elle fût, sinon dans le dialogue, du moins dans les pensées de Gian-Maria, non pour parler philosophies ni même des auteurs précités et moins encore de volonté de puissance, mais pour mettre en mots plus qu’en silences obstinés ce qu’inspire une présence dans le pays, Jura, ou ailleurs, vraisemblablement, mais Jura pour lui à cette occasion-là. Une étendue, fragmentée, des vallées, une origine et la valeur des détours. La mer est beaucoup plus qu’un lieu de vacances, le regard se perd dans l’intériorité des silences, et ce pays si prenant était, je le vois d’où je fus, beaucoup plus qu’un lieu de tournage. Le pas qui s’entend dans l’herbe mouillée, la roue notifiant un déplacement. Cela ne se voit pas dans le film, la tristesse des gens et leurs peurs trépassées.
La nature laisse aller et venir les douceurs et les orages. Un moment perdu est bien le seul que l’on puisse réellement aborder en vainqueur. Saisir à la fois le calme dans le pays, la beauté de l’autre dans ses yeux, l’innocence profonde des justes réflexions, l’amour qui va en se battant, et soi parmi ce tout réfléchissant. Gian Maria avait besoin de temps et nous avec lui. Nous regardons passer les vaches et n’accordons plus beaucoup d’importance à ce qui gagne en signifiance. Le grand partage cinématographique d’une déshérence non encore tout à fait acquise. Je me vois prochainement faire un tour dans le Jura qu’il vente ou qu’il pleuve pour y paître de nouvelles pensées tout en prenant la peine, et l’effort sera grand, de me taire intimement.
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