Créé le: 30.12.2014
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Gaïa

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© 2014-2024 Jean Cérien

Venez avec moi dans cette  terre lointaine où nous conduit la voix de Maria Cecilia Bartoli.
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Une nuit de cendre, je rêvais de moi, sans que ce ne fût moi.

Je m’étais endormie comme d’habitude, j’en étais certaine bien que je rêvais.

Et pourtant, en face de moi je me retrouvais mais je ne me trouvais pas.

J’étais secouée et j’hésitais à vouloir me réveiller. Il n’y avait rien d’exceptionnel à ce que je sois dans mon rêve. Mais j’étais dans mon rêve deux fois, l’une en face de l’autre et aucune : l’une annulant l’autre. Même en rêvant, je n’ai pas trop l’habitude d’être sans moi-même. Cela m’était déjà arrivé une fois ou deux. La première, lors d’un accident sans conséquence; j’avais fait un vol plané suite à une collision et je m’étais vue, de dos, parcourant l’espace qui séparait le choc de ma chute. Comme s’il y avait eu deux ondes parallèles entre les deux événements. Une autre fois, je m’étais retrouvée plus grande que mon corps. Je me voyais, d’un regard intérieur, avec des formes gigantesques : ma méditation avait dérapé, j’occupais bien plus de place que la place que j’occupais.

Dans ce rêve, je ne me voyais ni de dos en vol plané, ni fondue dans mon environnement, je me dévisageais en face de moi. J’étais bien ancrée dans mon corps et nullement dans l’autre. J’étais en face de mon clone, dans un rêve ou dans un aéronef en partance pour une autre terre. Il fallait vraiment que je me réveille pour m’assurer que la réalité ne m’avait pas échappé. Étrangement, je n’y arrivais pas.

Je chantais d’une voix douce, profonde et merveilleuse. J’écoutais ma voix chanter et pourtant je ne chantais pas ; c’était bien ma voix, mais sublimée, travaillée, lumineuse; elle chantait : “Yo que soy contrabandista”. Je ne chantais pas, j’en étais certaine. Je rêvais que je chantais, mais ce n’était pas moi. J’avais de plus en plus de peine à comprendre ce rêve qui dérivait sans pouvoir en sortir. C’est alors que j’arrêtai de chanter et me dis à moi-même : ‘Bonjour, je m’appelle Cécilia, je sais, tu t’appelles Maria.’

-En effet, je m’appelle bien Maria, comme Callas, mais je ne sais pas chanter ; j’aurais tant voulu, petite, chanter de si beau chant ; j’ai essayé pendant plusieurs années, mais même ma professeure de chant ne pouvait me suivre au piano : je passais d’une octave à l’autre au milieu d’un mot, puis retombais de deux autres octaves.

Enfin, j’avais compris ! À cette époque j’écoutais souvent Maria Cecilia Bartoli; il était naturel que j’aie rêvé d’elle, avais-je pensé ! Mais pourquoi je ne peux pas me réveiller ? ajoutai-je dans mon rêve, mais à haute voix.

Cecilia me répondit alors : tu ne rêves pas, tu es vraiment dans un vaisseau spatial. Nous avons un problème d’importance sur Gaïa et j’ai été choisie pour le résoudre. Troublée et inquiète, je demandai à Cecilia si je pourrai retourner chez moi à l’heure pour me réveiller; j’avais une affaire d’importance le lendemain matin !

-Tu es bien une humaine, tu penses à toi en premier quand la vie elle-même est en danger sur Gaïa et sur la Terre ! Elle soupira brièvement et ajouta : ce sera plus difficile que je l’avais prévu !

-Mais que puis-je faire ? Je ne suis qu’une assistante administrative, d’une grande entreprise, parmi tant d’autres. Elle me coupa net : tu es mon double, tu es mon ombre sur la Terre et je suis ton ombre sur Gaïa. Si tu n’as pas pu chanter sur Terre, c’est que je ne voulais pas être l’ombre d’une artiste sur Gaïa; et je le voulais plus fort que toi !

Certaine, que j’avais choisi mon métier, comment pouvait-elle me faire croire qu’elle avait choisi pour moi ? Je n’avais rien dit et pourtant elle me répondit :

-Non, tu avais choisi d’être chanteuse et je t’ai conduite vers ton métier pour être tranquille. Parfois, ceux de la Terre gagnent, parfois, ceux de Gaïa, l’emportent; entre nous c’était clair dès le début : avec moi, tu n’avais aucune chance !

Je n’avais pas envie de discuter ces galimatias. Je me renfermai sur moi-même et aussitôt j’entendis la voix de Maria Cecilia vibrer et créer des harmoniques dans lesquelles Cecilia me laissa plonger avec délice. La musique s’adoucit et adoucit les mœurs de ma nouvelle amie. Elle m’offrit une tranche du gâteau au chocolat que je préfère, accompagnée d’un thé vert japonais d’une saveur jamais égalée. Je dégustai et lui demandai :

-Comment connais-tu mes goûts ?

Elle me laissa manger sans réponse. Ensuite elle déroula un long discours plein d’arguments que je ne comprenais pas; il s’agissait des dimensions de l’univers que nous ne pouvons percevoir, des choix de la vie et autres grandes paroles philosophiques. Comme je n’avais pas compris grand-chose, elle me proposa un résumé. Elle parlait lentement, très posément, avec une assurance qui m’impressionnait. Elle m’apprit que nous étions des doubles opposées, l’une sur Gaïa et l’autre sur la Terre; il y a très longtemps, les humains avaient beaucoup de peine à trouver à manger, s’abriter de leurs prédateurs et se reproduire. Les conditions climatiques et environnementales étaient, petit à petit, devenues catastrophiques. Ils développèrent une capacité spécifique de rechercher de la nourriture, des lieux pour s’abriter et des partenaires pour se reproduire.

Ils durent développer ces capacités pendant des millénaires et se spécialisèrent ainsi dans l’usage de la partie du cerveau appelée néocortex : un outil de situation, projection et mémorisation de l’individu dans son environnement. Cet outil devint si complexe qu’il permit de mémoriser un nombre gigantesque de situations et de les assimiler à des sons. A la naissance du langage, l’outil prit le nom de ‘sujet’, ‘ego’, ‘personne’ voire ‘individu’, selon les époques et les langues. Au contraire, sur Gaïa, la nourriture était abondante et les partenaires aussi. Ainsi, ce n’est pas le néocortex qui fut développé mais le centre de plaisir, l’aire tegmentale.

-Si j’ai bien compris, sur Gaïa avoir du plaisir est plus important que de savoir qui l’on est !

-Oui, et c’est exactement pour cette raison que nous nous sommes couplés à vous dans la 17ième dimension, afin de nous assurer une identité stable. Le plaisir que nous éprouvons à nous fondre dans notre univers, à ne pas nous distinguer les uns des autres nous a permis de comprendre facilement l’ensemble des dimension de l’univers et d’y jouer inlassablement. Mais nous n’arrivions pas à transmettre à nos descendants ce que nous avions appris et chaque génération devait tout recommencer.

Un jour, une personne de Gaïa découvrit qu’il était possible de nous lier aux humains de la Terre et ainsi nous pûmes garder notre plaisir de vivre tout en nous distinguant les uns des autres. C’est comme cela que nous sommes devenues des jumelles.

Je venais de découvrir que j’avais une jumelle sur une lointaine planète que je ne connaissais pas. Inquiète, je voulais absolument savoir si je pourrai rentrer chez moi ! Comme je vis une fenêtre de côté, je me levai avec l’intention de découvrir le monde extérieur : la terre était-elle déjà loin ? étions-nous déjà dans une autre galaxie ? Ma jumelle avait parfaitement compris mon manège ! elle me dit : nous parcourons de telles distances que la lumière vient avec nous, il n’est pas possible de voir dehors.

-Nous allons aussi vite que la lumière ?

-Vous terriens croyez que le temps existe, en fait seul l’espace existe ; nous vous avons beaucoup observé pour comprendre ce que vous vouliez dire par ‘le temps qui passe’. L’espace n’est pas symétrique, tous les ordonnancement ne sont donc pas réversible. C’est une asymétrie qui provoque l’irréversibilité de l’espace que vous appelez ‘le temps qui fuit’. Pour nous, seul l’espace existe, avec ses particularités.

Comme je ne comprenais rien, elle abandonna l’explication. Comment pouvais-je me déplacer presqu’aussi vite que la lumière tout en supportant la force d’accélération ? je pèserais des tonnes et des tonnes, sur terre, me dis-je. Elle éclata de rire. J’avais l’impression d’être un philosophe de la Grèce antique devant l’aéroport intercontinental de Bangkok : Suvarnabhumi. Qu’il doit être bon de mourir avant de devenir un étranger à soi-même pensais-je alors. Comme d’habitude – pour autant que l’on puisse parler d’habitude dans un rêve qui n‘en était peut-être pas un – elle me répondit, alors que je n’avais pas prononcé un mot. Le cerveau est très plastique et s’adapte très bien, même sur des évolutions aussi radicales; mais il faudra que les humains de la Terre se débarrassent des croyances crées par leurs ego pour bénéficier de cette souplesse. Après la vitesse de la lumière, la structure de mes connaissances était remise en cause; je sens que le voyage devenait de plus en plus captivant, mais allais-je mieux comprendre ce qu’elle avait à m’apprendre ? Dépitée, vraiment dépitée d’entendre pour toute réponse qu’elle ne pouvait rien m’apprendre; je me plongeai une fois de plus dans la douceur de la voix de Maria Cecilia Bartoli. À la fin du chant, Cecilia s’émerveilla du progrès que j’avais fait dans l’appréhension de son univers. Moi qui l’avais oubliée, effacée par la voix envoûtante qui m’avait habitée sans réserve.

Peut-être qu’elle voulait me faire abandonner la question du retour sur terre. J’allais le lui demander quand elle m’expliqua que j’étais inquiète parce que j’étais désunie entre mon passé sur terre et mon présent dans le vaisseau spatial. Il suffisait que je me réconcilie avec moi-même dans les différents niveaux spatiaux que j’habitais pour que la question du retour sur terre ne se pose plus.

Il fallait vraiment que je me réveille, j’étais embarquée dans un rêve sans fin dont j’avais totalement perdu la maîtrise ! Je me souvenais des bandes dessinées où les héros se pincent pour savoir s’ils rêvent ou pas. Cécilia éclata encore une fois de rire; pourquoi ne se ferait-on jamais mal en rêve ? parce qu’instantanément cela s’appellerait un cauchemar ? En effet, dans un rêve je ne me dis pas que c’est un rêve ou un cauchemar, c’est après le réveil que je catégorise ce qui m’est arrivée en rêve ou en cauchemar. Il suffirait donc de me demander si je vivais un rêve ou un cauchemar et je saurais si j’étais réveillée !? Le rire de Cécilia se poursuivait doucement, avec bienveillance et joie. Je m’étais encore une fois égarée dans ma logique d’alignement de mots trompeurs. Cécilia ramena ma projection du plan spatial qui s’occupait de ma vie concrète dans le vaisseau et la tension avec mon passé s’apaisa. Pour ce faire, elle l’enveloppa des chants irrésistibles de la Bartoli. Une fois encore, je filais à la vitesse de la lumière dans un espace de splendeur qui était devenu le mien, mais sans peur ni inquiétude.

Le sommeil me submergea lentement mais inexorablement; je ne me souvins plus de la suite. Je dormais dans mon rêve; ceci aurait dû amener un écart entre ma perception des changements de mon espace et ma conscience de l’espace; de cet écart, j’aurais dû en déduire le temps passé; par exemple le changement de lumière, l’heure qui a filé ou d’autres modifications. Dans le vaisseau spatial, je me rendis compte qu’il n’y avait ni heure, ni date, ni changement de lumière; avais-je dormi longtemps ou pas ? je ne pouvais le savoir. Cécilia me rappela que le temps n’était que de l’espace parcouru. Comme nous traversions un espace incommensurable avec mes déplacements habituels sur terre, ce que j’appelais temps n’avait plus de sens pour moi dans ce vaisseau spatial, Je ne pouvais plus comparer l’état de deux espaces et appeler cette comparaison du temps qui passe. Je compris que ce n’était plus mon monde physiologique qui était décalé, mais mon monde sensible, celui de la perception de mes sens. Je lui demandai une fois encore de pouvoir écouter… elle m’interrompit et déclara que lorsque le cerveau ne pouvait plus projeter un plan, il devenait dépendant ou addict d’un référentiel irréel. J’allais devenir dépendante de cette musique chaque fois que je ne serais pas certaine du ‘temps qui passe’. Alors non, pour l’instant c’était le silence de l’entracte. Je fis quelques pas par-ci par-là puis regagnai mon siège, calmement un peu comme tout un chacun. Je la regardai, si calme, si détendue, dans ce vaisseau spatial dont je ne connaissais ni la position, ni la vitesse; son existence même ne m’étant pas certaine.

Le chant m’enveloppa de nouveau; étrangement, je passais de moments où ce voyage me transportait de joie à des moments de tristesses profondes, et parfois, la voix de Cecilia me murmurait des paroles que j’entendais sans comprendre : le corps émotionnel désaligné engendre la peur, la colère, la tristesse ou l’excès de joie. Perdue dans le chant, je ne m’étais pas rendue compte que nous étions arrivées à destination. Je quittai la salle de concert la dernière, après être revenue des profondeurs, lentement, par paliers. Au fur et à mesure que mon corps conceptuel reprenait le contrôle, je pris conscience qu’il se jouait de mes sens, de mes émotions, de ma vie et me faisait croire que de prévoir le lendemain, de rendre cohérent notre passé ou de courir après l’éclat de l’ego étaient l’enjeu de l’existence. Ce concert m’avait ouvert l’esprit et je saisis, comme dans un éclair, que mon ego distinguait fondamentalement entre moi et le reste du monde, alors que cette frontière n’était qu’une création du labyrinthe verbeux dans lequel il m’enfermait. Là où je croyais gagner, posséder, utiliser où être le centre du monde, je déséquilibrais, emprisonnais, usais le reste du monde, et n’était rien d’autre qu’une partie du tout dans lequel j’évoluais.

Dehors, la chaleur du soleil chauffait ma peau, douce comme de la cendre.

 

Jean Cérien, le 9 décembre 2018

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