Créé le: 14.04.2023
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Fraîcheur garantie

Histoire de famille, Nouvelle

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« Vous rencontrerez quatre types d’individus dans votre vie», m’avait-on avertie à ma sortie d'usine. « Les frais et les émiettés sont les plus répandus, mais vous connaîtrez aussi les trop mous et les trop secs ». Je m’en suis tenue à ces propos pour me faire une idée du monde.
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J’en ai connu des petits-beurre dans ma jeunesse. Pas étonnant, me direz-vous, pour une boîte à biscuits. Mais ce que vous ignorez, c’est que ma connaissance des douceurs m’a également apporté une compréhension du genre humain que beaucoup d’entre vous pourraient m’envier.

 

Ma première mission dans ce monde fut d’assurer une atmosphère fraîche et sèche aux cinquante-deux petites fesses de chacun de mes protégés. Mon premier propriétaire, un jeune garçon d’une dizaine d’années, ne manqua pas de se réjouir le jour de mon arrivée dans son foyer. Il me montra tout de suite à ses amis et s’empressa de partager mes petits-beurre avec eux. Mais après deux semaines passées dans sa maison, je constatai avec inquiétude et déception que six de mes chers amis quadrangulaires n’avaient toujours pas trouvé preneur. Personne ne vint jamais les saisir pour les croquer. Ce fut dans une profonde douleur que je sentais progressivement, au fil des jours, leur texture ainsi que leur odeur si caractéristique s’emplir d’humidité. La rondeur de leur léger arôme beurré s’en allait pour laisser place à un relent amer de galette croupie. Je fis pourtant tout ce qui était en mon pouvoir pour les maintenir au sec, mais sans succès. De mon côté, j’avais été rangée au fond d’un placard de salle à manger. On nous avait lâchement abandonnés mes protégés et moi !

 

Le temps passant, d’autres boîtes furent placées à mes côtés dans le placard. Je m’aperçus vite qu’elles devaient traverser exactement les mêmes épreuves que moi. Presque chaque fois que nos propriétaires recevaient des visites, nous savions qu’une de nos semblables, une nouvelle, allait tantôt nous rejoindre. Mais une fois vidée de son contenu, la nouvelle finissait comme nous autres, au fond du placard. Plus personne ne s’intéressait à nos carcasses, une fois privées de la fraîcheur de nos jeunes biscuits. J’avais beaucoup de difficultés à accepter le début de rouille qui m’attaquait et je m’inquiétais toujours du sort de mes six petits-beurre restants. Vous savez, pour un biscuit, il n’existe rien de plus protecteur qu’une boîte en fer-blanc comme moi. Mais il fallait se rendre à l’évidence. Au fil des mois, je dus accepter leur fatale décrépitude, jusqu’à ce qu’un jour, contre toute attente, la mère du jeune garçon vint m’arracher à la pénombre de ce fond de placard. Après avoir retiré mon couvercle, elle tordit son visage dans une expression de dégoût absolu, puis elle vida mon contenu dans un énorme récipient métallisé. Quel cauchemar de finir ainsi pour mes six compagnons, ou ce qu’il en restait. Finir sa vie ailleurs que dans la bouche d’un humain est la pire chose qui puisse arriver à un petit biscuit. Sans doute que si un habitant de la maison s’était attardé un peu plus tôt sur eux, ils auraient été moins repoussants, moins putrides.

 

Je me surpris alors à espérer que les humains ne fassent pas de même avec leurs semblables. Mais je dus malheureusement me rendre à l’évidence quelques années plus tard. Je constatai qu’ils se comportaient avec leurs congénères exactement comme ils se comportaient avec les petits gâteaux. Ils aiment les leurs tant que ceux-ci respirent la fraîcheur et la santé. Mais au moindre signe d’altération, ils les abandonnent pour ne plus les voir. Les pauvres victimes esseulées finissent alors elles aussi par toucher le fond, non pas celui d’un placard ou d’une boîte, mais celui du trou creusé par leurs soins.

 

Les années qui suivirent ce constat furent pour moi très mélancoliques. La mère de famille vivait toujours dans la maison, mais seule. Le jeune garçon avait quitté les lieux sans même poser un regard sur moi ou sur sa mère avant son départ. Moi, je n’étais, après tout, qu’une vieille boîte à biscuits démodée, vague souvenir d’un anniversaire d’enfant, et je n’avais jamais su contenir autre chose que quelques petits biscuits. Mais sa mère ? Elle avait porté cet enfant jusqu’à son épanouissement et, enfin sûr de lui grâce à la protection et au soutien maternels reçus, il s’en allait au loin faire sa vie, sans un regard en arrière. Même si Madame avait sacrifié mes six derniers petits compagnons longtemps auparavant, je m’étais sentie encore beaucoup plus triste le jour où le jeune homme avait quitté la maison. J’espérais alors trouver un moyen de me rendre intéressante auprès de Madame et lui montrer à quel point je la comprenais. Je n’eus heureusement pas à faire le moindre effort pour cela. Quelques semaines après le départ de son fils, la mère de famille me sortit enfin du placard et me déposa sur la table de la cuisine. Sa manière de me saisir, à la fois si douce et si sûre, me procura un soulagement et un sentiment de bien-être que je n’avais plus ressenti depuis le jour où j’étais entrée dans cette maison. Son geste était si précis et attentionné que je m’étonnai même de me voir lui accorder ma confiance.

 

Elle m’ouvrit délicatement et me rinça soigneusement à l’eau chaude et savonneuse avant de me sécher. Elle me déposa alors sur le grand buffet et me remplit de boutons en tous genres, mais aussi de fils colorés et de longues aiguilles. Quelle joie de se sentir à nouveau remplie et comblée ! Mes nouveaux hôtes étaient beaucoup plus faciles à conserver que les premiers, sans doute parce qu’ils n’étaient pas destinés à finir entre les dents de ma propriétaire. Tout comme moi, ils n’étaient pas organiques. Ils étaient donc faits pour durer.

 

Mes années de mercière furent sans aucun doute les plus belles et les plus enrichissantes de toute ma vie. Madame me sortait de l’armoire tous les soirs, à la nuit tombée. Elle me saisissait toujours très délicatement et veillait à ne pas heurter mes pensionnaires. Elle cousait, reprisait et brodait. J’aimais tant ces moments de partage avec l’humain !

 

Malheureusement, après une vingtaine d’années, la femme commença à éprouver des difficultés à m’ouvrir, puis à faire ses travaux de couture. Son geste était de moins en moins précis et ses doigts devenaient progressivement aussi tortueux que les fines branches du noisetier que j’observais tous les jours à travers la fenêtre. Puis, ses mouvements devinrent tremblants, imprécis et saccadés. Un jour, alors qu’elle me sortait de l’armoire comme à l’accoutumée, je fus prise d’un effrayant vertige et je ne pus que constater notre lourde chute à toutes les deux. Je me retrouvai alors presque aussi étendue qu’elle, au sol, mon contenu déversé sur les froides lattes de bois de la vieille bâtisse. Ce fut la dernière fois que je vis Madame.

 

Les jours qui suivirent sa disparition furent les plus angoissants de ma vie. Je me retrouvai à nouveau vidée de mon contenu. J’avais appris à connaître les différents types de boutons et l’entier du matériel de couture de Madame. J’avais apprivoisé les fils, les épingles et les crochets au fil des années. Pourtant, voilà qu’à nouveau, ma vie était vide de sens. On me ballotta de pièce en pièce, puis je fus déplacée dans un grand cageot de bois où j’eus au moins la chance de retrouver mes congénères de l’ancien placard de la salle à manger. Je fus très surprise de voir réapparaître le jeune garçon, qui était devenu un homme à la stature imposante. Une jeune dame élégante et un garçon très vif lui ressemblant beaucoup, l’accompagnaient. Étant spécialiste des contenants et des contenus, je remarquai vite que la femme renfermait un hôte. Son ventre rebondi et protecteur contenait un trésor. Jusque-là, je n’avais jamais pensé que les humains pouvaient eux aussi faire office de boîte.

 

Les semaines passèrent et la maison de Madame fut totalement vidée. Je me retrouvai dans une sombre cave durant les dizaines d’années qui suivirent. Je ne contenais malheureusement plus rien, mais au moins, j’avais retrouvé mon ancien propriétaire. Le jeune homme et son épouse m’avaient amenée dans leur propre maison. Mais ils eurent vite fait de m’oublier. De temps en temps, la femme ou l’homme descendait chercher quelque chose à la cave, mais ce n’était jamais moi. Le petit être que la femme contenait finit par ne plus occuper son ventre. Je me demandais souvent avec effroi s’il avait fini comme mes six anciens compagnons petits-beurre. Je fus rassurée le jour où je fis connaissance avec une charmante petite fille qui devait être l’ancienne occupante du ventre de la jeune dame.

 

Les années passèrent. Je m’apercevais que, progressivement, la maison retrouvait un certain calme. J’entendais de moins en moins courir au rez-de-chaussée. Puis, je finis par ne plus voir que le jeune homme, que j’appelais dorénavant Monsieur, car il avait bien changé. Il mettait souvent des vêtements dans une grande machine tournante qu’il vidait ensuite. Je le voyais environ une fois par semaine à la cave, mais je ne vis plus jamais Madame son épouse.

 

Un jour, Monsieur, devenu encore plus ridé que les pommes qu’il laissait parfois traîner trop longtemps au sous-sol, s’approcha de moi et me tira difficilement de l’étagère sur laquelle il m’avait posée quarante ans plus tôt. Son geste était étrangement identique à celui de sa mère quelques décennies auparavant. Il me monta à l’étage, me posa délicatement sur la table de la salle à manger, et se mit à me remplir de papiers très étranges. Sur ces drôles de feuilles brillantes, je pus retrouver le visage de Madame son épouse, ainsi que ceux de leurs deux enfants. Sur l’une d’elles, j’entrevis même la silhouette rassurante de la maman de Monsieur, mon ancienne bien-aimée propriétaire. Elle portait le jeune garçon sur ses genoux et semblait heureuse. Monsieur pleurait. Il se mit alors à ranger les différents papiers brillants dans mon espace protecteur. Puis, il remit mon couvercle en place.

 

De simple boîte à biscuits, j’étais alors devenue gardienne du passé. Et je vais vous confier quelque chose : je ne me suis jamais sentie aussi utile et vivante ! On m’avait dit que j’allais rencontrer quatre types d’individus dans ma vie : des frais, des émiettés, et aussi des trop mous et des trop secs. Mais l’existence m’a appris que les humains, tout comme les biscuits, doivent passer un moment ou l’autre, par ces quatre états. Prenons l’exemple de Monsieur. Lorsque je l’ai connu, alors qu’il n’était qu’un jeune garçon, il avait presque la même allure et surtout la même fraîcheur que les petits-beurre tout juste sortis de la fabrique. Puis, j’ai vu la vie le réduire en miettes après la disparition de son épouse et le départ de ses deux enfants. Il s’est alors complètement ramolli, tandis que son coeur s’est étrangement asséché. J’avais déjà observé le même phénomène chez sa mère auparavant. Mais je remarque que les petits papiers brillants, sur lesquels figurent les images du passé, redonnent une nouvelle fraîcheur à Monsieur dès qu’il soulève mon couvercle. Je me sens alors enfin totalement accomplie, car j’assume ma mission première.

 

 

 

Commentaires (5)

Joelle Oudard
17.07.2023

Quel joli parti-pris que celui de l'objet ! Bravo, bien vu et texte émouvant !

Starben CASE
28.06.2023

L’idée que plusieurs fois dans une vie il arrive qu’on change de contenu me plait bien. Ce parallèle avec une boîte qui a la responsabilité de protéger son contenu, du biscuit de l’enfance aux photos du passé familial, toutes les étapes d’une vie.

André Birse
28.04.2023

Ah! J'ai osé mettre un coeur, parce que ... eh bien parce ce que j'ai aimé ce superbe texte aussi bien écrit qu'inspiré. Et dire, que je vais oser concourir aussi. Le talent que l'on voit fleurir ailleurs ne doit pas empêcher le labeur que l'on prévoit de recommencer .

Frau La Fée
26.04.2023

J'ai adoré ! J'aime beaucoup les récits dont le narrateur est un objet. "Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?" comme dirait l'autre. Merci pour ce moment passé en compagnie de cette boîte pleine de bonté.

La Lyre et le Lys
27.04.2023

Merci beaucoup pour ce commentaire bienveillant.

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