Créé le: 29.07.2024
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Evan le Métis
Même dans ses rêves les plus fous, Jeremy n’imagina jamais que changer un prénom suffirait. Il lui faudra avec patience, image après image, extirper chaque relent de cette nuit d’épouvante, pour que sa terre purifiée luise à nouveau d’espoir.
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1. Dernier coup d’œil à la planche bien en vue sur la table lumineuse : dessinés de mémoire, l’écriteau menaçant et, en arrière-plan, l’imposant bâtiment nimbé d’obscurs secrets.
À mi-voix, l’homme : “Oui, c’est exactement ça.”
Après contrôle des baies vitrées, des portes, après les lumières éteintes, l’alarme activée, son sac de voyage sur le siège arrière de la Range Rover, il démarre. Pensée fautive pour ses enfants dans l’ignorance.
Autoroute fluide et ferry sur mer calme, tout juste deux heures et demie, centre ville de Vancouver et de là, toutes ses traces se confondent dans les immenses étendues de la Colombie Britannique.
2. La voix inquiète de Linda : “Papa, tu es là ?” pas de réponse. Appeler Noah, urgent.
“Papa ne répond plus à mes appels depuis deux jours.”
– Fouille son bureau, sa chambre, tout.
– J’ai la trouille de ce que je vais trouver !
– Vas-y et dis-moi ce que tu vois.”
Linda surprise : c’est quoi ces dessins ?
Noah : qu’est-ce qu’il y a ?
– Sur son bureau, une BD en travail, plusieurs planches très belles. Tu le savais toi, qu’il s’était remis à dessiner ?
– Non, qu’est-ce que ça raconte ? Mieux, allume la caméra de ton téléphone.”
Balayage de Linda sur le dessin d’un long édifice et zoom sur le panneau planté devant : Passer au-delà de cette limite constitue un délit punissable. La Direction.
– Bizarre, attends, je cherche ?
Réapparition à l’écran de Noah tout excité : merci à l’I.A. sur l’île Kuper, ce bâtiment était un pensionnat pour autochtones, fermé en 1975.
Linda mal à l’aise, à l’évocation de ce sujet tabou dans la famille :
– Oulala ! Une idée où ça nous mène ?
– Absolument pas, scanne moi la BD, maintenant que je suis réveillé, autant être utile.
– Je fais ça, et après ?
– On étudie le tout, chacun de son côté.
– Je devrais signaler la disparition au 9-1-1 ?
– Affirmatif, t’inquiète pas trop, papa avait peut-être juste envie de prendre l’air.
– Sans m’avertir ? pas son genre.”
3. Côté police, ton rassurant : “Rien n’indique que quelque chose de grave soit arrivé à Mr Jeremy Dawson, votre père”. Linda : “Il en a de bonnes, j’ai un mauvais pressentiment…transmettre à Noah le fichier de la BD… papa a gardé son très bon coup de crayon…qui lui a appris?… pourquoi s’intéresser à cette île aussi sinistre qu’Alcatraz?”
Case après case, Linda pénètre le drame d’Evan le Métis, élève du pensionnat dès 1972, et qui s’en échappe un an plus tard, effrayé par un événement extrêmement grave. Parents introuvables, mauvaises fréquentations, délits, case prison.
“Quel rapport entre cette histoire et la disparition du paternel ? Fiction ou réalité ?
Pause côté jardin, se vider la tête sur un transat abandonné, quel bonheur, ce soleil et cette odeur de terre fraîche, ses souvenirs de jeune cavalière, ses parents si fiers de son unique trophée, bien peu, comparé au papa avec ses victoires et des honneurs en pagaille.
Dans la BD, un Evan adulte, élu Jockey de l’année 1998. Mais.. papa aussi, élu la même année au temple de la renommée de Toronto… exposée parmi les autres, la coupe argentée 1998…Alors Evan de la BD, ce serait papa dans la vraie vie… Le fils et la fille d’Evan, ce serait Noah et elle-même…l’AVC de l’épouse d’Evan, ce serait la terrible fin de maman… ainsi les cases de l’histoire s’emboîteraient à la perfection les unes dans les autres. Mais pourquoi ce prénom ?”
Résumé fébrile de Linda à son frère :
“ Evan de la BD est jockey, toujours en déplacement pour une course, tout comme papa l’était dans la réalité.
– Et la grande fête avec les proches, le jour où nous quittons l’appartement miteux pour notre premier pavillon. Ça ne s’invente pas.
Râle de Linda : Où ça nous mène ?
Tendresse moqueuse de Noah : Alors sœurette, déjà lassée ?
– Je frustre à fond, autant chercher une aiguille… .
– Dans une des dernières cases, Evan laisse son vieux cheval filer dans la plaine et des chevaux sauvages l’entourent dans un nuage de poussière, la plus belle image, selon moi.
– J’ai aussi fouillé la piste du cheval, et trouvé quelque chose dans les factures de papa.
– Raconte, Linda.
– Notre cher père, paie depuis des années une pension pour un cheval nommé Désert Vert.
– Peut-être un retraité des champs de course, bravo sœurette.
– Merci, à demain.”
4. Retrouvailles à l’aéroport international de Vancouver, l’occasion de faire le point.
Papa en pleine déprime ? Le deuil de maman mal digéré ? Possible, mais pourquoi disparaître ? Une nouveauté : dans la BD, un Evan très remué par la découverte près des pensionnats autochtones de tombes anonymes, également très concerné par les droits des Indiens Métis, sans parler d’Evan qui se sent épié en permanence, parano ?
Résultat concret du téléphone de Linda au gérant du Teepee Heart pour en savoir plus. “Oui, Jeremy est venu il y a deux jours charger son vieux cheval dans sa remorque. Fait exceptionnel ? Non, tous les trois ou quatre mois, Jeremy fait prendre l’air à Désert Vert. Qui en sait plus ? Gloria, la co-gérante que Jeremy adore, l’a accompagné une fois, au-dessus de Coalmont, une grande randonnée à prévoir.”
Noah, résolu : “On y va, et tout de suite.”
Munis des coordonnées GPS, partir à pied dans la nature sauvage et le chant ininterrompu des oiseaux, un certain raz-le bol à devoir plusieurs fois rebrousser chemin, enfin apercevoir la bâtisse rudimentaire, telle que décrite par Gloria.
Sur une souche vermoulue, Linda doute :
“Le coin me paraît bien désert, tu crois qu’on est au bon endroit ?
– Reste un peu là, je vais voir.”
Noah arrêté par une longue bande jaune “scène de crime”, une seule information arrachée au policier en faction, avant de se faire dégager.
Linda, interrogative :
– Avec qui tu discutais et pourquoi tu es tout pâle ?
– La police…un homme mort a été retrouvé, probablement tué par un ours.
– Un ours ? Mais cet homme, c’est peut-être… exclamation horrifiée.
– Impossible d’en savoir plus pour le moment, le jour descend, on s’en va.”
5. Cache-cache entre lune et nuages sous un ciel étoilé, serpent de la Tulameen River au-milieu des silhouettes dentelées des sapins, danse des flammes dans les yeux de l’homme au large chapeau de fourrure, assis devant le feu sur une bille de bois.
Son grand cahier sur les genoux, dessiner une scène encore fraîche… le cadavre déchiqueté d’un prêtre en soutane gisant devant une cabane de rondins.
Légende : 12 septembre 2022, Evan retrouve un de ses anciens tortionnaires, tué par un ours, justice immanente, ironie du sort ?
Faire tourner les pages, remonter le temps et revivre ses impressions indélébiles.
Un immense bâtiment, un long ponton s’avançant sur les flots déchaînés de l’océan.
Légende : Evan est emmené au-delà de son territoire et de son lac.
Un immense dortoir, une centaine d’enfants debout au pied de leurs lits alignés tous semblables. Légende : les OMI ont donné à Evan le numéro 647. Chaque nuit, il pleure de solitude, loin de ses parents, de ses frères et sœurs, de sa tribu.
Une fenêtre, un profil effrayé regarde la scène à l’extérieur, deux prêtres en soutane frappant à coups de bâtons sur un gosse nu couché dans la neige. Légende : Evan voit les OMI massacrer Chuck qui hurle dans la nuit et les supplie d’arrêter.
Des trous dans la terre ouverte, vides, un seul contient un cadavre nu couvert de sang. Légende : les OMI ont traîné le corps sans vie de Chuck jusqu’au trou qu’ils appellent tombe.
Un adolescent dissimulé derrière des caisses dans la cale d’un bateau. Légende : Evan menacé par les OMI, franchit les limites interdites. Il abandonne son prénom de Métis méprisé, pour s’appeler désormais du prénom de son père, Jeremy.
Un champ le long d’une route, des restes de foyers abandonnés, des vestiges de construction. Légende : Evan ne retrouve pas ses parents, il est seul au monde.
Une longue plaine d’herbe rase, parsemée de buissons d’épineux, un cheval s’éloigne dans le soleil couchant, la crinière au vent. Légende : Evan relâche Désert Vert, son vieux compagnon qui repart dans son monde sans un regard en arrière.
Refermer le cahier. Les mots tristes de Jeremy, gravés sur la couverture par ses doigts luisant d’ocre rouge, mélangée au sel de ses larmes.
6. Sur la route du retour, lourd silence dans l’habitacle, soudain brisé par le cri de Linda : “Tourne, Noah, tout de suite.
– Qu’est-ce qu’il se passe?
– Entre sur le parking.
– Tu crois que…
– Oui, c’est bien la Range Rover de papa.
– Qu’est-ce qu’elle fait là ?
La voiture et la remorque toutes deux vides, leurs portes verrouillées. Pour Noah, un jeu d’enfant d’ouvrir la remorque. Fouille méticuleuse, mais vaine, pour un peu de paille et de vieux journaux. Au moment de sortir, dépités et sales, sursaut d’espoir à la vue du journal glissé entre les montants de protection. Tourner les pages avec frénésie, jusqu’à ce cercle au feutre bleu impossible à manquer, Linda exaltée :
“…le même cercle que dans la BD.
– Oui, et pour dire quoi ?
– Ce 13 septembre, à la Cour Fédérale de Vancouver, un grand procès sur les pensionnats autochtones.
– C’est demain, il faut repartir illico.”
7. Salle d’audience pleine à craquer : délégués des tribus Premières Nations, Inuits et Métis, nombreux médias et passionnés de la cause autochtone.
Larmes de Linda et Noah à l’entrée du témoin guidé derrière la barre de bois. Veste traditionnelle en peau et large chapeau de fourrure, son carnet de dessins sous le bras : leur père.
Serment de dire la vérité, introduction du président du tribunal :
“Vous êtes Evan Dawson, né le 15 décembre 1960 à Prince George, de Jeremy et Gloria Dawson. Dès 1971, placé au pensionnat sur l’île Penelakut, anciennement île Kuper, d’où vous avez disparu début 1973, pour des raisons que vous expliquerez à ce tribunal. Êtes-vous prêt à le faire, en toute vérité, sans contrainte aucune ?
– Oui, monsieur le président
Attention unanime dans la salle, à l’écoute du récit d’Evan Dawson :
“Depuis le jour maudit où j’ai été emmené là-bas, il y a 50 ans, je me cache de ceux qui veulent m’empêcher de parler de ce que j’y ai vu, quelque chose que l’adolescent que j’étais n’aurait jamais dû voir, une nuit de grand froid, précisément le 12 janvier 1973.
– Dites nous de quoi il s’agit, l’encourage le président.
– En pleine nuit, Chuck, tout juste quinze ans, hurlait dehors. Dans le dortoir, tous feignaient de dormir. Moi, j’ai vu par une fenêtre deux de nos prêtres en train de le tabasser, jusqu’à ce qu’il ne bouge plus. J’ai rencontré le regard menaçant des tortionnaires et je me suis enfui pour sauver ma vie.
Le président déstabilisé : “Ce dont vous témoignez est infiniment grave, monsieur Dawson !
– Oui, et c’est horrible ce que nous avons subi, en tant qu’enfants et adolescents, livrés sans défense entre les mains de ces gens indignes.”
Cris de révolte des chefs traditionnels, pleurs silencieux d’une mère, tête baissée d’un prêtre honteux en col romain , la main de Noha broyée par la main de sa sœur rouge de colère.
“Silence, continuez, monsieur Dawson.
– Je peine à parler de l’horrible poison qui circulait dans ce lieu…Des précédents procès, j’ai appris les sévices sexuels et les actes de torture commis. Personne, pas même l’État, ne nous a protégés de ces sadiques qui, sous le prétexte de mater les rebelles, ciblaient des filles ou des garçons qui revenaient brisés, tenant à peine debout. Je frémis à l’idée de ce qu’ils ont subi.
Proposition du président pour une pause, refus d’Evan :
“Ces OMI, comme je nomme ces prêtres pervers, nous imposaient des brimades et des punitions sans limites. Leur seule mission était de tuer tout ce qu’il y avait d’indien en nous : notre langue maternelle, la moindre de nos traditions. Ainsi maltraités, une seule idée prévalait : nous enfuir de cette île maudite. En raison des vents et des courants hostiles, beaucoup y ont laissé leur vie.
Pourquoi m’avait on envoyé là-bas ? Malgré notre condition difficile dans une réserve au bord de la route, je vivais heureux avec ma famille et les membres de notre groupe, apprenant à chasser, à pêcher, à me débrouiller. Un jour, il a été décrété que nous les Indiens devions être éduqués autrement. On a forcé mes parents à m’inscrire dans ce pensionnat, où nous devions recevoir de quoi progresser dans nos vies. Mensonge qui a brisé mon bonheur et m’a laissé seul et désespéré.
Mais il semble que quelqu’un plus haut a cherché à me redonner espoir, comment ?
Un homme m’a aidé, Jonathan le Quaker qui m’a accueilli comme j’étais.
Un cheval m’a aussi aidé, parce je crois qu’on se comprenait tous les deux.
Fonder une famille m’a aidé, parce que cela m’a appris à être responsable d’autrui.
Son carnet de dessins levé comme un étendard : dessiner, le bon comme le mauvais, m’a aidé à ne rien oublier et si c’est possible, à pardonner.
Je vous ai exposé la vérité, selon ma conscience. Si vous creusez là-bas, vous trouverez le corps de Chuck. Et, pour que vive la réconciliation, il faudra faire condamner tous les coupables dont certains coulent une retraite tranquille dans une résidence privée des OMI, à Ottawa. Merci de m’avoir écouté.”
8. Au bas des marches, Linda et Noah, empêchés par la presse de rejoindre leur père. Micro tendu par un journaliste :
« Vous avez cité à plusieurs reprises les OMI, faisiez vous allusion à la congrégation religieuse qui gérait le pensionnat ?
– Qui sait ? Plutôt : OMI, pour organisation des meurtriers impunis !
– Evan, s’il-vous-plaît, qu’espérez vous maintenant ?
– Qu’on sache aller au-delà des limites qui nous isolent les uns des autres et qu’on retrouve ainsi notre humanité. »
A l’écart du groupe autour d’Evan, le prêtre au col romain, téléphone collé à l’oreille : “Oui, ce maudit 647 vient de tout déballer au tribunal. Voulez-vous que je règle le problème, définitivement ?”
La photo d’Evan, publiée dans tous les journaux du pays avec le titre : La légende des champs de courses, Jeremy Dawson, alias Evan, tenant son recueil de dessins “Tuer l’indien”, à la sortie du tribunal de Vancouver.
FIN.
Commentaires (3)
Yo-Xarek
30.07.2024
Je pense au mal qui a été fait aux natifs autochtones nordaméricains depuis des siècles: les traités bidon, les réserves, l'interdiction de parler leur langue, la négation de leur culture, et les stérilisations faites à l'insu des femmes soi-disant venues pour une visite médicale, toute cette ignominie de l'homme blanc pour assoir sa supériorité sous couvert de la religion. Cette histoire est sans doute vraie.
J. L. Martin
29.07.2024
Merci Thierry, toujours un grand plaisir de te lire.
Thierry Villon
29.07.2024
Merci J.L. rendez-vous à la future remise des prix... terrifique suspens
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