Créé le: 18.09.2024
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Essais désinvoltes
Des pensées, des aphorismes... Je m'amuse à réfléchir... Je pilote mon esprit sur de multiples voies aériennes... Turbulences, mur du son, rase-mottes, loopings, lâchers de bombes, détournements... Ivresse de l'altitude, vue sur les Alpes... Vol de jour, vol de nuit...
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Âme / Corps
Qu’est-ce qui est à l’origine des conceptions dualistes âme-corps ? Le rêve, peut-être, où quelque chose en nous vit intensément tandis que le corps est paralysé. Et aussi le langage, qui a tendance à catégoriser, à associer un vocabulaire spécifique pour parler des aspects de l’existence où se manifeste plutôt une expérience nommée « âme », et à associer un autre vocabulaire aux aspects de l’existence où domine plutôt une expérience dite « corporelle ». On peut se servir du langage comme d’un couteau ou comme d’un ciment.
Les Stoïciens étaient dualistes, comme bien d’autres. La fameuse phrase de Cicéron : « Philosopher, c’est apprendre à mourir » voulait seulement dire qu’un philosophe doit s’efforcer de séparer en lui l’âme du corps, et se concentrer sur l’âme. L’histoire de la philosophie est en grande partie hélas une histoire de la dévalorisation du corps et de la surestimation d’une fiction nommée âme.
En lisant l’introduction d’un livre de Keyserling, je tombe sur le terme « logos spermatikos ». Alors je me mets en quête d’informations. J’apprends que les logoi spermatikoi nous viennent des stoïciens. Partant d’une analogie avec le sperme animal, ils ont inventé ces mystérieux principes générateurs, immanents à la matière. Avant eux, Anaxagore nommait sperma le commencement des choses et les pythagoriciens considéraient que la première étape de la formation de l’univers fut un point séminal. Après les stoïciens, Plotin a spiritualisé le caractère initialement matérialiste des logoi spermatikoi. Il les rend immatériels et logeant dans l’âme. Une entité corporelle est obtenue par l’adjonction d’un logos spermatikos à de la matière informe. Saint-Augustin transforme les logoi spermatikoi en « raisons séminales », entités immatérielles que le Créateur communique aux choses naturelles. Ce qui est frappant, c’est l’évolution d’une doctrine qui tend à spiritualiser le sexe. On a l’impression que Plotin et Saint-Augustin sont la proie d’un conflit intérieur. Le sperme animal est pour eux à la fois objet de fascination et de dégoût. Comment résoudre ce conflit ? Avec l’immatérialité du sperme divin. Un sperme immatériel n’a pas d’odeur ni de viscosité… Il y aurait une thèse à écrire : De l’influence de certains dégoûts sur le succès du dualisme âme-corps.
Quand un organisme unicellulaire se reproduit, à partir de quel moment y a-t-il deux organismes plutôt qu’un seul ? La rupture de connexité ne me semble pas un bon critère, car la possibilité que deux organismes forment un ensemble connexe existe. Si on suit l’idée hindouiste que tout organisme est doté d’une âme, quand une bactérie se divise en deux, l’âme initiale est-elle aussi divisée en deux, ou la réplique de la bactérie reçoit-elle une nouvelle âme et, si oui, à quel instant précis ? Et les virus, ont-ils une âme ? En tuant un virus, est-ce qu’un hindouiste risque de tuer son grand-père ? Un poulpe possède un cerveau central et huit cerveaux périphériques. A-t-il une seule âme ou neuf âmes ? Les jumeaux siamois ont-ils une seule âme ou deux âmes ?
L’âme ? C’est quoi ce truc de nana ? Moi, je suis un homme préhistorique, je ne ne connais pas ce machin. Décris-moi l’âme ! Est-que l’âme possède des mains qui caressent ? Est-ce que l’âme possède une bouche qui embrasse ? Est-ce que l’âme possède des zones érogènes ?
Supposons, comme l’affirment des religions et des métaphysiques, qu’il existe des âmes qui survivent à la mort du corps. Voici les principales questions qui se posent :
1) De quoi sont faites ces âmes ?
2) Ont-elles une mémoire, des pensées, des sensations ?
3) Est-ce que tous les organismes vivants ont une âme ?
4) Si la réponse à 3) est non, quels sont les organismes vivants qui ont une âme et quels sont ceux qui n’en ont pas ?
5) À supposer que les êtres humains aient une âme, est-ce le cas de tous les êtres humains ?
6) À supposer que les êtres humains aient une âme, était-ce déjà le cas de tous nos ancêtres préhistoriques ?
7) Si la réponse à 6) est non, à partir de quel moment de la préhistoire l’âme humaine est-elle apparue ?
8) Une âme peut-elle se modifier au cours de l’existence ?
9) Une âme peut-elle quitter un corps et y revenir plus tard ?
10) À supposer que plusieurs espèces aient une âme, y a-t-il des différences entre l’âme d’un individu d’une espèce A et celle d’un individu d’une espèce B ?
11) À supposer que les êtres humains aient une âme, y a-t-il des différences entre l’âme d’un individu X et celle d’un individu Y ?
12) Que deviennent les âmes après la mort des organismes ?
13) Y a-t-il un enfer, un paradis et un purgatoire ?
14) L’âme survit-elle éternellement, même si l’univers meurt ?
15) À quel moment l’âme naît-elle dans un organisme sexué ? Est-ce à la conception ?
Il me semble que des chefs religieux comme le pape devraient donner des réponses détaillées et justifiées à ces questions, sinon le sujet me paraît totalement dépourvu d’intérêt…
Quelques réponses personnelles :
1) Les âmes sont faites de vanité pure.
4) Les chats et les mousquetaires ont une âme, les chiens et les rappeurs n’en ont pas.
15) Chez l’être humain, l’âme naît rarement avant l’âge de 30 ans.
Au début du christianisme, le dogme de la résurrection des morts à la fin des temps s’opposait au dogme platonicien de l’immortalité de l’âme. C’est plus tard qu’ils ont fusionné. Pour Saint-Thomas, la résurrection reconstruit le corps que nous avions à 33 ans (l’âge du Christ), du moins pour ceux qui ont dépassé cet âge. Comment des gens intelligents peuvent-ils gober des idioties pareilles ? Mystère…
Aristocratie / Chevalerie / Hauteur / Fierté
Quelles sont les vertus aristocratiques ? Qu’est-ce qui distingue la générosité de l’altruisme ? Qu’est-ce qui est noble ? Pourquoi le noble diffère-t-il du bien ? J’ai trouvé des éléments de réponses. Je constate que la plupart des écrivains que j’aime sont des aristocrates de cœur et d’esprit. D’abord, sur le plan personnel : ils veulent donner le pouvoir à cette force qui les pousse à l’excellence. Puis sur le plan politique : ils rêvent d’une société qui miserait moins sur la médiocrité. La neuvième et dernière partie de « Par-delà le bien et le mal » s’intitule « Qu’est-ce qui est noble ? ». Ce sont des pages que j’admire. Dans « Mon cœur mis à nu » de Baudelaire, j’ai relevé quelques phrases qui, selon moi, rapprochent deux figures de l’aristocratisme : le dandy et le surhomme. Dans « Hiérarchie et Démocratie » (1941), de Julius Evola, un chapitre s’intitule : « Sur l’essence de l’esprit aristocratique ». Les idées me semblent proches de celles exposées par Berdiaev dans « De l’inégalité ». Vingt ans plus tard, Evola écrit « Chevaucher le tigre », un livre qui fait de lui un précurseur de l’anarque peint par Jünger dans Eumeswil. Cet anarque n’est pas très éloigné du Montherlant des dernières années. Et puis il y a ces magnifiques écrivains royalistes que sont Perret, Raspail, Volkoff. Et des néo-païens comme Cau, Pauwels, Hamsun. Et les hussards : Nimier, Déon, Blondin, Laurent. Tous ces écrivains, et beaucoup d’autres, appartiennent à la grande famille des aristocrates.
Avec la figure de l’anarque (Eumeswil), Ernst Jünger imagine un personnage dont la liberté intérieure est si grande que la société, quelle que soit sa forme, a peu de prise sur lui. C’est un retour à la sagesse stoïcienne : la plus haute affaire est de se gouverner soi-même, de se tenir à distance de tout ce qui agite le vulgaire. À celui qui est dans cet état d’esprit, les contraintes sociales n’ont pas beaucoup d’importance, il saura s’en accommoder, en jouer, les mettre au service de sa volonté.
La fierté me paraît être la meilleure protection contre la souffrance. Quand je me sens triste, je me répète une phrase de Montherlant : « La souffrance est le petit luxe des personnes de qualité médiocre. » Alors ma tristesse, même si elle ne s’évanouit pas tout de suite, m’apparaît comme une créature méprisable qui veut m’enlever mon énergie vitale. La repousser devient un impératif.
« La chevalerie est en elle-même la poésie de la vie. » (Schlegel) Cela me fait penser à la « chevalerie du néant », imaginée par Montherlant. Une chevalerie qui ne serait pas au service de Dieu, ni du roi, ni du peuple, ni d’une idéologie, mais qui répondrait à un besoin de hauteur.
L’âme a besoin de piliers, d’images nobles. La corrompre, c’est l’empêcher de sortir du chaos pour atteindre le cosmos. Qu’est-ce que le mal ? Ce qui envahit l’âme quand le sol en est devenu impropre à bâtir des cathédrales. Qu’est-ce que le bien ? Un escalier taillé dans la splendeur.
Le monde se porte beaucoup mieux qu’on le dit. Les épidémies, les guerres, les catastrophes naturelles, les pénuries, tout ça n’est pas nouveau et n’empêche pas de rigoler. Ce qui est relativement nouveau, c’est que les occidentaux sont devenus des mauviettes qui se plaignent à tout bout de champ. La solution pour les gens qui n’ont pas envie de se joindre au chœur des victimes est de former de petites chevaleries qui agissent avec le cœur et l’esprit pour apporter à des Happy Few quelques grains de science, de beauté, d’imagination, d’humour et de noblesse.
J’admire, je trouve beaux la générosité, l’héroïsme, l’esprit chevaleresque, le sens du sacrifice, pour autant qu’ils ne soient pas guidés par une foi religieuse, par l’espoir d’une récompense dans un au-delà. Mais je ne sais pas pourquoi je trouve ces conduites belles. Je ne vois aucune bonne raison de valoriser ces conduites. Au contraire, la raison me dirait plutôt qu’il est con de sacrifier sa vie pour offrir un peu plus de confort à des gens qui sont majoritairement des abrutis.
Beaucoup d’écrivains, d’artistes, de créateurs, de penseurs disent être animés par la volonté d’imprimer dans l’humanité une trace de leur singularité, de laisser leur cicatrice sur la terre (Malraux), d’œuvrer pour l’honneur de l’esprit humain (Dieudonné). Cette volonté rend sans doute plus intéressante (mais pas forcément plus heureuse) la vie de certains êtres et cela peut suffire à la justifier. Mais, dans une perspective nihiliste (pas de dieux, pas d’au-delà, pas de sens de la vie), on peut se dire qu’une telle volonté n’a pas plus d’importance qu’une autre. On peut conférer plus de noblesse à cette volonté qu’à celle par exemple de devenir riche ou de baiser plein de gonzesses ou d’entraîner des millions d’hommes à la guerre. Mais la grande question est : qu’est-ce qui nous fera choisir la noblesse plutôt qu’autre chose ? Ou plutôt, comme les grands artistes sont souvent aussi de gros cochons : qu’est-ce qui nous fera choisir la noblesse en parallèle au cul ?
Le principe d’une égale dignité conférée automatiquement par une Sainte Déclaration à tous les êtres humains m’agace. Dire qu’un homme est digne, simplement parce qu’il est un homme, et que sa dignité est égale à celle de toutes les créatures qui ont le privilège d’appartenir à l’espèce homo sapiens sapiens (ou homo sapiens pas si sapiens que ça), voilà pour moi un tour de passe-passe rhétorique sans intérêt, indigne d’une philosophie morale. Avoir un respect égal pour tous, c’est placer le respect à un niveau proche de zéro. Comme les stoïciens, je préfère considérer que la dignité doit se mériter par la pratique d’une sagesse composée d’intelligence, d’imagination, de courage et de générosité. Mais le mot « dignité » étant pollué par la sémantique des Droits humains, je préfère employer des mots comme « hauteur » ou « élégance ».
Beauté
Je crois que le mot « beauté » désigne des phénomènes assez différents selon les domaines. Je crois que le sentiment de beauté en musique, par exemple, est très éloigné du sentiment de beauté corporelle (ce qu’on devrait pouvoir vérifier grâce aux neurosciences). Je crois que, dans chaque domaine, il serait possible de proposer une sorte de grammaire universelle à la Chomsky, dépendante du contexte, qui permettrait de mieux cerner la beauté. Il y a quelque années, j’avais comme beaucoup de gens une position relativiste sur la beauté. Mais peu à peu, au fil de mes lectures, cette croyance s’est effritée. Certaines formes de beauté (musique classique, littérature, etc.) relèvent en partie du savoir, nécessitent une initiation, ne sont pas accessibles à n’importe qui. Les initiés, au-delà du « j’aime » et du « je n’aime pas », me semblent plutôt s’accorder sur ce qui est beau. Cela tendrait à montrer l’existence d’éléments universels, même si ceux-ci sont probablement des schémas complexes que nous aurons du mal à définir. Les archétypes de Jung et surtout les universaux culturels de Donald Brown, conjoints aux situations dramatiques de Georges Polti, pourraient fournir des pistes qui permettraient d’éclairer la beauté narrative. La répétition (avec des variations) joue un rôle important non seulement dans le sentiment de beauté musicale, mais aussi dans celui de beauté poétique (rime et mètre sont des répétitions) et mathématique (séries, frises, pavages, fractales, etc.).
Quelles ont été mes premières expériences de la beauté mathématique ? Je crois que ça s’est passé vers l’âge de 15 ans. Quand je suis parvenu pour la première fois à démontrer un théorème de géométrie (au sujet d’un quadrilatère inscrit dans un cercle), j’ai trouvé très beau, quasi miraculeux, le fait même que je puisse prouver en quelques lignes une vérité universelle. Parvenir par le seul raisonnement à la certitude qu’une formule non évidente s’applique à une infinité de figures, cela me paraissait magique. Un peu plus tard, je me suis intéressé aux sommes finies. Et là, le sentiment de beauté venait de la possibilité de transformer un objet relativement gros (puisqu’il contient n termes et que n peut être aussi grand que l’on veut) en un objet petit : une expression compacte. À un moindre degré, la factorisation d’une longue expression algébrique me semblait aussi une belle opération, parce qu’elle n’est pas toujours facile à faire et parce qu’elle met de l’ordre. En résumé : puissance de la démonstration, simplification et découverte d’un ordre sont pour moi des éléments qui contribuent fortement à la beauté mathématique. Et la difficulté aussi ! Ce qui est trop facile perd beaucoup de charme. Concernant la beauté des sciences expérimentales comme la physique, la chimie, etc., je suis un peu perplexe. Au début, je me disais qu’il était miraculeux que la nature puisse être décrite par des lois aussi simples. Puis j’ai appris que ces lois sont en fait des modèles et que notre esprit privilégie les modèles simples tant qu’ils donnent satisfaction. Cela dit, même si ces modèles sont provisoires et approximatifs, je reste émerveillé qu’ils permettent d’agir sur le monde d’une manière aussi efficace.
À propos du beau, deux théories « trop faciles » ont du succès :
1) Le beau est absolu ; il existe un seul bon goût et une immense variété de goûts imparfaits ; le bon goût, ce pouvoir de reconnaître le beau, est l’apothéose d’une éducation subtile de l’intelligence et de la sensibilité chez un être suffisamment fertile de nature.
2) Le beau n’est pas absolu ; il est même très relatif à partir d’un certain seuil ; si deux personnes ne sont pas trop incultes, cela n’a pas de sens de prétendre que l’une des deux pourrait avoir un meilleur goût que l’autre ; les lieux communs « à chacun son goût », « des goûts et des couleurs, il ne faut pas disputer », « la beauté est dans l’esprit de celui qui regarde » sont pertinents.
La première théorie est plutôt aristocratique, la seconde plutôt démocratique.
Longtemps, la deuxième théorie eut ma préférence, du moins dans les discussions. Ensuite, j’ai basculé vers la première. Aujourd’hui, je les trouve toutes les deux insatisfaisantes et je me sens ouvert à d’autres approches.
Mais, en ne considérant que ces deux théories, je crois que la première a pour effet de tirer l’art vers le « très travaillé » et la seconde vers la « fumisterie ». Ce jugement est à nuancer, bien sûr.
À l’épreuve de philo du bac français 2017 figure le sujet suivant : une œuvre d’art est-elle nécessairement belle ? Pour moi, il est évident que la réponse est non, car je connais beaucoup d’œuvres d’art (considérées comme telles par les spécialistes) qui ne sont pas belles, voire franchement laides. Mais on ne peut pas se contenter d’écrire ça dans un texte pour le bac. Alors il aurait mieux valu que le sujet soit formulé autrement, par exemple ainsi : un artiste peut poursuivre d’autres buts que de créer de la beauté ; en voici quelques uns : représenter, explorer, amuser, étonner, provoquer, faire de la propagande ; développez-en deux ou trois.
Ce que j’aime n’est pas nécessairement beau. J’aime certaines œuvres parce qu’elles déclenchent en moi une émotion qui me renvoie à l’idée de beauté. Mais j’aime aussi des œuvres pour de toutes autres raisons : parce qu’elles m’étonnent, me font rire, rêver, réfléchir, etc. Et il y a des œuvres que je n’aime pas pour le moment, mais que je pourrais peut-être trouver belles dans quelques années, parce que, par exemple, la pratique du dessin éduque ma sensibilité.
« Isaac Newton destroyed the poetry of the rainbow by reducing it to a prism. » (John Keats)
Non, Newton permet d’ajouter la poésie d’une explication à la poésie d’un beau spectacle. Ce qui est mystérieux, inexpliqué, peut être ressenti comme poétique par un esprit religieux qui sera tenté de le regarder comme une manifestation de puissance divine. Ce que la science contribue à détruire, c’est une forme de poésie religieuse primitive. Encore que… Quand je constate à quel point la pensée magique demeure forte chez la plupart des gens, je me dis que la science ne détruit presque rien.
Souvent, le ressenti de beauté tire sa puissance d’émotions archaïques. Dans ce cas, si l’esprit de la personne qui regarde se met en mode explicatif, la rationalité risque de parasiter l’affectif, d’en couper les effets, et adieu donc le sentiment de beauté ! De même, si, en faisant l’amour, on se met à passer en revue la succession de tous les mécanismes physiologiques, l’excitation sexuelle risque fort de chuter…
Cela dit, la beauté est multiforme. Il existe aussi une beauté qui caresse l’intellect ou l’imagination évoluée. Beauté d’une preuve mathématique, d’une explication physique ou psychologique, d’un mécanisme ingénieux, d’une combinatoire de la danse, d’une blague subtile, etc. Ce genre de beauté n’est pas dépourvu d’une dimension affective (ressenti de plaisir), mais c’est une jouissance qui tire son origine du néo-cortex. Cette zone du cerveau est probablement beaucoup moins active en ce qui concerne la beauté primitive, celle qui émerge des spectacles de la nature ou des mises en scène de l’âme agitée par de grandes forces inchangées depuis la préhistoire. En art ou en littérature, on a vu à la fin du dix-neuvième siècle, avec les humoristes du Chat Noir, et au début du vingtième siècle, avec les futuristes, que la technique pouvait renouveler l’esthétique. Écrire sur La Science de l’amour, comme Charles Cros, ou sur le Culbuteur ou la Bielle, n’est pas forcément une mauvaise idée. Je rêve d’écrire une tragédie sur l’apoptose des lymphocytes T. Et cela pourrait être formidable de créer un nouveau Macbeth où chaque personnage irait puiser dans les théories les plus pointues de la neuropsychologie pour expliquer tous les actes qu’il est en train de commettre… Je ne sais pas trop pourquoi le recours à la science dans un texte littéraire produit généralement un effet burlesque…
Avec une population en croissance exponentielle, avec l’urbanisation qui en découle, avec la nécessité de fabriquer du bon marché, avec la complaisance de beaucoup envers ce qui est moche (au nom d’une pseudo-ouverture d’esprit), la résistance à l’enlaidissement est une urgence esthétique.
Bonheur / Joie / Plaisir
Droit au bonheur ? Un bonheur considéré comme un droit peut-il être autre chose qu’une manière assez médiocre de vivre ? Quand la psychologie s’occupe du bonheur, peut-elle viser autre chose qu’une médiocrité statistique ? Et surtout, la question la plus importante : le bonheur, pourquoi faire ? Est-ce avec le bonheur que Shakespeare a composé ses pièces ? Non, c’est avec de l’énergie, avec un travail pendant lequel un être se trouve au-delà du bonheur ou du malheur. Bien sûr, dans tout travail fait avec passion, il y a de la joie, de la gaieté. Dire aux jeunes gens : oubliez le bonheur, il est vulgaire ; choisissez plutôt la joie par le travail et vous ferez peut-être de belles choses si vous avez du talent.
« Droit au bonheur » est une expression qu’on entend souvent et qui me fait bondir. J’ai parfois l’impression que, dans notre civilisation occidentale, le bonheur est devenu « l’opium du peuple ». Je trouve assez inquiétant d’entendre des gens dire qu’une personne triste est par là même en mauvaise santé. Alors quoi, c’est ça le bonheur moderne ? Un droit ? Un devoir social ? Un certificat de bonne santé ?
Le bonheur n’est pas nécessairement vulgaire. Rien n’empêche d’en proposer des définitions nobles. Mais quand on me parle de bonheur inscrit dans la durée, j’imagine une sorte d’intégrale calculée sur la courbe des plaisirs (les points d’ordonnée positive) et des déplaisirs (les points d’ordonnée négative). Ce bonheur considéré comme une moyenne me déplaît. Je préférerais le considérer comme un des beaux-arts. Mais le mot « bonheur », ce mot fourre-tout, n’a plus rien d’artistique. Joie, gaieté, vitalité, contentement, émerveillement, sentiment de plénitude, plaisir physique, harmonie, etc. sont des mots plus intéressants auxquels je peux rattacher des expériences vécues, plus ou moins éphémères. Bonheur est un mot trop vague.
Je lis « Nous autres » de Zamiatine, la dystopie qui inspira « Le meilleur des mondes » et « 1984 ». Drôle et inquiétant. À mon sens, ce qui rend ce roman prophétique, c’est moins la question du totalitarisme, finalement secondaire, que celle d’un bonheur mathématisé, standardisé, faisant partie de l’éducation obligatoire, un bonheur au nom duquel on détruit le romantisme et la culture. C’est la logique de l’utilitarisme poussée à l’extrême. Il y a quand même un point important sur lequel les dystopistes se sont tous trompés. Dans les démocraties libérales, la tyrannie du bonheur ne s’impose pas à travers l’uniformité, mais via une multiplication des chemins possibles qui ne mènent nulle part. Ce qui n’est pas si mal, après tout, même si, derrière cette multiplication, il y a peut-être une matrice monstrueuse qui linéarise l’écume de mer pour qu’en sorte une Barbie…
Aujourd’hui, j’apprends qu’un groupe de citoyens genevois demande l’inscription dans la Constitution d’un indice de bonheur cantonal brut, calculé selon 5 axes : développement économique responsable et durable, solidarité humaine forte, sauvegarde environnementale, gouvernance éthique et démocratique et promotion de la culture. Comme disait Robin Williams, dans « Le cercle des poètes disparus », à propos d’un manuel scolaire qui recommandait de mesurer la valeur poétique d’une œuvre en plaçant un point sur un repère cartésien : excrément ! J’apprends aussi que le cinéma Spoutnik programme un cycle de films cochons, avec notamment une boîte romande qui produit des films pornos éthiques. Diable ! De l’éthique dans le porno ! Voilà qui va faire bander l’indice de bonheur cantonal brut… (2019)
Je crois avoir trouvé la faille que Gödel avait repérée dans la Constitution américaine. C’est le droit à la poursuite du bonheur. Un président pourrait déclarer : « Mes chers compatriotes, la poursuite du bonheur est devenue impossible dans notre démocratie libérale. Le consumérisme, la folie de la distraction et le narcissisme exponentiel ont développé un appétit démesuré de bien-être qui annihile toute volonté de poursuivre un bonheur de haute qualité. C’est pourquoi j’ai pris la décision de transformer les États-Unis d’Amérique en monarchie absolue. Je vais tellement vous en faire baver que la poursuite du bonheur deviendra votre priorité ! »
D’après l’Ecclésiaste, plus on a de science, plus on a de peine. Ne devrait-on pas en tirer la conséquence que l’école obligatoire poursuit un objectif malfaisant ? Si on considère, comme aux USA, que la poursuite du bonheur est un droit fondamental, ne conviendrait-il pas de fermer définitivement les écoles ? Tous les gouvernants qui ont cautionné le principe de l’école obligatoire ne devraient-ils pas être jugés pour crime contre l’humanité ? Ne rend-on pas les hommes profondément malheureux en leur enseignant à mettre en doute ce en quoi ils aimeraient croire ? À quoi bon savoir que Dieu est mort, qu’il a été tué par la théorie de l’évolution et autres découvertes ? À quoi bon connaître la vitesse de la lumière et le théorème du point fixe ? Ne vaut-il pas mieux s’embrasser dans les cimetières et danser tout nus sous les étoiles ?
Camus disait : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Mais Sisyphe est dans l’action, or l’accomplissement d’une tâche, absurde ou non (toute tâche est absurde pour un nihiliste), peut rendre heureux, ou du moins placer au-delà du bonheur et du malheur. Aristote, déjà, disait grosso modo que le bonheur est dans l’action, et certains psychologues d’aujourd’hui lui donnent raison. Le tragique de la condition humaine ne se résume pas au supplice de Sisyphe, mais aussi à celui de Tantale, qui est, à mon avis, bien pire. Camus aurait-il pu écrire : « Il faut imaginer Tantale heureux » ? J’en doute. Tantale est condamné à l’inaction, il ne peut rien accomplir, il ne peut rien toucher. Les seuls éventuels palliatifs à sa souffrance sont le détachement, l’atrophie de toute animalité, la perte des sensations et des sentiments, le refuge dans une vie glaciale de pur esprit solitaire. C’est-à-dire, dans tous les cas, une forme de suicide. Si, comme le soutient Camus, le seul problème philosophique vraiment sérieux est le suicide, Tantale me paraît plus proche de ce problème que Sisyphe. La vieillesse produit davantage des Tantale que des Sisyphe. N’avoir pour seule compagnie que ses propres pensées qui tournent autour d’une perpétuelle frustration, n’y a-t-il pas de quoi devenir fou ? Je ne sais pas si Camus a écrit ou non sur Tantale. S’il ne l’a pas fait, il est malheureusement passé à côté d’un beau sujet qui aurait tellement bien complété le mythe de Sisyphe. En fait, Camus s’adressait plutôt à la jeunesse, voulait lui délivrer un message d’espoir, voulait parier sur un certain optimisme. Ce pari est possible avec Sisyphe. Il l’est beaucoup moins avec Tantale. Pourtant la vie humaine est faite de périodes où nous sommes Sisyphe, d’autres où nous sommes Tantale. Quelle « révolte » Camus aurait-il proposé à Tantale ? Quelle « révolte » est une réponse à la présence simultanée du désir et de l’impossibilité de l’assouvir ? La « révolte », n’est-ce pas une gaminerie, une figure de rhétorique, une auto-duperie ? L’amor fati, chanté par Nietzsche, n’est-ce pas du même acabit que ces « Loué soit le Seigneur ! » que les bigots chantent à la messe ? Toutes les « consolations de la philosophie » ne sont-elles pas en définitive, comme Montherlant le dit dans un accès de lucidité, du « pipi de chat » ? Mais voyons, ces questions sont dépassées ! Dans notre société, Sisyphe est devenu le drogué du boulot, menacé de burn-out, à qui on conseille « le lâcher-prise », « la méditation de pleine conscience » ; et Tantale n’est plus qu’un dépressif auquel on propose mille thérapies. Soigner les Sisyphe et les Tantale est désormais un marché juteux. Je laisse conclure Woody Allen : « J’aimerais terminer sur un message d’espoir. Je n’en ai pas. En échange, est-ce que deux messages de désespoir vous iraient ? »
Dans le monde de fous qui est le nôtre, la chose la moins folle, la plus sérieuse, est de cultiver sa joie.
Il y a des philosophes qui respirent la joie : Nietzsche, Clément Rosset. Il y en a d’autres qui ont ce qu’on peut nommer un pessimisme joyeux : Schopenhauer, Cioran. Il y a des écrivains qui trempent leur plume dans la joie : le Dumas des Trois Mousquetaires, Joseph Delteil. Il y a des musiciens comme Mozart et Rossini qui nous font entendre la joie. Même Wagner, le tragique, compose joyeusement. La marche funèbre de Siegfried est une ode à la joie. Il y a les bandes dessinées scénarisées par Goscinny, Gotlib, Greg qui me plongent dans la joie jusqu’au cou. Il y a les films des joyeux Marx Brothers, du joyeux Howard Hawks. Il y a les tableaux de Hieronymus Bosch, où la joie d’imaginer est présente dans chaque détail. Il y a les écureuils et les cascades. Il y a le champagne et les grenades. Il y a les baisers et les caresses. La joie est d’une richesse inépuisable.
Les plus grands plaisirs de la vie (faire l’amour, discuter, lire, écrire, écouter de la musique, se promener, se baigner, etc.) sont gratuits ou peu coûteux.
C’est en caressant le monde qu’il nous donne du plaisir.
Un homme qui ne croit pas en un dualisme corps/esprit, qui ne croit en aucune métaphysique, en aucun dieu, en aucun arrière-monde, et qui est plutôt égoïste, n’a-t-il pas de choix existentiel plus raisonnable que la recherche des plaisirs ? Et cette recherche n’est-elle pas assez difficile ? C’est un art et une science de parvenir à jongler avec les plaisirs sans tomber ni dans l’addiction, ni dans la satiété, sans compromettre de grands plaisirs futurs par de petits plaisirs présents, mais sans non plus renoncer à des plaisirs présents pour d’improbables plaisirs futurs, etc. En plus, il faut composer avec les plaisirs des proches qui comptent pour nous…
Notons X tout ce que je ne fais pas principalement par nécessité, ni par sens du devoir, ni par pitié, ni par peur, détresse, colère, ressentiment et autres passions tristes, mais parce que j’aime ça, parce que j’y prends du plaisir, fût-ce le plaisir de faire plaisir, qui est un des plus grands. Peut-on appeler X du divertissement ? Cela dépend. Il y a dans X à la fois des choses assez futiles, auxquelles je n’attache guère d’importance, comme de jouer aux cartes, et je veux bien qu’on parle alors de divertissement, et d’autres choses qui me tiennent à cœur, comme d’écrire des courts textes ou d’embrasser Mme ***. Même avec cette nuance, vais-je disqualifier certains éléments de X en affirmant qu’ils sont une manière de fuir mon néant ? Pas du tout ! X est ma part joyeuse et je ne connais rien de mieux que la joie pour me sentir exister. Avec ou sans Dieu, le sentiment du néant m’apparaît comme un symptôme dépressif. Dépression métaphysique, peut-être, mais dépression tout de même. Que tout soit vanité, comme le dit l’Ecclésiaste, que la vie n’ait pas de sens, soit absurde, comme le prétendent certains philosophes, on peut s’en réjouir plutôt que de s’en affliger.
L’aristocratie est une diététique des plaisirs : ni trop, ni trop peu, et de la variété.
L’âme et le corps ne font qu’un. Il n’y a pas d’un côté les plaisirs de l’âme et de l’autre ceux du corps. Le ventre mérite autant d’être honoré que le point G du néo-cortex frontal. Le plaisir a ses raisons, la raison ses plaisirs : l’union du plaisir et de la raison fait la force, la santé.
Qu’est-ce qu’un amour heureux ? Ce n’est pas nécessairement un amour qui ne fait pas souffrir. Augmenter son être, incorporer à son être la part essentielle de l’être aimé, tendre à être un monde plus grand pour avoir à son tour plus d’être à offrir à l’être aimé : voilà ce qui définit un amour heureux.
Selon Maître Écart-à-la-Moyenne, il y a 4 formes de paradis : le paradis de l’être (où l’on tend à augmenter l’être), le paradis du non-être (où l’on tend à effacer l’être), le paradis de l’avoir (où l’on tend à augmenter l’avoir), le paradis du non-avoir (où l’on tend à se contenter de peu).
Les paradis centrés sur l’être ou le non-être conviennent à des civilisations métaphysiques. Les paradis centrés sur l’avoir ou le non-avoir conviennent à des civilisations matérialistes.
C’était mon sermon du dimanche.
Dès lors que, dans toute existence humaine alternent des moments de joie, de puissance, où l’on se sent poussé à accomplir des choses, et des moments de souffrance, de faiblesse, où l’on se sent incapable d’agir, est-il possible de définir une notion de bonheur durable par-delà ces variations ?
Le bonheur comme quête philosophique individuelle, c’est dépassé. Soyons tendance ! Désormais, le bonheur doit être écologique, égalitaire et statistique. Il doit aussi être exprimé en basic english : global happiness. Bonheur mondialisé, paradis pour tous ! Et bien sûr, c’est le rôle de l’hyper-état hyper-socialiste d’assurer le bonheur à tous. Le paradigme de la néo-démocratie écolo, c’est que l’état doit devenir une maman toute puissante qui se charge de tout. Cette néo-démocratie va devenir un totalitarisme du bonheur, de la santé, de l’égalité. Et on y crèvera d’ennui… Et des dissidents apparaîtront… Ils diront : « Nous en avons marre d’être heureux ! Nous voulons rigoler avec de la bagarre et de l’irrespect. Fuck the global happiness ! » Alors des ONG comme Amnesty international demanderont aux autorités de mettre en prison et de faire taire ces ennemis du paradis pour tous. Des slogans fleuriront : « No freedom for ennemies of global happiness ! » La grande révolution du 21e siècle sera anti-libérale. Le monde va se shooter au bonheur sur ordonnance. Lobotomie douce par l’éducation, la propagande et le numérique ; diététique et transgenrisme pour faire baisser les taux de testostérone ; métissage encouragé pour vaincre le fléau du racisme. It’s a wonderful world !
En me promenant au bord de l’Aubonne (qui prend sa source à Bière, mais qui fait moins de mousse…), je me disais que les rivières me rendent heureux. Aussitôt, je cherche à compléter ma formule du bonheur. J’obtiens 3 triangles et 1 pentagone.
1.1 Santé 1.2 Temps libre 1.3 Confort matériel
2.1 Amour 2.2 Amitié 2.3 Aventure
3.1 Art 3.2 Science 3.3 Philosophie
4.1 Montagne 4.2 Rivière 4.3 Forêt 4.4 Mer 4.5 Ciel
Dans un article, Laurent Obertone détourne Camus. Il écrit : « Il faut imaginer le hamster heureux. » Effet facile, certes, mais au-delà de la facilité, il y a matière à méditer.
Au temps de Camus, le sentiment de l’absurde atteignait une dimension métaphysique et son Sisyphe a quelque chose d’héroïque. Le bonheur de Sisyphe vient d’une certaine fierté.
En remplaçant Sisyphe par un hamster, Obertone fait passer le message que nous sommes entrés dans un nouveau paradigme : celui d’une absurdité plus quotidienne et d’un bonheur qui naît d’une domestication plus ou moins consentie fondée sur le divertissement (la roue du hamster).
Dans quelle cage vous laissez-vous enfermer et dans quelle roue tournez-vous ? Il y a la cage du numérique et la roue du smartphone. Il y a la cage des peurs collectives et la roue des manifs. Il y a la cage de l’égalité et la roue du confort intellectuel. Il y a la cage de la mode et la roue du suivisme. Etc.
Censure
Rendons justice à la censure : les livres, les films etc. ne sont pas meilleurs quand les auteurs peuvent presque tout se permettre. La censure dope le style de nombreux créateurs. Pour la chatouiller sans se faire taper sur les doigts, ils deviennent subtils, ingénieux, elliptiques, bref ils aiguisent leur talent.
Trop de liberté d’expression ouvre la porte à l’humour pornocrade, à l’injure infantile, à la vulgarité déjantée. Au début, cela peut être jouissif ; à la longue, qui ne préfère un art plus raffiné ?
Nulle part la liberté d’expression n’est totale. Posent problème le verbe ou l’image qui blessent. Qu’autoriser ? Qu’interdire ? L’insulte ? Le blasphème ? Les obscénités ? Les propos racistes, sexistes, homophobes ? Nier l’existence des chambres à gaz ? Approuver la violence ? Se réjouir de la mort de quelqu’un ? Comment poser des limites claires ?
Supposons que la loi m’interdise d’énoncer : « Il faut exterminer les Suisses ». Ai-je le droit, comme je viens de le faire, de citer cette phrase ? Si non, les avocats ont-ils, eux, le droit de citer cette phrase lors d’un procès contre un homme accusé de l’avoir dite ? Ai-je le droit de faire dire cette phrase à un personnage de fiction ? Ai-je le droit de dire : « Faut-il exterminer les Suisses ? Certaines personnes le pensent. » ou « Il ne faut pas exterminer les Suisses et je n’ai pas le droit de dire le contraire, hélas. » ou « Il faut terexminer les Suisses. » ?
Comme Zinoviev, je pense qu’il est possible de contourner maintes lois de censure. Et je reviens à mon point de départ : j’aime la censure parce qu’elle stimule notre esprit.
Autre dimension : sur quels sujets, dans un pays donné, la violence est-elle davantage favorisée par la censure que par son absence, ou inversement ?
En 2015, Dieudonné a été accusé par la justice française d’apologie du terrorisme pour un texte qu’il a posté sur son blog. De nombreux médias ont reproduit ce texte. J’en tire la conclusion qu’aux yeux de la loi française, il n’est pas interdit de citer des propos interdits.
Alors quiconque dispose d’un moyen simple de contourner la loi. Supposons que je veuille écrire un texte illégal, il me suffit, pour le rendre légal, de le faire précéder d’une introduction du genre : « Un homme aujourd’hui décédé m’a tenu des propos effrayants. Il disait que… » Évidemment, les législateurs français pourraient empêcher cette astuce en précisant que seuls les juristes, les journalistes, certains biographes et certains historiens auraient le droit de citer des propos interdits. Mais ce n’est pas simple, parce qu’il peut y avoir aussi des esprits très subversifs parmi les journalistes.
Et qu’en est-il de la fiction ? A-t-on le droit de faire tenir à un personnage de fiction des propos illégaux ? Il me semble qu’en France, ce n’est pas très clair. Des propos racistes peuvent passer dans un roman, mais pas dans un autre, selon la réputation de l’auteur.
Un autre moyen de contourner une loi de censure serait d’écrire un texte (tout à fait légal) disant le contraire d’un texte illégal, puis d’ajouter : « Serait-il permis d’écrire le contraire de ce qui précède ? Non. »
Bref, il me semble qu’on peut facilement imaginer des parades à la plupart des lois de censure. Encore que… les lois de censure sont généralement très vagues pour laisser une grande marge d’appréciation aux juges.
À la mort de Gandhi, Paul Léautaud écrivait : « Les journaux, ce matin, annoncent que Gandhi a été assassiné par un hindou. C’est bien fait. Cela lui apprendra à s’occuper du bonheur des autres. » Aujourd’hui, de tels propos lui vaudraient d’être accusé d’apologie du meurtre et de risquer cinq ans de prison.
« Les mots tuent ». Une formule simpliste pour condamner les propos des penseurs qui n’adhèrent pas à la doxa progressiste. « Les mots tuent ». Et alors ? La littérature et la philosophie ont besoin de tueurs au style puissant. On devrait plutôt s’inquiéter du manque de vocabulaire et de réflexion chez les idiots qui tuent pour de vrai. « La responsabilité de l’écrivain ». Vieux cliché pour émasculer le langage, pour justifier nombre de censures. Cependant la plupart des gens qui commettent des meurtres répugnants ne lisent presque pas…
En mai 2023, le Conseil national a voté l’interdiction d’utiliser en public des slogans nazis. Mais cette interdiction soulève des problèmes complexes. Tout d’abord, qu’est-ce qu’un slogan nazi ? Hors contexte nazi, des expressions comme « le sol et le sang », « la beauté du travail », « le travail rend libre », « la force par la joie », « mon honneur s’appelle fidélité », « travail, famille, patrie » n’ont rien d’infâme. C’est uniquement parce que les nazis (et Vichy pour la dernière) les ont mises en valeur qu’elles deviennent interdites d’expression. Ensuite, comme Zinoviev l’avait signalé à propos des lois soviétiques de censure, cette interdiction s’applique-t-elle aussi aux citations ? J’imagine que ça dépend du contexte. Si la citation est faite par un historien, un journaliste ou un juriste, elle est autorisée ; par contre, elle ne l’est pas si elle est faite par quelqu’un qui veut contourner l’interdiction. Mais comment savoir, par exemple, si un écrivain qui met dans la bouche d’un personnage des propos qui rappellent un slogan nazi le fait pour promouvoir l’idéologie nazie ou le fait pour d’autres raisons ? Je comprends que les slogans nazis puissent être ressentis comme des injures ou des blessures par les descendants des victimes du régime nazi. Mais qu’en est-il de la perception des slogans communistes (dont certains sont très proches des slogans nazis) par les descendants des victimes de régimes communistes ? Pourquoi le Conseil national n’a-t-il pas eu l’audace de voter l’interdiction de tout slogan, qu’il soit nazi ou non ? Le slogan est le « cri de guerre d’un clan écossais ». Une société qui condamne la guerre doit interdire le slogan. Voilà qui aurait pu déboucher sur une dystopie intéressante. Est-il possible de s’exprimer sans slogan ? Il faudrait être dans une perpétuelle invention… ce serait épuisant ! Privé du slogan, comment feraient campagne les partis politiques, comment les troupeaux de manifestants s’y prendraient-ils pour exprimer leur revendications, comment l’État se débrouillerait-il pour opérer sa propagande dans les écoles et les médias ? C’en serait fini des devises sur les drapeaux, sur les monuments. Plus question de fonder des lois sur des slogans ! Les théologiens seraient dans l’obligation de récrire les textes sacrés pour en éliminer tous les slogans.
Certitudes / Convictions / Doutes
Certitude : 1. Ce qu’il reste quand on a oublié toutes les hypothèses faites pour y parvenir. 2. Idée qu’on a pris l’habitude de se répéter. 3. Sagesse soi-disant acquise avec les rides.
Est-il encore possible, pour un esprit exigeant, d’acquérir une « vision du monde » ? Avec tout ce qui est publié depuis un ou deux siècles, avec tout ce qui est facilement accessible sur internet ou dans les bibliothèques, le moindre énoncé qui fait problème, qui n’est pas universellement tenu pour vrai, demanderait des heures, voire des jours, de recherche pour être examiné, soupesé, discuté. Plus personne n’est en mesure d’effectuer un tel travail pour toutes les questions qu’un homme se pose. Sauf quand mon goût de la formule me conduit au plaisir d’affirmer, je me résigne en général à dire cette petite phrase : « Je n’en sais pas assez sur ce sujet. » Mes ignorances m’empêchent d’avoir une « vision du monde », de me laisser embrigader par un système religieux, philosophique ou politique. Flaubert écrivait : « La bêtise consiste à vouloir conclure. » Cette conclusion est-elle bête ?
C’est un grand étonnement pour moi d’écouter ou de lire un homme intelligent et cultivé qui a des convictions fortes. Je me dis : « Mais comment fait-il pour être si convaincu de ce qu’il affirme ? Quel génie le dispense d’employer dans son discours des « peut-être », des « je crois que », des « il me semble que », des « j’ai l’impression que », etc. ? Pourquoi mon esprit met-il en doute des choses qui sont pour cet homme supérieur des évidences ? Suis-je un idiot de ne pas parvenir à dégager des convictions fortes de toute l’information que j’ai mémorisée ? Suis-je un voyou de recourir au paradoxe, à l’impertinence, à la provocation pour attaquer les convictions d’autrui ? Suis-je un asocial de me réfugier souvent dans le silence parce que je n’ai pas envie de m’engager dans une dispute stérile ? »
Les gens brillants qui ont des convictions fortes me dégoûtent parfois de l’activité intellectuelle. Mais une voix me dit : « Bah ! N’attache pas trop d’importance aux idées ! Ce ne sont que des cartes de rami. Tu les pioches dans ton esprit, tu les regroupes pour former des configurations et tu les poses quand tu as suffisamment de points. C’est un jeu. Gagner… perdre… la belle affaire ! C’est le plaisir qui compte. Et si tu aimes tes partenaires, ton plaisir sera vif. »
Mon scepticisme est-il fondé sur des convictions ? Je doute de ma capacité à les saisir toutes. Pour l’heure, quatre me viennent à l’esprit : 1) Je crois que l’erreur est très fréquente ; j’en connais de multiples sources ; j’en ai vu de nombreux exemples. 2) Je crois que, sur beaucoup de questions, le désaccord règne parmi les hommes de vaste culture et d’intelligence aiguë. 3) Je crois que la raison, malgré son efficacité dans les sciences, est un outil peu fiable quand on veut l’employer pour construire des systèmes philosophiques. 4) Je crois que nos informations sont très fréquemment insuffisantes pour tirer des conclusions.
Un ami m’a envoyé cette citation de Bertrand Russell : « L’ennui en ce monde, c’est que les imbéciles sont sûrs d’eux et les gens sensés plein de doutes. » J’ai répondu : « Quand je me sens trop sûr de mes raisons de douter, j’ai peur d’être un imbécile. »
La quête du savoir est fascinante et frustrante. S’il y a une phrase qui résume bien l’aventure intellectuelle depuis environ 150 ans, c’est : « Rien n’est simple ! » Les sciences, les arts, la musique, la littérature, la philosophie germent dans tellement de directions… Cette folle ouverture a de quoi enivrer… mais aussi de quoi laisser l’esprit curieux toujours sur sa faim… Mon scepticisme s’accroît avec l’âge… il s’agit d’un scepticisme joyeux ! Parce que la conscience de la fragilité de la plupart des énoncés généraux qu’on peut lire ou entendre très souvent me pousse à mettre une bonne dose de légèreté dans ma vie.
Ma version du pari de Pascal est : « Dans le doute, parie sur ce qui te fait rayonner de joie et sur les êtres qui ont un je-ne-sais-quoi de stimulant, qui te rendent plus beau, plus fort, plus noble ! »
Devant une affirmation générale sur l’homme, je me pose les questions suivantes : est-elle vraie aussi bien pour les mâles que pour les femelles, pour les adultes que pour les enfants, pour les Blancs que pour les Noirs, pour les Américains d’aujourd’hui que pour les Grecs de l’Antiquité, pour les surdoués que pour les débiles, pour les dominants que pour les dominés, pour les réactionnaires que pour les progressistes ? Si elle passe tous ces tests avec succès, il y a de fortes chances qu’elle soit vraiment générale…
Ne pas avoir de position est souvent position très inconfortable. Sur quoi s’appuyer quand la pensée, le savoir et le sentiment nous ont rendu sceptique, partagé ? Que faire ? Suivre une voie quelconque en feignant d’être sûr de soi ? Se rattacher à telle ou telle tradition, s’y tenir sans y croire ? Pratiquer l’alternance, c’est-à-dire tout essayer tour à tour ?
« Chez la plupart des individus, le cerveau joue le rôle non pas d’une Académie des sciences, mais d’un simple ministère de la Propagande. » (Pierre Gripari, Frère Gaucher ou le voyage en Chine)
Être inactuel, c’est se distancer de la propagande.
J’ai relevé dans le travail d’une élève une phrase naïve mais charmante : « Un intellectuel est un homme qui se pose des questions ». Quitte à verser dans la caricature, je dirais plutôt : un intellectuel est un homme qui donne des réponses quand il ferait mieux de se taire. Ou encore : un intellectuel est un homme trop désireux de s’engager pour s’engager à bien réfléchir.
Quand je dis « je crois », cela signifie « il m’apparaît probable ».
Une vieille question : y a-t-il un besoin de croire (je n’utilise pas ce verbe au sens exclusivement religieux) même chez le plus sceptique des scientifiques ou des philosophes ? Je n’en suis pas sûr. On dit souvent qu’il est impossible d’agir sans croire. Mais on peut imaginer quelqu’un qui se contenterait d’agir en fonction d’hypothèses. Une hypothèse n’est pas vraiment une croyance. On m’objectera que retenir certaines hypothèses plutôt que d’autres repose sur une croyance, à savoir que les hypothèses retenues ont une probabilité de vérité plus forte que d’éventuelles concurrentes. Oui, sauf que cette croyance pourrait être provisoire, relever plutôt du pari. On peut imaginer un esprit qui se dirait : « Compte tenu de mes connaissances actuelles et de mes limites, je me base sur telles et telles hypothèses, mais ma confiance en elles peut être remise en question. » À l’heure actuelle, l’hypothèse d’une nécessité de croire n’a pas ma faveur. Mais je peux changer d’avis… Du moins, je retiens l’hypothèse que je peux changer d’avis… D’ailleurs, je viens de changer d’avis… Les enfants sont pleins de croyances. Certaines se renforcent, d’autres s’atténuent. Étudier les enfants permettrait probablement de mieux comprendre les mécanismes des croyances. Et aussi de mieux comprendre comment se forment les jugements de valeur, les sentiments moraux et esthétiques. Un philosophe ne devrait pas oublier qu’il n’y a pas beaucoup de sujets dont on puisse parler sérieusement sans rechercher des racines dans l’enfance. J’ai l’impression par exemple qu’il est superficiel de parler de la liberté sans étudier comment les enfants deviennent progressivement plus autonomes et quels sont les facteurs qui peuvent freiner ou compromettre cette autonomie. Un philosophe est handicapé dans sa recherche de vérités s’il ne regarde le monde qu’avec des yeux d’adulte.
Les affirmations « Je ne crois pas à l’existence des fantômes » et « Je crois à l’inexistence des fantômes » sont-elles équivalentes ? Plus généralement, si celui qui ne croit pas à X peut aussi être considéré comme une personne qui croit à non-X, le seul moyen d’échapper à la croyance est-il de suspendre son jugement ou de remplacer la formule « je crois à X » par « je parierais plutôt pour X que pour non-X » ou par « je privilégie l’hypothèse X plutôt que sa négation » ?
On appelle « rasoir d’Hitchens » la maxime suivante : « Ce qui peut être affirmé sans preuve peut aussi être rejeté sans preuve ». Cette formule est souvent attribuée à Euclide. Mais personne n’en fournit la preuve, donc je rejette cette paternité. Le rasoir d’Hitchens me permet de rejeter à peu près toutes les affirmations que j’entends, puisque les gens qui ont le souci de prouver sont extrêmement rares ; il m’offre aussi l’opportunité de rejeter toutes les valeurs que nos autorités affirment, puisque les valeurs échappent au domaine de la preuve. Quoique… Peut-on vraiment prouver que la nécessité de telle ou telle valeur ne peut pas être prouvée ? Cela dépend… Qu’entendons-nous par preuve ? Une preuve ne part pas de rien. Une preuve repose sur des axiomes. Avec des axiomes bien choisis, une affirmation morale peut être prouvée. Par contre, les axiomes peuvent être rejetés sans preuve. Ce rasoir d’Hitchens est une manière symétrique d’exprimer une idée banale : ce qui est douteux ne mérite pas d’être cru. Philosopher à coups de rasoir, qu’il soit d’Hitchens ou d’Occam, c’est un peu barbant… Et la table rase, chère aux fanatiques du constructivisme social, est surtout une table très basse que les géants écrasent en marchant dessus. Raser est une curieuse obsession des philosophes. Même Russell exploite un barbier pour raser Frege. Je crois que je vais me faire un peu de blé en vendant des rasoirs aux philosophes actuels. Ce n’est pas très difficile de fabriquer un rasoir philosophique. Je prends un tournevis, j’assemble deux ou trois idées générales et le tour est joué… Rasoir de BHL : « Une idée que je ne viens pas défendre sur un plateau de télévision a peu de chances d’être bonne ». Rasoir d’Onfray : « Il faut multiplier les idées de Nietzsche par un coefficient hédoniste pour que la philosophie devienne souveraine et populaire ». Rasoir de Chomsky : « La philosophie est une grammaire formelle dont les règles de réécritures sont réécrites par chaque grammairien d’envergure. » Etc.
Tous les fondements sont dogmatiques, y compris ceux du scepticisme.
Combat / Guerre
Se battre est une excellente chose, les Anciens l’avaient compris. Si on ne se laisse pas entraîner par ces jeux que sont le viol, la torture et autres facilités, la guerre est une saine occupation qui permet à l’homme de vivre plus intensément, de cultiver ses vertus. Mon garçon, si vous préférez l’emploi de serveur dans un fast-food à la carrière des armes, c’est que vous avez le cerveau malade. Vous êtes un de ces nombreux tarés que glorifie notre civilisation de fiottes. Honorons la culture en maniant l’épée ! Si la guerre n’existait pas, nos bibliothèques seraient presque vides, le cinéma ne nous offrirait que de l’eau de rose et du porno. Homère, Shakespeare, Corneille, Racine, Dumas, Jünger trempent la plume dans le sang des soldats. Apollinaire chante : « Ah Dieu ! que la guerre est jolie ». Qui est le flamboyant héros du « Cyrano » d’Edmond Rostand ? Un poète, un amoureux ? Oui, mais aussi un mousquetaire ! Le monde a besoin de la guerre pour que nous ayons du plaisir à vibrer devant les exploits de John Wayne ou de Clint Eastwood.
L’inertie est un principe traditionnel chinois. La philosophie occidentale est plutôt de se battre contre vents et marées et, quand il n’y a pas de vents et de marées, d’en provoquer pour avoir le plaisir de se battre contre.
La nature n’est pas bienveillante… Elle est combative.
Les hommes aiment la bagarre. Ce n’est que dans les moments de fatigue qu’ils se laissent aller à des rêveries d’harmonie.
Vu à la TV hier soir que le thème des Vikings revient à la mode. Et je me dis que la Suède, ce paradis de la social-démocratie, ce pays le plus égalitaire au monde, cet état qui a interdit en 1979 le commerce des jouets guerriers n’échappe pas aux invariants de la nature humaine. Ce qui fascine dans la Suède, ce n’est pas la société qu’elle est devenue – une société où on meurt d’ennui –, non, ce qui fascine, ce sont les Vikings, ces redoutables guerriers, qui vivaient avec passion, sous le regard d’Odin.
La guerre peut être un plaisir : voilà une vérité qui embarrasse fort certains hédonistes. Alors ils font entrer l’altruisme dans leur système, parfois en le disant nécessaire – sans parvenir à bien nous expliquer pourquoi. Savent-ils que l’altruisme est dangereux ? Dans un groupe très uni, ce sont souvent les personnes les plus altruistes envers les membres de ce groupe qui se montrent les plus impitoyables envers les ennemis de ce groupe. Devant ce problème épineux, difficile de ne pas recourir à l’ultra-solution : l’altruisme universel. Évidemment, ça ne fonctionne pas…
Comprendre / Expliquer
La science peut nous donner l’impression de comprendre un certain nombre de choses. Mais la science ne fournit que des modèles. Quand ces modèles sont simplistes (c’est généralement le cas dans les sciences humaines), ils donnent un sentiment illusoire de compréhension (car notre esprit préfère la simplicité). Quand ils sont compliqués, ils collent peut-être davantage à la diversité des observations, mais sont-ils pour autant justifiés, et, même lorsque nous maîtrisons les notions mathématiques auxquelles ils font appel, parviennent-ils à nous insuffler un profond sentiment de compréhension ? Une régression polynomiale de degré 10 peut coller beaucoup mieux à un ensemble de points qu’une régression linéaire, mais comprenons-nous mieux pour autant ? Je crois pertinent de distinguer au moins trois niveaux de compréhension. Le premier niveau est l’acceptation de théories courantes, sans trop se poser de questions (comprendre=apprendre). Le second niveau est la perception progressive d’une architecture cohérente (comprendre=organiser). Le troisième niveau est une multiplication des approches (comprendre=imaginer). Parvenir au troisième niveau, c’est aussi prendre conscience à quel point nos connaissances sont fragiles, notre raison est pauvre, notre langage est peu clair. Si bien qu’on arrive au paradoxe suivant : plus on comprend, moins on a le sentiment de comprendre.
Expliquer un phénomène complexe consiste à sélectionner des éléments (informations, outils conceptuels, modèles théoriques). Si les éléments sélectionnés sont nombreux, l’explication collera peut-être assez bien au phénomène, mais ne sera compréhensible que par des initiés. Si les éléments sélectionnés sont en petit nombre, l’explication sera simpliste, réductrice, mais largement compréhensible. Les discussions courantes, les cafés philo, les débats télévisés, les articles grand public sont soumis à la nécessité de privilégier la seconde approche. Pour une grande part, l’enseignement aussi. Non seulement le pédagogue est tenu d’escamoter la complexité, mais il lui faut parfois déformer la vérité.
Ça veut dire quoi « comprendre » ? Est-ce que « comprendre », ça s’apprend ? Si oui, comment ? Et s’ajoute-t-il quelque chose à l’apprentissage pour qu’on puisse parler de compréhension ? Si oui, quoi ? Comprendre les nombres entiers, est-ce apprendre à jouer avec eux ? Et pouvons-nous dire que la compréhension des nombres entiers augmente avec la multiplicité des jeux que nous devenons capables de bien jouer avec eux ? Mais alors, le « plus » qui porterait la compréhension à dépasser le simple apprentissage ne serait-il pas la constatation que nous parvenons à bien jouer ? Il me semble que cette condition n’est pas suffisante. Mais que faut-il ajouter pour mieux cerner la compréhension ? Mettre en lien de multiples notions ? Je veux bien, mais il faut alors préciser la nature de ces liens et comment nous les posons. Liens logiques, liens statistiques, liens analogiques, etc. Et ces liens, ne résultent-ils pas aussi d’un apprentissage ? Comprendre, est-ce tourner suffisamment longtemps autour d’un problème pour comprendre en fin de compte que nous n’en avons qu’une compréhension incomplète, insatisfaisante ?
Conformisme
Parmi les artistes modernes qui ont les faveurs des musées, il y a, me semble-t-il, une proportion excessive de « rebelles », de « contestataires ». En art comme ailleurs, le conformisme de gauche m’ennuie. L’art que j’aime fleurit dans les jardins de l’aristocratie.
J’ai l’impression que les adolescents et les jeunes adultes sont très conformistes, surtout ceux qui se déclarent anti-conformistes. Mais, dans les grandes villes, les conformismes sont multiples. Il y a par exemple le conformisme de la révolte, celui des bons sentiments humanitaires, celui du bien-être, celui de telle religion, celui de telle philosophie, etc.
Vu une émission TV sur les « rebelles ». Or les exemples fournis étaient tous des rebelles politiquement corrects, c’est-à-dire des gens dont la « rébellion » (par exemple l’objection de conscience ou la cause homosexuelle) est valorisée par beaucoup de monde (la plupart des médias, des artistes, des intellectuels, des enseignants) dans notre société. Les journalistes sont-ils aveugles ? En démocratie, pour moi le rebelle est celui qui s’oppose à la démocratie. Or aucun rebelle de ce type n’a été montré. Le véritable rebelle est celui qui refuse de former un groupe pour exprimer sa rébellion, parce que « dès qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons ». La rébellion d’un groupe n’est jamais que le conformisme d’un groupe A qui s’oppose au conformisme d’un groupe B de taille plus grande. Certains étudiants se croient rebelles parce qu’ils fument du cannabis, s’habillent de jeans troués, contestent la société libérale, s’émeuvent du sort des migrants, luttent contre l’homophobie, pratiquent l’amour en groupe, etc. Or tout cela est devenu hyper-conformiste… Qu’ils agissent ainsi si ça leur chante, mais qu’ils ne se présentent pas comme des rebelles ! Cela me fait penser à ces panneaux suspendus à la cafétéria d’une école. Avec des slogans tels que : « Je suis contre le racisme », « Je suis contre le jugement sur les apparences », « Je suis contre les discriminations », etc. Consternant qu’une école valorise une « démarche artistique » aussi pauvre et aussi conformiste ! Des slogans comme : « Je suis contre l’anti-racisme et l’anti-sexisme qui deviennent des croisades morales », « Je suis pour certaines discriminations, car l’intelligence et le goût discriminent », « Je préfère un jugement sur les apparences, plutôt qu’un jugement sur des vertus supposées », etc. auraient été un peu plus intéressants, mais… je ne suis pas sûr que la direction aurait accepté un tel affichage… Les dés sont pipés. L’école n’est pas seulement un lieu de transmission du savoir, c’est aussi une machine à propagande. (2018)
Si le sens de l’honneur se mesure au respect des normes d’une société, il est honorable d’être un tricheur dans une société de tricheurs.
Croyances / Religions
Devant Sa Majesté Pascal, le Roi Philosophe, des penseurs se tiennent en colonne. Le monarque interroge : « Le divin existe-t-il? »
Le premier penseur s’avance et déclare :
– Oui, dieu existe et il est unique. Je suis monothéiste.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Oui, il existe un être transcendant, un dieu horloger, mais je ne saurais le confondre avec un dieu de l’une ou l’autre des religions. Je suis déiste.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Oui, les dieux existent et sont multiples. Je suis polythéiste.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Oui, le divin est le tout. Je suis panthéiste.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Non, mais le karma existe. Je suis bouddhiste.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Non, il n’existe aucun dieu. Je suis athée.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Il sera toujours impossible de le savoir. Je suis agnostique définitif de principe.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Pour le moment, nous n’en savons pas assez pour répondre, mais je n’exclus pas que de nouvelles informations nous permettent une réponse. Je suis agnostique provisoire en pratique.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Cette question est dépourvue d’intérêt, d’utilité pratique. Je suis apathéiste.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Cette question n’a pas de sens. Je suis un positiviste logique.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– La réponse à cette question peut être « oui », « non » ou « je ne sais pas » selon le sens attribué au mot « divin », pour autant que de suffisamment claires définitions soient proposées. Je suis un philosophe analytique.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Quiconque peut être agnostique de raison et soutenir tout de même une religion (ou plusieurs) parce qu’elle est jugée stimulante sur un plan culturel ou moral. C’est mon cas. Si ma raison me fait pencher pour l’agnosticisme provisoire en pratique, mon cœur est sensible aux beautés des paganismes grecs, germains, scandinaves, celtiques, ainsi qu’à celles d’un certain catholicisme. Nombre de mes écrivains préférés sont païens ou catholiques.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Au moins trois dieux peuplent chacune des grandes religions monothéistes : un architecte, qui a créé le monde ; un législateur, qui a défini le bien et le mal ; un tentateur, qui a promis une vie éternelle post-mortem. La croyance au premier n’a guère d’influence sur notre existence et n’implique aucune caractéristique des deux autres.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Le monothéisme est-il plus rationnel que le polythéisme? Un argument classique des théologiens est d’associer à dieu l’idée de perfection et de rejeter la pluralité des dieux au nom de l’unicité de la perfection. Cet argument me paraît doublement faible. Je puis imaginer qu’il y ait de multiples formes de perfection et je ne vois aucune nécessité de supposer qu’un dieu doive être parfait (je juge suffisant qu’il soit doué d’une puissance supérieure à ce que nous connaissons).
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Les arguments sur l’existence divine, bien qu’ils soient faciles à réfuter et l’aient été depuis longtemps (surtout par Kant), sont encore avancés par des croyants. Il y a notamment l’argument ontologique d’Anselme de Cantorbéry, qui lie l’existence de dieu à sa perfection ; celui de Descartes, qui pense n’être pas libre de concevoir un dieu sans qu’il existe (notons que cette idée serait pour moi plutôt favorable au polythéisme le plus large) ; l’argument de la cause première (par refus d’une régression infinie), qu’on trouve sous diverses formes chez Platon, Aristote, Al-Kindi, Saint Thomas d’Aquin, Leibniz, etc. ; l’argument téléologique, sur lequel je reviendrai ; l’argument des valeurs morales objectives ; l’argument du consensus universel, proposé par Cicéron ; l’argument de la révélation ; l’argument anthropique du docteur Boyd ; l’argument de la conscience, développé par Newman ; la Quinquae viae, de Saint Thomas d’Aquin, cinq arguments dont l’église catholique reconnaît la validité (notons au passage que les encycliques Fides et Ratio, de 1998, et Humani Generis, de 1950, soulignent que la raison humaine est capable par ses seules forces, c’est-à-dire indépendamment de la Foi et de la Révélation, d’arriver à la certitude que dieu existe). L’argument que j’entends le plus fréquemment est le recours à l’intelligent dessein. On justifie l’existence de dieu par l’ordre et la complexité qu’on observe dans l’univers. Tant de merveilles semblent témoigner de l’existence d’une force divine. C’est pour cela que Paley, Kant, Voltaire et bien d’autres sont déistes. Une version moderne s’appuie sur des théories cosmologiques. Des calculs semblent montrer que notre univers serait impropre à la vie si de nombreuses constantes étaient un poil différentes. Qu’il y ait là un mystère, reconnaissons-le ; mais invoquer dieu, ce n’est pas résoudre le mystère, c’est l’évacuer en prononçant un mot magique.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– L’athéisme est une croyance. Les arguments en sa faveur ne sont pas plus valides que ceux en faveur d’une existence divine.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Je crois que les arguments pour ou contre l’existence d’un ou de plusieurs dieux fournissent une bonne introduction pédagogique au raisonnement philosophique, à ses erreurs, à ses errements. Hume recommandait de jeter aux flammes les livres de théologie ou de métaphysique scolastique. Je pense au contraire qu’il faut les étudier pour apprendre à mieux discerner les pièges de la raison.
Le Roi dit : « Au suivant ! Le divin existe-t-il? »
– Nous n’avons aucune certitude que la raison, telle que nous la pratiquons, soit notre meilleur outil pour traiter les questions métaphysiques. Je préfère une raison modeste à une raison prétentieuse.
– On a retrouvé dans les papiers de Gödel une preuve de l’existence de Dieu, qui formalise des idées puisées chez Saint-Anselme, Descartes, Leibniz.
– La puissance déductive du langage ne permet d’aboutir qu’à l’existence d’un Dieu abstrait, d’un objet mathématique, en somme.
– Certains physiciens soutiennent que l’univers, tel que la science peut le modéliser, est en quelque sorte un objet mathématique. Ce point de vue nous offre une opportunité de conférer à un Dieu abstrait un statut ontologique comparable à celui de l’univers.
– Hum ! L’univers se modélise à travers un dialogue compliqué entre expérience et langage, tandis que le Dieu des preuves ontologiques sort d’un processus linguistique simple, beaucoup trop simple. C’est un retour à la Kabbale, avec d’autres outils. Je ne pense pas que la langue, même avec l’appui des maths, puisse nous conduire à Dieu, mais elle nous permet d’accomplir de beaux voyages.
Certains esprits religieux essaient de justifier l’immortalité de l’âme à partir d’un temps qui ne serait qu’une illusion. Un peu facile, comme ruse !
La crédulité me semble être une caractéristique importante de l’esprit. Apprendre, c’est souvent commencer par croire. Quand un cerveau n’a pas encore beaucoup d’informations à traiter, il ne peut pas faire grand-chose d’autre que d’accorder du crédit à ce qui revient statistiquement le plus souvent dans les propos qu’il entend. Ce n’est que plus tard, avec l’acquisition d’une grande culture, qu’un esprit peut combattre sa tendance probablement innée à la crédulité. Mais… la résistance au changement, la force des croyances – surtout de celles qui ont un caractère religieux, de celles qui relient des gens – font que la crédulité de l’enfance, de l’adolescence, de la jeunesse conduit souvent à porter en soi pendant toute une vie des idées idiotes. D’où l’importance pour tout État, pour tout Commerce d’implanter dans les jeunes cervelles les croyances qui visent à perpétuer le caractère de cet État, de ce Commerce. C’est pourquoi tout État, tout Commerce se servent des lieux fréquentés par les jeunes pour faire, à des degrés divers, de la propagande.
On peut imaginer qu’un dieu qui serait Amour et Création aime tout ce qu’il crée, y compris les virus. Un dieu non anthropocentré est une hypothèse qui a le mérite de relativiser le problème théologique du mal. Une épidémie n’est qu’un combat entre deux espèces vivantes. Qui peut prétendre que dieu a une espèce préférée dans un tel combat ? La framboise est une preuve de l’existence de dieu, mais la ciguë aussi. L’amour est une preuve de l’existence de dieu, mais le combat aussi. Dieu est le grand Oui à tout. Dieu est devenu nietzschéen, depuis que Nietzsche l’a tué.
Lu un discours de Pierre Nicole, où il argumente en faveur de l’existence de Dieu et de l’âme immortelle. Pierre Nicole était un esprit brillant, grand érudit, collaborateur de Pascal, coauteur de la logique de Port-Royal, maître de Racine, bref ce n’était pas un con. Alors comment expliquer que ses arguments en faveur de la religion nous paraissent aujourd’hui mauvais ? Je crois que la réponse tient en ceci : la foi bride l’imagination conceptuelle. Dans son raisonnement, Nicole n’imagine pas une seconde que l’homme puisse être le résultat d’une évolution des espèces. Il est pour lui évident que l’homme n’a pu apparaître sur terre que d’une manière subite, magique. Abracadabra et l’homme sort de la matière. Un tel tour de magie justifie alors pour lui l’existence d’un dieu magicien. Son discours contient plusieurs fois le groupe de mots « il est impossible que… », mais ce qu’il déclare impossible n’est pas une véritable impossibilité, ce n’est chaque fois que l’effet d’un manque d’imagination. Manque d’imagination : il me semble que c’est cela la clé de bon nombre de discours théologiques (et autres…). Bien sûr, c’est devenu facile pour nous de le dire, parce que l’imagination scientifique a fait d’immenses progrès. Au début du 17e siècle, je pense qu’il était en effet très raisonnable de tenir l’existence de Dieu et d’une âme immortelle pour évidentes. Je me demande quelles sont les « évidences » d’aujourd’hui qui paraîtront un peu ridicules dans 4 siècles.
Il y avait à Athènes et à Rome un autel dédié au Dieu Inconnu. Montaigne en parle dans ses Essais (Livre II, chapitre XII). Il dit que cette divinité non chrétienne sembla la plus excusable à Saint-Paul. Honorer un Dieu Inconnu, voilà qui m’intrigue. Plusieurs hypothèses me viennent.
1. Étant polythéistes, les Grecs et les Romains ont pu se dire qu’ils ne connaissaient pas nécessairement tous les dieux et que des autels au Dieu Inconnu permettraient de rendre hommage à tous les dieux dont ils ignoraient l’existence. Un peu comme les monuments au soldat inconnu en France.
2. Le Dieu Inconnu est une idéalisation de tout ce qui nous demeure inconnu.
3. Le Dieu Inconnu est un Dieu « sans qualités », sans caractéristiques. Mais alors pourquoi est-il un dieu ?
Je ne me souviens pas d’avoir lu quelque chose au sujet de ce Dieu Inconnu chez Hésiode, Homère, etc. Il est tellement discret qu’il a voulu rester inconnu des grands poètes qui ont écrit la mythologie. Montaigne parle de ce Dieu Inconnu pour exprimer son accord avec Saint-Paul. Il écrit : « De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle-là me semble avoir eu plus de vraisemblance et d’excuse, qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant en bonne part l’honneur et la révérence que les humains lui rendaient sous quelque visage, sous quelque nom et en quelque manière que ce fût. » Le dieu des philosophes est souvent défini ainsi, mais honorer un tel dieu, c’est alors presque nécessairement passer au monothéisme, je dirais même au déisme. Est-ce qu’à l’époque de Saint-Paul les païens auraient pu élever des autels à un tel dieu ? Mes connaissances historiques ne sont pas suffisantes pour répondre.
Il y a un moyen simple de connaître l’ADN du Christ. Puisque, lors de l’Eucharistie, par le phénomène de la transsubstantiation, l’hostie se transforme en corps du Christ dès que le prêtre prononce les paroles : « Ceci est mon corps livré pour vous », il suffit d’envoyer cette hostie à un laboratoire pour faire un séquençage ADN. Blague à part, aujourd’hui encore, il existe des personnes intelligentes et cultivées, en particulier des scientifiques, qui croient à la transsubstantiation autrement que de manière symbolique et qui considèrent cette croyance comme un signe de grand mérite. C’est le point de vue des Averroïstes qui s’opposaient aux Thomistes : il n’y aucun mérite à croire à une vérité démontrée par la raison, le seule mérite est de croire à une « incroyable » vérité révélée. Le besoin de s’accrocher à une « vérité révélée » reste très fort : il fait peut-être partie de la nature humaine. Et il ne concerne pas seulement la religion. Quand nous citons un grand auteur, notre esprit trahit un respect pour les « vérités révélées ».
En écoutant hier une collègue juive qui disait que cela lui prenait beaucoup de temps de préparer de la nourriture en respectant les prescriptions kasher, je me demandais : « Mais pourquoi, dans toutes les religions, y a-t-il des prescriptions sur des choses intimes comme la sexualité et la nourriture, et pourquoi tant de gens acceptent-ils si facilement de s’y soumettre ? Pourquoi les hiérarchies religieuses font-elles preuve d’une telle volonté de puissance et pourquoi les croyants font-ils preuve d’une telle volonté de soumission ? »
Si je peux regarder avec une certaine indulgence la volonté de puissance des autorités religieuses, j’avoue que j’ai beaucoup de mal à regarder sans un certain dégoût pour la nature humaine la volonté de soumission des croyants.
Un mérite de l’Islam, c’est qu’il rend la vie simple. Un seul livre sert de guide. Toutes les réponses sont à chercher dans ce livre qui vous indique comment agir dans la plupart des circonstances. Lisez le Coran et vous saurez ce que vous devez faire et ne pas faire. Comment éduquer vos enfants ? Lisez le Coran et vous aurez la réponse. Quels sports et quels loisirs pouvez-vous pratiquer ? Le Coran sera de bon conseil. Un seul livre comme source de morale, de droit, de vie publique et intime : quelle merveille de simplicité ! Les philosophes athées sont fous ! Ils se torturent la cervelle à lire des milliers de livres pour se perdre dans des labyrinthes. La sagesse est dans l’Islam : la lecture d’un seul livre suffit pour mener une existence vertueuse. Le succès des religions ne s’explique pas seulement par le besoin de croire, mais aussi par le confort de pouvoir se raccrocher à des préceptes communs simples. Devant la complexité croissante du modèle occidental, devant une profusion de lois qui atteint un telle masse que même des spécialistes ne savent plus toujours distinguer ce qui est permis de ce qui ne l’est pas, on peut se dire que le modèle musulman, centré sur un seul livre, est peut-être mieux adapté à l’échelle d’un cerveau lambda.
Il y a des gens qui créent des dieux, qui les prient, qui les prennent pour exemples, qui sont désireux de les servir, de leur obéir…
Il y a des gens qui se voient comme des dieux, qui veulent que les autres les voient comme des dieux, qui tendent vers le divin de tout leur orgueil…
Il y a des gens qui ont tellement besoin de dieux qu’ils adorent le premier venu, celui de leur enfance, celui qui est censé les aimer, mais qui bien souvent les maltraite…
Il y a des gens qui étudient les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie dans l’espoir de trouver dieu dans une formule…
Il y a des gens qui se moquent de dieu, qui l’affublent d’un nez rouge et d’une géométrie burlesque, ce qui peut être une façon de lui rendre hommage…
Il y a des gens qui poussent l’imitation de dieu jusqu’à se faire crucifier, parce la souffrance est leur raison de vivre…
Et pendant que tous ces gens s’excitent avec le divin, Diogène, encore et encore, cherche un homme…
Beaucoup de gens aiment citer les fameux mots que Rabelais met dans la lettre de Gargantua à son fils : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Mais si on lit toute la phrase : « Mais – parce que, selon le sage Salomon, Sagesse n’entre pas en âme malveillante et que Science sans Conscience n’est que ruine de l’âme – tu dois servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en lui toutes tes pensées et tout ton espoir ; et par une foi nourrie de charité, tu dois être uni à lui, en sorte que tu n’en sois jamais séparé par le péché. », on se rend compte qu’il s’en dégage une idée qui va à rebours de la science moderne, à savoir que la science (au sens ancien de « savoir ») doit s’appuyer sur la foi religieuse. Ce n’était peut-être pas exactement ce que pensait Rabelais, mais le propos de Gargantua s’inscrit tout de même dans une longue tradition de soumettre la recherche de la vérité à des critères religieux. Bref, ces mots de Gargantua me semblent plus proches des horreurs de l’Inquisition et des théocraties que de l’ouverture d’esprit requise dans une science prête à examiner toutes les hypothèses, même celles qui peuvent choquer notre sens moral.
Bien sûr, le sens moderne de « Science sans Conscience n’est que ruine de l’âme » s’est éloigné du sens originel. Il est plutôt question maintenant de souligner les dangers de la technique. Il faudrait donc plutôt dire : « Technique sans garde-fou peut nuire à la qualité de vie. » Bon d’accord, ce n’est pas très poétique, mais citation sans réflexion n’est que ruine de la pensée, ce qui n’est pas grave, puisque le cours de la pensée ne monte jamais bien haut sur le marché des valeurs mobilières…
J’essaie de lire le Coran. Je n’imaginais pas à quel point ce livre est ennuyeux et répétitif ! Presque à chaque page, ce livre répète l’idée que les infidèles (ceux qui ne croient pas au dieu unique) connaîtront pour l’éternité les supplices de l’enfer, car Dieu est vengeur et hait ceux qui ne croient pas en lui. Une religion dont le livre sacré sépare l’humanité en deux catégories : les croyants promis au paradis et les incroyants promis à l’enfer peut difficilement être considérée comme une « religion de paix ».
La foi est le seul subterfuge qui permet la survie d’une religion quand s’étiole son caractère d’évidence. Du temps de sa puissance, une religion peut se passer de la foi.
J’aimerais poser la question à un théologien : « Dieu était-il omniscient quand il s’est incarné sous la forme de Jésus ? » À mon avis, les docteurs du christianisme devraient répondre non. Pour deux raisons. Un : le cerveau humain a des limites. Deux : si Jésus avait été omniscient, lui qui prétendait être la Vérité, aurait probablement enseigné aux apôtres des choses fondamentales comme l’expansion de l’univers, les orbitales d’un atome, la dérive des continents et l’évolution des espèces. Plus sérieusement, le rapport du christianisme à la science est ambigu. Le christianisme primitif semble plutôt hostile à la science. Ensuite, quand l’église est devenu une forte puissance, elle a essayé d’exercer un monopole sur la science. L’église a longtemps défendu l’idée que la science confirmait l’existence du vrai dieu. Cette position devenant de plus en plus intenable, elle tient maintenant plutôt le discours que foi et science sont deux modes différents de connaissance. Ça me fait penser à la langue de bois des politiciens… Au christianisme qui me déplaît pour de multiples raisons, j’ai toujours de loin préféré le paganisme, dont il se dégage un merveilleux, une poésie, un symbolisme auxquels je suis sensible.
Un théologien, c’est un peu comme un littérateur spécialisé dans l’œuvre de Joyce ou de tout écrivain un tant soit peu difficile. Il interprète des textes et nomme « vérités » les « noumènes » qu’il imagine derrière les textes « révélés ». Son jeu d’interprétation est pour lui recherche de « vérités ». Est-il possible d’avoir à la fois l’esprit théologien et l’esprit scientifique ? Au temps de Pascal et de Leibniz, oui. Aujourd’hui, ça me semble plus difficile à concilier. Pourtant, il existe encore des cerveaux brillants et cultivés pour qui la Bible ou le Coran expriment des « vérités » fondamentales à prendre au premier degré, en laissant de côté tout esprit critique. Certains individus ont une fonction d’onde qui leur permet de se multiplier contradictoirement. Cela peut être une richesse… ou une folie…
Puisque dieu est omniscient, il savait en dictant le Coran que ses propos susciteraient parfois des difficultés d’interprétation. Or il me semble évident de supposer que dieu avait la volonté d’être compris de tous les humains, y compris des moins instruits. Dès lors, pourquoi ne s’est-il pas exprimé avec un maximum de clarté ? Pourquoi a-t-il choisi de dicter le Coran en arabe, langue souvent équivoque, et non en latin, langue beaucoup plus claire ?
Quelle est la plus populaire de toutes les théories du complot ? Celle qui attribue à Dieu un rôle décisif et impénétrable dans l’histoire de l’univers, en particulier pour ce qui touche aux affaires humaines. Ce complotisme de haute pègre ne rechigne pas à farcir ses discours de « fake news » hénaurmes. Les autorités scolaires, pourtant fort soucieuses de combattre le complotisme politique, font preuve d’une sacrée complaisance envers les foules qui adorent le Grand Comploteur Éternel.
Quand je me plonge dans la géologie et la paléontologie, quand je découvre tous les aléas qui auraient pu conduire dans d’autres directions la double évolution géologique et biologique, je me dis que le Dieu omnipotent de la Bible, de la Torah ou du Coran est une invention que l’ignorance rendait alors nécessaire. Cette invention a joué un rôle tellement important dans toute l’histoire culturelle qu’elle survit à tous les progrès de la science. Donc Dieu n’est pas mort. On n’a tué ni le pire de Dieu, ni le meilleur.
Un athée comme moi peut se permettre d’envelopper dans le langage du divin certaines idées comme l’amour ou la beauté ; ou d’aimer follement certains écrivains religieux qui incarnent avec panache une résistance à des nouveaux dogmatismes. Par contre, j’avoue que je n’attache aucun crédit à des idées comme « L’homme voulu par Dieu et créé à son image » ou « L’immortalité de l’âme » ou « Le péché » ou « Le jugement dernier », etc.
Le congé de l’Ascension est une survivance des racines chrétiennes de la Suisse. Je me dis que c’est quand même une chose étrange que des religions comme le christianisme, le judaïsme et l’islam, toutes trois nées dans des pays désertiques non européens, aient pu s’implanter dans un pays montagneux comme la Suisse. La Suisse méritait mieux, la Suisse méritait une religion des montagnes, une religion avec des ascensions tout à fait concrètes et vivifiantes, une religion centrée sur la joie de gravir les pentes, la communion avec les splendeurs des Alpes et du Jura. Les religions venues des déserts de Palestine et d’Arabie sont pires que les poussières du Sahara : elles empêchent les Suisses de bien respirer. Et le christianisme nous prive aujourd’hui du plaisir de travailler ! Or le travail, après la grimpette, est la deuxième véritable religion des Suisses. Il faut en finir avec ces religions du Moyen-Orient qui nous pourrissent la vie…
Culture
J’aime passionnément les lettres, les arts, les sciences, la musique, mais je déteste la culture. Je ne suis pas un homme cultivé – quelle horreur ! Je suis un chat sauvage érudit, ce n’est pas du tout la même chose ! Je suis un Barbare au gai savoir, un Ogre nourri d’encyclopédies. Là où je passe, la culture ne repousse plus… Il faut opérer une distinction entre les mots « culture », « savoir », « éducation ». «Culture» n’est qu’un synonyme chic de « bêtise ».
Ce qui me gêne dans le mot « culture », c’est qu’il est accommodé à toutes les sauces : culture pop, culture hip-hop, culture pub, culture gay, culture alternative, culture pygmée, culture numérique, cancel culture, etc. Bref, à trop fourrer ce mot dans tous les trous de cul, il en ressort merdeux. Présenter n’importe quelle cornichonnerie comme de la culture m’apparaît parfois comme une stratégie, menée par certains « penseurs de la démocratie », pour crétiniser les esprits avec l’idée niaise que « tout se vaut », que toutes les cultures sont également respectables, que la qualité n’est rien d’autre qu’une question de goût. Eh bien non ! L’étendue et la profondeur du savoir jouent un rôle bien plus important que le goût quand il s’agit de porter un jugement sur la qualité d’une œuvre.
Ce qui m’énerve chez les gens qui font de la propagande pour la culture, qui demandent des sous pour la culture, qui affichent des slogans du genre « défendons la culture » chaque fois que l’état veut diminuer des subventions, c’est qu’en général ils se battent pour une culture globalement orientée à gauche. À Genève, l’aide à la culture est biaisée par une idéologie hostile aux esthétiques réactionnaires.
En 1872, Nietzsche voyait dans la culture moderne une maladie dont les trois symptômes étaient :
1) En s’élargissant, la culture tend à se mettre au service de l’esprit de troupeau ; elle produit des hommes standardisés et disqualifie le penseur solitaire.
2) L’État, ce « mystagogue de la culture », prend la culture en main, entretient l’illusion qu’à travers elle se dessine un progrès (c’est vrai dans les sciences et techniques, mais discutable pour tout le reste), favorise la spécialisation et l’éparpillement relativiste.
3) La culture s’incarne dans la figure du Journaliste, dont les horribles défauts sont : la démagogie démocratique, la superficialité, le culte de l’actualité – ce savoir éphémère peu signifiant.
On le voit, depuis 150 ans, la « maladie culturelle » n’a fait qu’empirer…
En français, l’acception non paysanne du mot « culture » est assez récente. Elle apparaît à la fin du 17e siècle et se fraye un chemin au 18e sous l’influence de la philosophie allemande. Louis XIV ne parlait pas de « politique culturelle ». Et il protégeait des hommes comme Corneille ou Molière, et non pas des jeunes gauchistes prétentieux à moitié drogués, dépourvus de talents mais non d’appuis politiques, qui réclament aux autorités d’une ville un « centre culturel », pour y mener à bien leurs petites partouzes artistiques…
Quand j’entends le mot « culture », je sors mon revolver. Quand j’entends le terme « culture générale », je sors mon bazooka, mon lance-flammes et mes grenades. Quand j’entends la dénomination « école de culture générale », je sors mes armes de destruction massive. Mais quand j’entends le mot « cul », je sors mon rêve. Blague à part, le choix de nommer un établissement scolaire « école de culture générale » témoigne d’une grande maladresse. La culture générale, c’est le contraire du savoir. La culture générale, c’est ce que tout le monde sait plus ou moins, c’ est ce petit bagage qui permet de transformer des cervelles vides en des cervelles bourrées d’erreurs et de vulgarités, c’est un euphémisme pour « médiocrité générale ».
Décadence
Décadence : émoussement de la faculté d’être dégoûté.
J’ai horreur des metteurs en scène qui veulent exploiter un texte classique pour glorifier leur ego. Un téléphone portable dans la main de Don Juan, Macbeth en tee-shirt Adidas, Cyrano de Bergerac pédé, Phèdre transgenre, le Cid membre des jeunesses hitlériennes, etc. Messieurs, de la simplicité, s’il vous plaît, de la simplicité ! Et des costumes d’époque ! Pour faire ressortir la poésie de Shakespeare, magique, intemporelle, évitons tout ce qui est moderne ! Le rêve, le mythe viennent des profondeurs archaïques ; les clins d’œil à l’actualité gâchent tout ! Et vous, comédiens, un peu de retenue, s’il vous plaît ! La passion, je veux la voir à l’intérieur, non pas à renfort de singeries ! Et surtout, articulez, que diable, articulez !
Je trouve désolant que d’immenses auteurs dramatiques du 20e siècle, Montherlant par exemple, ne soient pour ainsi dire plus joués. Le style de Montherlant est probablement trop riche pour le goût vulgaire de notre temps et sa morale aristocratique est devenue incompréhensible pour les âmes étriquées dont grouille l’Europe.
La poésie d’aujourd’hui est le rap. Les rappeurs Booba et Kaaris sont, je l’ai entendu à la TV, les Verlaine et Rimbaud de notre temps. Il faut quand même dire que la TV manque de pédagogie. Cette comparaison, bien que pertinente, risque d’être mal comprise du public jeune. En effet, tout le monde apprécie Booba et Kaaris, mais, à part quelques universitaires séniles, qui a encore envie de lire Verlaine et Rimbaud ?
J’ai l’impression que la France a réussi la performance de marier les mondes d’Orwell (pensée unique, novlangue, surveillance électronique) et d’Huxley (multiplications des distractions futiles)… C’est un autre « mariage pour tous », la fête de la panbéotie…
Dans les années 50, les voitures étaient belles, les gangsters se déplaçaient en traction avant et trucidaient les indics, les poules ne venaient pas de Prague ou de Budapest, mais c’étaient de bonnes tapineuses frouzes qui jactaient l’argot. Comparez avec la France d’aujourd’hui : une nation de loquedus tout juste bons à becqueter des os de poulets dans les poubelles de l’oncle Sam !
Je suis bien content que le Printemps de la poésie n’ait pas pu avoir lieu cette année en Suisse romande. J’ai vu les affiches… « It’s swiss poetic time ! » Annoncer cet événement en anglais, la langue du commerce, la langue du marketing, la langue de l’impérialisme culturel, c’est considérer la poésie de langue française comme une curiosité exotique, comme une production à situer au même niveau que les danses papoues… (2020)
Avec une religion, on construit des pyramides ou des cathédrales ; avec un principe laïque, on construit des cubes de béton…
Les droits de l’homme sont devenus un peu la religion de notre temps. Mais c’est une religion à laquelle il manque l’essentiel : un esprit chevaleresque, un code de l’honneur, un sens du sacré, une magie du rêve.
Portrait du cow-boy actuel : il utilise des drones pour surveiller les vaches, des robots pour les nourrir, des capteurs électroniques pour contrôler leur état de santé ; il passe ses journées devant un écran d’ordinateur. Le western est vraiment mort…
J’ai bien du mal à regarder jusqu’au bout des films ou des téléfilms français récents. Ils contiennent tellement de néo-clichés gnangnans. Le truc, maintenant, c’est de remplacer tous les grands personnages de la littérature par des noirs, des arabes et/ou des LGBT. C’est aussi de récrire tous les scénarios classiques pour y intégrer le téléphone portable. Ça devrait vite lasser le public. Ou alors le public est devenu trop con…
Qu’elle soit excellence ou vaillance au combat, la vertu n’est pas moderne. Pour être moderne, il faut se présenter en victime…
Les hommes n’existent plus en Suisse, ils ont été remplacés par de potentiels transgenres. Longtemps, la Suisse a été un pays où les hommes étaient de tellement bonne qualité que les armées du monde entier les voulaient comme mercenaires. La Suisse actuelle ne veut ni de guerriers, ni d’hommes. Humaniser signifie maintenant « donner de plus en plus de droits à tous les faibles et les tarés ». Humaniser signifie maintenant « valoriser les illettrés, les idiots, les ex-colonisés, les véganes, les fêtards, les rappeurs, les footballeuses, etc. » Je suis un anti-humaniste, parce que l’homme d’aujourd’hui ne vaut pas la peine qu’on l’encourage à suivre la pente qui est devenue la sienne.
L’homme du XXIe siècle est un véhicule, non seulement de virus, mais d’opinions noires et blanches, de valeurs sucrées et acides, de croyances ovales et carrées, parfois même – beaucoup plus rarement – de beautés magiques et d’idées imprévues. L’avantage d’un véhicule, c’est qu’on peut l’analyser, le soumettre à des normes anti-pollution, lui imposer des ceintures de sécurité et l’inspecter régulièrement. On peut aussi l’envoyer à la casse quand les experts le déclarent inapte à la circulation. Nietzsche s’est trompé. Le destin de l’homme n’est pas d’être un pont entre le singe et le surhomme. L’homme n’a été qu’une étape entre le singe et le véhicule.
Démocratie / Suffrage universel
Quelle est la plus haute valeur dans une démocratie ? La statistique.
Conversation avec une féministe. Je lui dis que je suis contre le suffrage féminin. Mes arguments : les femmes sont facilement manipulables ; elles n’ont pas assez d’intelligence ni de savoir pour bien évaluer les conséquences de telle ou telle politique ; de toute manière, elles ont mieux à faire qu’à s’occuper de cela. La dame s’énerve. Je la laisse un peu fulminer, puis j’ajoute que, pour les mêmes raisons, je suis opposé au droit de vote des hommes…
Dans un régime de monarchie héréditaire, la dignité de roi comporte quelque chose de sacré. Le roi incarne la volonté divine. Il est le père, le chef de famille, le garant des traditions. Il est l’âme de son peuple. Dans la mythologie grecque, les dieux punissent toujours les hommes qui les offensent. Il en va de même pour les rois. Par contre un président qui doit son pouvoir au suffrage universel ne saurait prétendre au prestige, à l’aura d’un roi. Le nombre de bassesses qu’un homme doit accomplir pour mener une carrière politique dans un système électoral ne peut qu’exciter un certain mépris.
J’imagine Nietzsche sur un plateau de télévision, entouré des intellectuels français que chouchoutent les médias. J’imagine Nietzsche tenir des propos hostiles à l’égalité, à la démocratie, au socialisme, au féminisme, à l’humanitarisme. Je vois alors tous ces intellos notoires, ces champions de la bonne conscience, ces professionnels de l’indignation, ces vertueux qui se drapent dans les droits de l’homme insulter Nietzsche, le traiter de facho, de réac moisi, de sinistre personnage aux idées nauséabondes. Et je vois Nietzsche qui, devant ces aboyeurs, sourit et ne dit plus un seul mot.
Dans les médias français d’aujourd’hui, celui qui remet en cause la mystique démocratique se fait lyncher.
La pétition est une demande qui s’appuie sur le nombre de signatures, c’est-à-dire sur une des plus mauvaises raisons qui soient.
Être l’élu ou l’élue d’un être singulier, c’est bien plus valorisant que d’être élu au suffrage universel par une multitude…
Je viens de recevoir l’enveloppe pour les prochaines votations. Un sujet m’amuse. Le Conseil d’état et le grand conseil de Genève proposent, au nom de l’universalité des droits politiques, d’étendre le droit de vote aux personnes « durablement incapables de discernement ». Mais… les votants ne sont-ils pas déjà en majorité des gens durablement incapables de discernement ? (2020)
L’idée d’abaisser l’âge du droit de vote revient en France. Dans une société qui devient de plus en plus infantile, il me semblerait tout à fait logique d’abaisser à 10 ans l’âge du droit de vote… ou au contraire de réagir en l’élevant à 40 ans…
Variation sur une phrase de Groucho Marx :
Si j’étais candidat à une élection présidentielle et si j’étais élu, je refuserais d’assumer la fonction de président, car ça ne m’intéresserait pas de gouverner un peuple qui aurait eu la stupidité de m’élire.
L’idée de « bien commun » peut-elle envisagée de manière suffisamment ouverte pour être compatible avec de multiples régimes (république laïque, état religieux, monarchie constitutionnelle, tribu primitive, empire, etc.) ? N’y a-t-il pas chez les intellectuels occidentaux d’aujourd’hui une tendance à restreindre leur pensée à un domaine régi par un certain nombre de « dogmes démocratiques » au-delà desquels il n’y aurait pas de salut ? Pour moi, il n’est nullement évident que le suffrage universel soit une condition nécessaire à l’existence d’un bien commun. Dans un pays où la plupart des gens sont très portés sur une religion, une théocratie peut, me semble-t-il, œuvrer à merveille pour un bien commun, quitte à malmener certaines fortes têtes.
La démocratie moderne s’est surtout construite sur l’égalité. Et si on regarde ces mouvements modernes « anti-discriminations », ce qu’ils demandent, c’est d’aller encore plus loin dans l’égalité. Des notions égalitaires comme le suffrage universel, le droit universel sont considérées comme des notions « démocratiques » par excellence. Mais, si on sort de cette mystique, on pourrait envisager une forme non égalitaire de démocratie. On pourrait se dire qu’une démocratie est un régime où le peuple est consulté, intervient dans les décisions, dans l’élaboration des lois, mais pas nécessairement de manière égalitaire, pas nécessairement à travers un suffrage universel où chaque voix pèserait de manière égale. Une démocratie intelligente devrait, selon moi, tenir compte des capacités inégales, des différences entre sexes, entre ethnies, etc.
Tout le monde met à sa sauce le mot « démocratie ». Pour les socialistes et les verts, « démocratie » signifie d’abord « égalité » et « lutte contre les discriminations » ; pour la droite libérale, « démocratie » signifie d’abord « liberté » ; pour la droite conservatrice, « démocratie » signifie d’abord « respect des traditions » ; pour les populistes, « démocratie » signifie d’abord « consulter le peuple » et « dégommer les élites ». Tous ces lieux communs m’ennuient.
La Constitution française prévoit des restrictions à sa modification : par exemple, elle ne peut pas être modifiée de manière à ce que la France cesse d’être une république démocratique. Cela permet de réfuter un peu Popper, pour qui la démocratie était le seul système politique ouvert, le seul qui pouvait légalement évoluer vers n’importe quel autre. En fait non ! La démocratie française ne peut légalement être transformée en monarchie. Alors qu’une monarchie peut tout à fait être légalement transformée en démocratie…
En Europe, les proportions d’artistes, d’écrivains, de musiciens, d’amateurs d’art, de littérature, de musique n’ont probablement jamais été aussi fortes qu’aujourd’hui. Vivons-nous pour autant dans une époque de haute culture ? La quantité n’exclut pas la qualité, mais… la démocratie libérale encourage un climat général de médiocrité qui nuit à l’amour de l’excellence. Stendhal prétend que le meilleur régime est la monarchie absolue tempérée par l’assassinat. Jolie formule, et très juste ! Mais, dans notre société de l’enfant-roi, du sénile-roi, du discriminé-roi, de la victime-roi, le retour à la monarchie absolue n’est pas pour demain. S’il faut nous accommoder de la démocratie, comment la tempérer pour rendre la vie plus romanesque ?
Discriminations / Racisme / Sexisme / Etc.
L’amour de toute l’humanité est pour moi une idée contradictoire. Aimer implique différencier, distinguer, discriminer.
Le sens social du mot « discrimination » fait de l’ombre au sens premier : l’action de distinguer. Discriminer est une nécessité de la vie intellectuelle, affective, esthétique et morale. Unir et discriminer sont les deux mamelles de l’âme. Si l’une venait à manquer, la raison, le cœur, la sensibilité artistique et le sens moral ne pourraient pas fonctionner. Je songeais à cela en lisant un article sur Kant, à propos du livre « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » (1784), où il écrit notamment : « L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. » Cette phrase m’inspire deux pensées. La première, c’est de constater que Kant cède à la tentation d’attribuer une volonté à la nature, une cause finale, comme disait Aristote. La seconde, c’est de retrouver chez Kant une idée qui remonte au moins à Empédocle. L’harmonie du monde, le progrès des sciences ont besoin de l’amour (force qui unit) et de la discorde (force qui sépare). Peu avant Kant, c’est Leibniz qui avait ressuscité cette vision. Adam Smith s’en empare aussi. Au siècle suivant, ce sera Darwin et Nietzsche. Évidemment, d’un esprit à l’autre, elle ne prend pas exactement les mêmes couleurs. Il n’en reste pas moins que cette idée est trop souvent occultée par des slogans comme « Dieu est amour » ou « l’important c’est d’aimer ». Chantons « Vive l’amour ! », certes, mais n’oublions pas de chanter aussi « Vive la discorde ! ».
Une phrase célèbre de Sartre « Si le Juif n’existait pas, l’antisémite l’inventerait » pourrait aujourd’hui être remplacée par « Si le raciste n’existait pas, l’antiraciste l’inventerait ». Le fanatisme provoque toujours une réaction de rejet. En devenant de plus en plus fanatique, l’antiracisme réveille le racisme. Est-ce de la stupidité, de l’aveuglement ou y a-t-il autre chose derrière ces excès ?
Portrait-robot de l’Anti-sexiste primaire prosélyte (APP)
1. L’APP déifie l’égalité. Il ne conçoit pas qu’on puisse, tel Nietzsche, taper sur son idole à coups de marteau. Sa vision de la démocratie est celle d’un mystique. Il oublie que l’égalité est une valeur, un principe moral, et que, dans ce domaine, il n’y a pas de vérité. Aucune loi logique, aucune approche scientifique n’empêche qui que ce soit d’accorder sa préférence à une société qui différencie, hiérarchise, discrimine, selon des critères sexuels ou autres. La poésie qui peut se dégager d’une relation amoureuse asymétrique, inégalitaire semble échapper à l’APP. Un idéal aristocratique est pour lui incompréhensible.
2. L’APP privilégie un constructivisme social au détriment d’un essentialisme. Le biais de confirmation l’amène à minimiser les nombreuses preuves que certaines différences psychologiques entre les sexes ont des origines biologiques. De telles preuves figurent par exemple dans « Comprendre la nature humaine », de Steven Pinker ou dans « Les démons du bien », d’Alain de Benoist. L’APP se désole que, même dans les pays réputés les plus égalitaires, certaines professions attirent davantage les femmes que les hommes, ou inversement. Pour réduire la dissonance cognitive que ce fait provoque, il l’explique en prétendant que changer les mentalités demande beaucoup de temps et de travail. Il ne peut y avoir pour lui d’autre raison, puisqu’il part de l’hypothèse que la biologie joue un rôle négligeable.
3. L’APP est un progressiste. Considérer comme un progrès le remplacement du patriarcat par un modèle social égalitaire est une question de vocabulaire. Un progrès n’est pas nécessairement désirable. Qui souhaite qu’une maladie progresse ? Entre le patriarcat et un autre système, le choix dépend de priorités axiologiques. À moins de postuler une morale universelle, il n’y a pas d’amélioration possible dans l’univers des valeurs, il n’y a que des choix cohérents multiples.
4. L’APP a des tics de langage. Il emploie des expressions comme « déconstruire les stéréotypes » ou « lutter contre les discriminations », qui peuvent se retourner contre lui, puisqu’il s’ingénie à promouvoir des stéréotypes féministes et se rend coupable de discrimination envers les machos.
5. L’APP tolère de plus en plus difficilement l’humour sexiste. Il peut faire une exception pour l’équipe de « Hara-Kiri », journal emblématique des années 60 et 70. Choron, Reiser, etc. étaient étiquetés « anarchistes de gauche ». Mais hors de question pour l’APP d’accepter l’humour sexiste d’un Marsault, catalogué « anarchiste de droite ».
6. L’APP voudrait aseptiser le langage. Le vocabulaire de la sexualité est riche, surtout en argot. Ouvrons le livre d’Alphonse Boudard et de Luc Etienne : « La méthode à Mimile ». Nous y découvrons de nombreuses manières de nommer les tantouzes, par exemple l’expression « amateurs de terre jaune ». L’APP stigmatise (pour employer un verbe qu’il affectionne) les gens qui font usage de mots comme « pédé » ou « gouine ». Il lèche le cul de la terminologie LGBTIQ+.
7. L’APP milite pour réglementer la drague, la canaliser, la conformer à des critères néo-puritains qui ont une odeur amerloque. Le sens de la mesure lui fait défaut. Il assimile à un viol tout vol d’un baiser. Si on l’écoutait, bientôt le moindre contact corporel devrait être précédé de la signature par les deux parties d’une attestation de libre consentement. Le romantisme y perdrait beaucoup, mais la morale serait sauve. Heureusement, les instincts sexuels du mâle sont trop forts pour qu’il se laisse couper les couilles par une communauté d’hystériques.
8. Dans les pays qu’il juge les plus « éclairés », l’APP bénéficie du soutien voire de l’encouragement des autorités pour faire de la propagande à l’école. Il ne s’en prive pas. L’une de ses récentes trouvailles est de recommander aux enseignants de mettre en garde les élèves contre le sexisme de nombreux écrivains classiques. Une explication de texte, pense-t-il, doit aussi être une dénonciation de toute idée inacceptable. En outre, il serait bon de ne plus honorer des esprits qu’on ne saurait tenir pour grands, puisqu’ils ont mal pensé. Il faudrait éviter de baptiser une école ou une rue du nom d’une célébrité sexiste.
9. L’APP se laisse aveugler par son horreur de la violence et sa compassion envers les victimes. Il croit que tolérer un peu de sexisme dans les idées, les paroles et les comportements augmente la fréquence de graves violences. Il n’en a pas apporté la preuve. Nous pourrions aussi nous demander si les excès de la propagande anti-sexiste n’auraient pas pour effet d’accroître certains comportements sexistes, par un phénomène de réaction.
10. L’APP est généralement aussi un anti-raciste primaire prosélyte, dont nous pourrions facilement dresser par analogie le portrait-robot. S’attaquer au réac blanc ne lui pose pas de problème. Mais… il est pro-migrants… or certains réfugiés ont une culture sexiste, ce qui l’embarrasse beaucoup. Sa stratégie consiste alors à s’abriter derrière un slogan comme : « Ne réagissons pas au sexisme par le racisme ! » Voila qui lui permet de se sentir profond.
Presque partout dans le monde, les prisonniers de sexe féminin sont au moins 12 fois moins nombreux que ceux de sexe masculin. Il est temps de mettre fin à cette infâme discrimination. Protestons contre les policiers qui n’arrêtent quasiment que des hommes. Nous voulons la parité dans les prisons. Nous voulons que soit enfin reconnu à sa juste valeur l’instinct tueur chez les femmes. Tous ensemble, manifestons pour construire une société plus égalitaire, où les comportements violents pourront se développer autant chez les femmes que chez les hommes.
Je ne comprends pas la pertinence de multiplier les lois en édictant spécifiquement des lois anti-racistes, anti-sexistes, anti-homophobes, etc. Il me semble qu’il serait plus simple d’avoir une loi anti-violence (qui préciserait tout ce qui relève de la violence interdite) et une loi anti-injure (qui préciserait tout ce qui relève de l’injure interdite). Je ne comprends pas cette focalisation actuelle sur certaines formes de violences et d’injures, comme si ces formes-là devaient être considérées comme plus graves que d’autres.
Au temps de la chevalerie, des mousquetaires, des samouraïs qu’est-ce qui était honorable ? Le courage, le sacrifice, la bonté, le respect des choses sacrées, etc. Aujourd’hui, dans les sociétés occidentales, qu’est-ce qui est honorable ? La semaine prochaine aura lieu à Genève « La marche des fiertés » de la communauté LGBT. En quoi l’homosexualité serait-elle un motif de fierté ? L’homosexuel est-il un chevalier qui défend son pays ? Est-il plus vaillant qu’un hétérosexuel ? A-t-il davantage de bonté, de générosité ? Non, le seul motif de fierté de l’homosexuel, c’est qu’il appartient à une catégorie divinisée : celle des prétendus « discriminés ». La « fierté » contemporaine, c’est de protester de plus en plus fort contre les discriminations à mesure qu’elles deviennent de moins en moins réelles.
Le misanthrope déteste toute l’humanité ; ses propos sont tolérés, parfois même admirés. Le raciste ne déteste qu’une partie de l’humanité ; ses propos ne sont pas tolérés.
La notion de « dignité humaine » est variable. Pour certains, la dignité humaine exclut le droit de faire des blagues racistes, sexistes, homophobes, etc. Pour d’autres, c’est au contraire honorer l’homme que de tolérer l’humour le plus dérangeant, du moment qu’il ne vise pas des particuliers, mais uniquement des catégories.
Pour ma part, je préfère un humour – quand bien même serait-il parfois lourdingue – inspiré par une morale virile qui donne à chacun la liberté de brusquer un peu autrui, de se moquer de n’importe quelle catégorie de gens. À l’inverse, je ressens du dégoût, du mépris pour une morale qui rampe devant les plaintifs, les pleurnichards, les victimaires qui se sentent blessés dans leur dignité chaque fois qu’on se paie leur fiole.
Mon sens de l’humour m’a fait gagner des galons de triple salaud médiéval. Une féministe contemporaine écrit sans rire que « l’humour est un outil privilégié du sexisme, du racisme et de l’homophobie », « un outil d’exclusion », « un outil de dominant-e-s ». Quel régal pour un dominant comme moi de lire ce diagnostic ! Oui, je me marre en déconnant sur les blondes, les métèques et les amateurs de terre jaune.
Bien entendu, les néo-féministes ne sont pas des femmes. Depuis le paléolithique, les femmes n’ont jamais cessé d’aimer les salauds. Les salauds ont des couilles, les salauds sont des gagnants. Et comme la saloperie est influencée par les gènes, les gonzesses savent qu’un enfant de salaud a de bonnes chances d’être un salaud. Or toute mère souhaite avoir des gosses qui réussiront dans la vie. Mieux vaut enfanter des salauds que des lavettes. Quel poète chantera le drame épouvantable d’une mère ayant mis au monde un fils écolo, multicu, chochotte ; un dégénéré qui boit de l’eau minérale, mange du soja issu du commerce équitable et porte plainte à la moindre écorchure ?
Un slogan devenu lieu commun : « L’homophobie tue ».
Qu’est-ce qu’un slogan ? C’est un message simpliste, qui s’adresse souvent à la partie émotionnelle du cerveau, et qui s’inscrit dans une démarche de propagande.
« L’homophobie tue » rappelle d’autres slogans : « L’alcool tue » ou « Fumer tue ». On est dans un registre médical : l’homosexualité n’est plus une maladie, mais l’homophobie l’est devenue. Renversement de ce que disait la psychiatrie des années cinquante. L’homophobie est désormais considérée comme une perversion, une déviance. Il faut la soigner. Comment ? Par la loi et par la propagande dans les écoles.
Quel est le sens du mot « homophobie » ? Cela dépend. Pour certains, l’opposition au mariage pour tous est déjà un signe d’homophobie. Pour la loi, c’est beaucoup plus restrictif, mais ouvert à de nouvelles interprétations. Bref, il n’y a pas de réponse consensuelle à la question « où commence l’homophobie ? »
Est-il vrai que l’homophobie tue ? Oui, des crimes et des exécutions sont commis contre les homos. Mais qu’en est-il de la version fréquemment exprimée chez nous, à savoir « l’homophobie tue, parce qu’elle conduit parfois des homosexuels à se suicider » ? Est-ce principalement l’homophobie qui conduit au suicide ou la combinaison (homophobie + fragilité) ou principalement la fragilité ? Si la fragilité joue un rôle important, y a-t-il des solutions pour diminuer cette fragilité ?
Même dans l’hypothèse où les homos seraient plus fragiles que les hétéros, n’est-ce pas une mauvaise idée d’afficher dans les écoles des témoignages d’homosexuels qui pleurnichent sur leur sort, qui se posent en victimes, qui disent avoir été tentés par le suicide ? Cette manière de présenter les choses n’a-t-elle pas quelque chose d’humiliant pour les homosexuels ? N’est-ce pas implanter l’idée que les homosexuels sont des personnes incapables de se défendre toutes seules, des faibles que l’État doit protéger ? Ne pourrait-on pas dire que cette manière de mener campagne contre l’homophobie est une forme d’homophobie ?
S’adresser à l’empathie, est-ce un moyen efficace de combattre l’homophobie ? Qui veut-on changer ? Les homophobes. A priori, on peut penser que ces gens-là ne débordent pas d’empathie.
La lutte contre l’homophobie justifie-t-elle de restreindre la liberté d’expression, au point par exemple d’interdire certaines formes d’humour ou de critique ? N’est-il pas homophobe de condamner ceux qui se moquent de l’homophobie ? N’est-ce pas, à nouveau, réduire les homos à des êtres fragiles que la loi doit particulièrement veiller à protéger des offenses ?
« L’homophobie tue », n’est-ce pas un slogan qui vise avant tout à culpabiliser, un propos qui tient de la morale du ressentiment, d’une focalisation sur la figure de la victime ?
Quelle idéologie emploie ce slogan pour étendre sa puissance, pour contrôler la population ? À travers un certain militantisme LGBT, n’y a-t-il pas, comme avec l’antiracisme français des années Mitterand, une stratégie qui vise à répandre une culture de gauche ?
L’homophobie est-elle en augmentation en Suisse ? Si oui, se pourrait-il que la propagande LGBT porte une part de responsabilité dans cette augmentation ?
Pour être honoré à Genève, il vaut mieux être duchesse de Savoie qu’écrivain. Le Conseil d’État, cédant à la tendance idiote de rebaptiser des rues pour mettre en valeur des femmes, change la rue Petit-Senn (un bon écrivain genevois du 19e siècle) en rue Anne de Lusignan (une duchesse qui n’a rien fait de très remarquable). Réduire une personne connue à son sexe pour substituer le féminin au masculin sur une carte géographique, voilà une significative contribution aux très riches heures de la philosophie réductrice…
Étudier en quoi la biologie peut expliquer des différences psychologiques entre hommes et femmes ou entre des groupes humains définis par d’autres critères que le sexe est une démarche scientifique. Ceux qui, pour des raisons idéologiques, rejettent ces études sans les avoir lues, considèrent que la quête de vérités est moins importante que la préservation de certaines valeurs.
Dans la religion « woke », il existe deux péchés capitaux : lire et rire.
Je pense que le racisme et l’homophobie ont pour origine une tendance naturelle à poser une frontière entre « mes semblables » et « mes dissemblables », à se méfier a priori davantage des gens placés dans la seconde catégorie. Je sens bien que j’ai une préférence pour les êtres humains qui, comme moi, sont blancs de peau, hétérosexuels, de culture européenne, amoureux des arts et des sciences, nourris de vertus aristocratiques. Cela ne fait pas de moi un homme infréquentable. Je n’ai de haine pour personne, je souhaite vivre dans un monde qui baigne dans une riche diversité. Simplement, j’ai l’honnêteté de reconnaître que mon cœur ne place pas tous les êtres humains sur un pied d’égalité. J’ajoute que la multiplicité des critères peut me conduire à préférer par exemple un pédé japonais qui glorifie l’éthique des Samouraïs à un Suisse hétéro partisan de lois pour châtrer le langage.
Droite / Gauche
Dans « Histoire égoïste », Jacques Laurent raconte qu’au début des années cinquante, les écrivains rassemblés autour de Sartre faisaient régner la terreur dans le monde littéraire. Ils essayaient d’imposer l’idée manichéenne que des écrivains qui refusaient de s’engager (à gauche, bien sûr) étaient nécessairement de mauvais écrivains (et des salauds). C’est fou quand même à quel point la politique peut influencer le jugement esthétique.
Il y a quelques années, les socialos et les verts ont fait une prodigieuse découverte intellectuelle : les gens vivent ensemble et les sociétés sont plurielles. Transcendés par la hauteur sidérale de ces pensées, les politicards nous les servent à tout bout de champ.
D’après une étude sociologique : les universitaires sont majoritairement de gauche, athées, anti-libéraux. Aux USA comme en France. Ce phénomène a tendance à s’auto-entretenir pour plusieurs raisons, notamment le fait que les personnes ayant une influence sur les étudiants sont justement des professeurs, donc des universitaires, donc en majorité des gauchistes.
Il me semble qu’il y a grosso modo deux types d’opposition au libéralisme-capitalisme : une de gauche dictée plutôt par le souci humanitariste d’une égalité des conditions de vie ; une de droite dictée plutôt par un mépris aristocratique du pouvoir lié à l’argent et de la vulgarité culturelle qui en découle. L’opposition de gauche est bien connue et ne m’intéresse pas. L’opposition de droite regroupe plusieurs courants : des nietzschéens, des anarchistes de droite, des royalistes, des pérennialistes, la droite païenne d’Alain de Benoist. Le souci de préserver les beautés naturelles est un point commun à ces oppositions de gauche et de droite.
Petite provocation de Denis Tillinac : il affirme qu’un enfant ou un ado qui a lu et aimé « Les trois mousquetaires », « Le petit Prince » et « Le lion » ne sera jamais de gauche… Il va jusqu’à écrire : « Sans le savoir, sans le vouloir, Alexandre Dumas aura offert avec ses Trois Mousquetaires le vade-mecum des jeunes pousses dont le vouloir-vivre s’impatiente sous un préau de lycée ou sur les bancs d’une fac. Toute la morale de la droite est dans ce galop insoucieux et passionné où la quête d’un absolu s’accompagne des gourmandises les plus charnelles. » Jolie formule ! Évidemment, la droite dont parle Tillinac est une droite généreuse et sentimentale qui n’a rien à voir avec l’esprit capitaliste ; une droite pour qui l’amitié, l’intime, l’aventure, le scepticisme, le jeu, l’esthétique du défi l’emportent toujours sur le militantisme, le contrat social, les idéologies, le primat du nombre, les solidarités imposées, le bonheur collectif.
Lu « Taille de l’homme », un livre de Ramuz, publié en 1935, dans lequel il porte un regard très négatif sur le communisme soviétique. Le lire aujourd’hui est intéressant : on se rend vite compte que les reproches de Ramuz au bolchevisme valent pour la société libérale de notre temps. En fait, le capitalisme occidental a réalisé une grande partie du programme de Lénine. Matérialisme, utilitarisme, l’avoir l’emporte sur l’être, homme abstrait, uniformisation, individus interchangeables, conception quantitative, mesurable de la vie, rationalisation, homme coupé de la nature, mort du mystère, discrédit jeté sur la contemplation, humanisme froid, règne de la machine, etc. : tous ces symptômes que Ramuz voit dans le communisme russe sont aujourd’hui présents dans nos démocraties libérales. Le livre de Ramuz se termine ainsi : « Il faut bien voir enfin qu’on n’aime que dans l’éternité ; c’est pourquoi il faut prendre soin de se conduire en toute chose comme si ce qu’on fait devait être éternel. » Voilà un beau résumé de « l’éternel retour »…
Mon boulanger emploie un vocabulaire de droite pour vanter son pain : caractère, générosité, respect de la tradition. Et son pain est très bon…
Fascistes et socialistes veulent tous deux un État très contrôlant, mais plutôt masculin, paternel pour les premiers, et plutôt féminin, maternel pour les seconds. Il y a dans le fascisme un aspect « morale de troupeau » qui est très éloigné tant de la droite aristocrate que de la droite individualiste.
L’énoncé « 90% des enseignants sont de gauche » me paraît raisonnable, car il y a quand même 10% d’enseignants intelligents…
École
Elle se réclame de la psychologie et se laisse contaminer par la politique : la pédagogie.
Trouvé un livre de 1941, édité par le département de l’instruction publique genevoise et destiné aux élèves des écoles primaires. Son titre : « Jeunesse saine ». La première partie est consacrée à l’hygiène physique, mais c’est surtout la deuxième partie que je trouve très intéressante : hygiène intellectuelle et morale. Dans un langage simple, ce livre propose une sagesse pleine de bon sens pour activer son esprit, équilibrer le souci de soi et celui des autres, développer sa volonté, son courage, sa persévérance, agir avec politesse, probité, charité, etc. Même si le texte précise que, dans notre canton, l’école est neutre sur le plan religieux (on n’abusait pas alors du mot « laïque »), des références à Dieu sont fréquemment faites et il est dit que l’école n’ignore pas la tradition chrétienne de notre pays et qu’elle appuie avec sympathie l’action des familles et des églises qui cherchent à inculquer aux enfants des principes élevés. Quand je vois à quel point les gosses d’aujourd’hui sont mal élevés, je me dis qu’il ne serait pas mauvais qu’on enseigne à nouveau à l’école primaire les principes élémentaires exposés dans ce livre de 1941… Ensuite, à l’école secondaire, on pourrait enseigner la sagesse des Grecs, des Romains et des Chrétiens. Tout cela donnerait à la jeunesse un socle solide pour construire de belles personnalités.
Dans une lettre à Lou Salomé, Freud révèle qu’il a écrit « Malaise dans la civilisation » pour lutter contre l’ennui. Cela confirme une idée de Schopenhauer (reprise par Moravia dans « L’ennui ») : l’ennui peut être un moteur puissant. Il y aussi je ne sais plus quel psychologue ou pédagogue ou philosophe qui recommandait de laisser les enfants s’ennuyer, parce que l’ennui stimule la créativité. Un bon enseignant est un enseignant dont les cours sont très ennuyeux.
Si on veut développer l’imagination à l’école, le meilleur moyen est de l’interdire, car les élèves adorent enfreindre les interdits.
La psychologie expérimentale semble montrer que l’apprentissage à long terme est meilleur quand il demande un effort (à court terme, ce serait plutôt l’inverse). Face à un professeur qui explique bien, les élèves ont moins besoin de faire des efforts pour comprendre qu’avec un professeur qui explique mal. Donc le meilleur professeur est celui qui explique mal. En présence d’élèves qui veulent apprendre, cette thèse est à tester. J’ai souvent eu l’impression d’apprendre mieux avec des enseignants qui, de mon point de vue, expliquaient mal, parce que cela m’obligeait à me creuser la tête. Or chercher à combler tout seul les trous d’une explication, c’est vraiment très formateur.
Est-il bénéfique pour les élèves de projeter une animation qui explique le tracé de la fonction y=sin(x) à partir d’un point qui tourne sur le cercle trigonométrique. On peut répondre oui, en se disant qu’une telle animation facilite la compréhension. Mais on peut aussi répondre non, en se disant qu’une construction faite au crayon va davantage stimuler le cerveau de l’élève. Le « spectacle » mise sur le développement d’un esprit paresseux. La visite d’un musée est-elle plus bénéfique à l’élève qui photographie un tableau ou à celui qui en copie un au crayon ?
Ne pourrait-on pas envisager une école qui enseignerait à partir d’un dictionnaire ? Chaque cours commencerait par le lancer d’un mot et, de ce point de départ, le professeur emmènerait ses élèves faire un beau voyage. De mot en mot, un gai savoir serait constitué. Il n’y aurait plus de branches bien séparées, chaque professeur devrait pouvoir tout enseigner… En fait, dans la vie quotidienne, pour les esprits animés de curiosité intellectuelle, les choses se passent souvent ainsi. On lit ou on entend un mot qui nous chatouille la pensée et on se met à lui tourner autour.
À l’école, il me semble plus éducatif de traiter en profondeur un petit nombre de sujets que de s’éparpiller. La jeunesse peut aujourd’hui facilement se débrouiller toute seule pour picorer du savoir, mais elle a besoin d’être guidée pour apprendre à ruminer. Peu importe qu’elle rumine les pensées d’Aristote, de Sénèque, d’Abélard, de Montaigne, de Rousseau, de Nietzsche ou de Montherlant, du moment qu’elle rumine !
Les Français m’amusent… Sur les feuilles officielles des questions posées en philosophie pour le bac 2018, il est écrit : calculatrices interdites. Aucune autre interdiction n’est spécifiée. Donc théoriquement un étudiant peut se présenter au bac philo avec une machine à coudre… J’imagine que la raison de cette interdiction est d’empêcher les élèves d’utiliser des informations philosophiques qu’ils auraient stockées dans la mémoire de leur calculatrice, mais quand même… ça fait un peu ridicule… Je vais proposer à l’éducation nationale française d’écrire sur les énoncés : seul matériel autorisé : crayons, gommes, stylos, plumes, cartouches d’encres, montre, vêtements, ornements, prothèses. Pas de taille-crayons, bien sûr, car la lame pourrait être enlevée et servir d’arme pour trancher la gorge du surveillant.
Le rôle de l’école est d’entretenir l’état d’esprit « cool » de la jeunesse. Nous voyons bien que la société occidentale fait tout pour ça depuis des décennies. Professeur, si tu veux être dans l’air du temps, enseigne la fine fleur de la pensée contemporaine à travers des vidéos d’actrices et de chanteuses qui expriment, avec des mots facilement compréhensibles, les valeurs chères à tous ceux qui ont du cœur…
Même si ce n’est pas écrit dans leur cahier des charges, les bibliothécaires des écoles publiques doivent veiller au caractère progressiste de leur catalogue. Certes, Nietzsche, Baudelaire et d’autres monstres à la verge anti-démocrate ne peuvent pas être écartés. Leur renommée est bien trop grande. Mais pas question d’ouvrir les rayons à des aristos comme Nicolás Gómez Dávila, Jean Raspail, Vladimir Volkoff ; à des païens comme Alain de Benoist, Jean Cau, Hugues Rebell ; à des mousquetaires comme Jacques Perret, Denis Tillinac, Dominique Venner ; à des anars de droite comme ADG, Albert Paraz, Olivier Maulin ; à des ronchons comme Jean Dutourd, Alain Paucard, Pol Vandromme ; à des flingueurs comme Laurent Obertone, Papacito, Marsault.
Chaque année autour du 8 mars se tient dans les écoles genevoises une « Semaine Égalité ». Cette grosse machine œuvre à promouvoir la théorie du genre, l’antiracisme, les études décoloniales, bref les piliers du progressisme. Travailleuses du sexe, militants LGBT, néo-féministes, inspecteurs des droits humains viennent parler aux élèves de leurs activités.
En matière de propagande, l’école s’inspire de Joseph Goebbels. Il écrivait : « Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées. »
L’école a réussi à liquider l’idée de « cancre ». Les cancres n’existent plus, remplacés par des victimes. Victimes de discriminations, de harcèlement et surtout de troubles. La psychologie moderne fournit à l’école un vaste assortiment d’étiquettes : troubles cognitifs, anxieux, dépressifs ; troubles de l’attention, du sommeil, de l’identité sexuelle, de l’alimentation ; hyperactivité, dépendances multiples, phobie scolaire. Désormais, le métier d’enseignant s’apparente à celui de soignant dans un hôpital psychiatrique.
Joseph Goebbels écrivit aussi : « À force de répétitions et à l’aide d’une bonne connaissance du psychisme des personnes concernées, il devrait être tout à fait possible de prouver qu’un carré est en fait un cercle. Car après tout, que sont « cercle » et « carré »? De simples mots. Et les mots peuvent être façonnés jusqu’à rendre méconnaissables les idées qu’ils véhiculent. »
Cette brillante intuition, l’école l’a réalisée. Le mot « racisme » ne désigne plus le racisme, mais l’hostilité au projet d’une société multiculturelle. Le mot « sexisme » ne désigne plus le sexisme, mais le refus de regarder les êtres à travers les filtres de la modernité. Encore plus fort ! Dorénavant, tout garçon peut se déclarer fille et toute fille se déclarer garçon. C’est inscrit dans la loi.
[Merci à Roland Jaccard pour les citations de Goebbels !]
On peut développer des addictions à tout, y compris à la pensée. C’est pour combattre ce trouble inquiétant que l’école s’évertue à ne pas stimuler la pensée au-delà du niveau requis pour former un citoyen apte à traiter de manière progressiste les questions de société.
Depuis plusieurs années, les autorités scolaires utilisent beaucoup le mot « compétences ». Pourquoi ce mot ? Pourquoi pas « savoirs », « capacités », « talents », « qualités », « habiletés » ? Le choix des mots est souvent dicté par une idéologie. Quelle idéologie est derrière l’emploi prioritaire du mot « compétences » par les autorités scolaires ?
Le professeur à ses élèves : « Aujourd’hui je me sens tellement intelligent que je ne vais pas pouvoir vous donner un cours. Vous ne comprendriez rien. Non, n’insistez pas ! Je me sens tout à fait incapable de descendre à votre niveau. Comment pourrais-je expliquer à des êtres dont la vie intellectuelle est et restera d’une immense pauvreté les trésors que produit ma pensée, de réflexion en réflexion ? La moindre de mes thèses résulte d’un si long voyage que vous seriez morts de fatigue avant d’en avoir accompli la millième partie. Aussi dois-je me résoudre à vous demander de mener sans moi une activité minable qui soit à votre portée. Même si je juge la chose répugnante au plus haut degré, je n’ai pas le choix. Veuillez donc, chers élèves, vous préparer à sortir vos lieux communs favoris pour engager un débat sur un sujet à la mode ! Ne craignez rien ! Dans un total respect de l’idéal démocratique, vous aurez le droit de répéter tous les clichés que vous entendez à gauche et à droite. Nul besoin de vous distinguer par une fraîcheur déplacée, il s’agit d’un exercice de citoyenneté. Dans les périodes hautes, l’excellence est le minimum qu’un professeur doit exiger de ses élèves. Aujourd’hui, l’école publique, soucieuse de s’inscrire dans une éthique égalitaire, ne veut plus engager de professeurs. Ce sont désormais des animateurs qu’il lui faut. »
Les mathématiques sont la science et l’art de la démonstration rigoureuse. Ce sont les Éléments d’Euclide qui inaugurent l’histoire des mathématiques. Avant les Grecs, on faisait essentiellement des calculs et des mesures. Euclide met à l’honneur la preuve. Enseigner les maths sans faire de démonstrations, c’est une imposture. Quand cette imposture est fréquente, cela veut dire que nous sommes en présence d’un système éducatif soucieux d’éviter que les idiots obtiennent de trop mauvaises notes. Renoncer à l’exigence de preuve, c’est trahir l’esprit des mathématiques, c’est orienter la pédagogie vers un apéritif pour les nuls, vers un concert qui se rapproche plus du bruit que de la musique, vers un bricolage mal fichu très éloigné de la beauté qui se dégage de l’architecture géniale des véritables mathématiques.
Pédagogie de gauche : comment enseigner à des idiots pour que tout le monde reste idiot ? Pédagogie de droite : comment enseigner à des idiots pour que deux ou trois deviennent un peu moins idiots ?
Que faut-il enseigner ? La patience. Selon une étude récente publiée dans « Economic Journal », un des facteurs les plus importants qui expliqueraient les différences, parfois très fortes, de performances scolaires d’un pays à l’autre serait la patience, au sens de capacité à renoncer à des gratifications immédiates. Moins la culture d’un pays serait tournée vers l’immédiateté, le temps bref, plus la performance de ses élèves serait élevée. La patience développerait les facultés cognitives, le sens de la réflexion en profondeur. Cela me paraît très plausible. « Le génie est une longue patience », disait Boileau. Boris Vian commentait : « Ça, c’est une réflexion de génie pas doué ! » Mais Vian plaisantait. Même en étant doué, il faut une longue patience pour réaliser des choses de valeur, comme apprendre à jouer de la musique, à peindre, à écrire de la littérature ou de la philosophie, à faire des mathématiques, du sport, etc. Et j’ai l’impression que la technologie numérique, le consumérisme, la « cool attitude », la « morale festive » tendent à faire chuter la patience dans nombre de sociétés. Mais la patience va revenir avec les crises qui nous pendent au nez… Et la violence ! Patience et violence sont les deux mamelles de l’avenir…
La tricherie aux épreuves révèle que beaucoup d’adolescents n’ont vis-à-vis d’eux-mêmes qu’un sens de la fierté très restreint. Ça n’a pas l’air de trop tourmenter leur conscience de tricher, ils pensent que ce n’est pas grave. Et c’est ainsi qu’ils vont entrer dans le monde adulte : avec l’idée qu’il faut tricher pour avancer, que la valeur d’un homme n’est pas dans l’effort pour apprendre, mais dans l’habileté à tricher. Comment transmettre aux jeunes gens une certaine droiture ? En principe, c’est le rôle des parents, mais la tâche semble rude dans ce monde de plus en plus nihiliste.
Telle théorie est trop subtile pour la majorité des élèves ? Soit, mais… nous vivons à une époque très soucieuse de lutter en faveur des minorités. Alors œuvrons dans ce sens ! Encourageons les enseignants à consacrer la plus grande partie de leur énergie à pousser vers le haut une minorité scandaleusement discriminée : celle des élèves intelligents…
Je suis émerveillé par toutes les découvertes scientifiques que l’humanité a fait depuis un siècle. Et je me dis que devant la richesse des connaissances scientifiques actuelles, il faut pousser bien plus les adolescents à creuser les maths et la physique. Le niveau doit s’élever. Comment des gens peuvent-ils encore se prosterner devant le Coran, la Bible ou la Déclaration des droits de l’homme, alors que le livre de l’univers est tellement plus extraordinaire ? L’école ferait mieux de miser sur la poésie, le calcul tensoriel, la relativité générale, les transformées de Fourier, la mécanique quantique, les neurosciences, la musique, la peinture que de noyer le poisson avec des polluants comme la « culture numérique », la « laïcité », la « lutte contre le harcèlement », la « défense des minorités » et autres additifs à la mode.
Vu récemment à la TV une émission où des « intellectuels » philosophaient sur le cas Samuel Paty. C’était très curieux. Ils disaient que la liberté d’expression doit impliquer le droit de se moquer des religions, qu’il faut absolument enseigner cette « vérité » à l’école, et patati et patata. Ils insistaient sur le fait que la mission de l’école est de développer l’esprit critique et que la religion est un sujet qui doit être abordé avec beaucoup d’esprit critique. Très bien. Mais allons plus loin ! L’école ne devrait-elle pas aussi stimuler l’esprit critique à l’égard de la religion des droits de l’homme, des dogmes démocratiques, des valeurs républicaines ?
En discutant avec des collègues, je suis frappé de constater que beaucoup, par empathie avec des élèves faibles, sont favorables à l’idée de privilégier ce qui est facile, d’éviter ce qui est difficile. C’est dans l’air du temps. Il y a une sorte de consentement général à la médiocrité, de complicité implicite entre directions, profs, parents, élèves dans le « soyons tous médiocres ! ».
On est loin de Molière, pour qui : « Plus grand est l’obstacle, plus grande est la gloire de le surmonter. »
Jadis, les rebelles étaient ceux qui dénonçaient l’école comme une machine inégalitaire.
Aujourd’hui, les rebelles sont ceux qui veulent pousser les élèves à faire des choses très difficiles…
À nuancer, bien sûr…
– M’sieur, ça sert à quoi, les maths ?
– Les mathématiques, comme la philosophie ou comme la pratique d’un art difficile, fortifient l’âme, la préparent à épouser l’univers, l’embellissent en cultivant le pouvoir d’imaginer, de s’étonner, d’interroger, de s’émerveiller. Les mathématiques peuvent même sauver la vie… Dans les camps de concentration nazis, c’est en faisant des mathématiques ou en écrivant des poèmes que certains prisonniers trouvèrent la force de supporter les souffrances qui leur furent infligées.
– Mais M’sieur, on s’en fout de notre âme, nous on veut juste avoir notre diplôme…
– Bon, alors dans ce cas, les mathématiques servent à vous empêcher d’obtenir trop facilement votre diplôme. Et faites-moi confiance : je vais vous donner du fil à retordre…
– Mais alors, vous êtes un sadique, M’sieur !
– Au contraire, j’agis par générosité. Plus vous serez entraînés à faire de gros efforts pour vaincre des difficultés, sur le plan des fonctions cognitives, des aptitudes physiques et de la force de caractère, mieux vous serez armés pour affronter une existence qui risque d’être exposée à des problèmes énormes. Vous dorloter, ce serait vous affaiblir ; ce serait de la fausse gentillesse. La vraie gentillesse, c’est d’exiger de vous un immense travail, pour vous rendre plus forts.
Selon Macron : « L’école, c’est d’abord construire du commun ». Selon mézigue : « L’école, c’est d’abord nourrir des talents inégaux ».
À l’école de l’excellence, on ne réduit pas les différences à des constructions sociales, on reconnaît le rôle de la biologie. On ne fait pas de propagande en faveur de l’égalité, notion qui n’a pas sa place quand on enseigne le surhumain. Point de pathos victimaire ! Le vocabulaire de la moraline progressiste est tourné en dérision. On se moque avec une férocité joyeuse de poncifs comme la lutte contre les discriminations, le droit des minorités, la déconstruction des stéréotypes, la guerre au patriarcat, l’antisexisme, l’antiracisme, l’antispécisme, l’inclusivité, l’égale dignité a priori de tous les bipèdes sans plumes.
On éduque à la dure, on ne s’apitoie pas sur les déprimés, les anxieux, les abouliques, les feignants, les consommateurs de drogues, les dysphoriques de genre. On ne se laisse pas prendre au piège de l’éthique du care.
Les professeurs ne font jamais grève, ne participent pas à des manifs. Ils n’ont que mépris pour les mouvements de troupeaux. Ils se comportent en maîtres, non pas en animateurs. Le savoir, l’âge, l’expérience et le caractère les placent au-dessus des élèves. Ils ne racolent pas, ils n’exploitent pas le goût des masses pour la merde culturelle. Leur but est de guider vers les sommets.
À l’école de l’excellence sont mises en valeur toutes les qualités qui tirent vers le haut : la curiosité d’esprit, l’amour de la nature, l’appétit du beau, la générosité solaire, l’attirance pour ce qui est difficile, la volonté de tendre vers une grande santé, la passion de créer, la très longue patience, l’énergie à toute épreuve, la vitalité victorieuse, le sens de l’humour, l’insolente liberté, le goût du combat, etc.
L’école de la médiocrité se charge de dorloter les jeunes gens qui n’ont pas la force de vivre à l’école de l’excellence.
Chers élèves gourmands de savoir et de beauté, le cours de mythologie a l’ambition de vous apporter :
‒ des points de repère pour approfondir vos connaissances en histoire, en littérature, en arts, en philosophie, en étymologie ;
‒ des clefs pour mieux comprendre la psychologie ;
‒ des figures et des récits fabuleux pour rêver et pour stimuler votre créativité ;
‒ des modèles d’héroïsme et de noblesse pour vous inspirer dans votre existence ;
‒ des symboles pour jouer à réfléchir.
Et tout cela dans un paysage culturel où abonde le sexe, le sexe, le sexe…
Dans la mesure où les universités considèrent qu’il existe une « science politique », des « sciences de la société », des « sciences de l’éducation », des « sciences économiques », je crois que des facultés comme celles des Lettres, du Droit, de Théologie, de Médecine, des Sciences devraient être respectivement rebaptisées « sciences de la littérature, du langage et de l’histoire », « science de la loi », « science des religions », « sciences de la santé », « sciences de la science ». Mais en ce moment, les universités semblent surtout préoccupées par la « science de la contestation et du blocage ». Bon, si « science » est pris dans le sens de « savoir », je veux bien que tout soit matière à science, mais si le doute, l’ouverture, l’imagination, la résistance aux biais cognitifs, l’aptitude à porter un regard par-delà le bien et le mal sont des caractéristiques importantes de l’esprit scientifique, « science » n’est pas le mot qui convient pour étiqueter la minorité très bruyante des étudiants qui font de l’agitation politique, qui cèdent à la contagion de certaines idées et de certains comportements collectifs. (mai 2024)
Égalité
Égalité : ne peut s’unir à « qualité » que pour la richesse de la rime.
Dans les faits, l’égalité n’est que légalité restreinte. Les frontières l’empêchent de s’étendre. Question naïve : pourquoi souhaitons-nous que la loi soit la même pour tous les citoyens de notre patrie, alors que nous acceptons si facilement qu’elle diffère d’un pays à l’autre ? Un élément de réponse : parce que le sentiment d’injustice décroît quand la distance augmente.
Est-ce un préjugé de considérer qu’une culture puisse être supérieure à une autre ? Est-ce un autre préjugé de placer toutes les cultures sur un pied d’égalité ? Il n’est pas facile de comparer deux cultures. Nous pourrions envisager de le faire en traçant un grand nombre d’axes. Mais, si la comparaison peut s’avérer facile selon tel axe, il n’en ira pas de même pour tous. À supposer que nous parvenions à « mesurer » la position de chaque culture sur chaque axe, reste le problème de fixer les poids des axes pour aboutir à une évaluation globale.
L’égalité, c’est l’esclavage de tous par tous au nom de tous.
Sur un grand écran situé devant la cafétéria d’une école : « Ici l’égalité est obligatoire ». Ce slogan est censé promouvoir l’égalité. Or il est très maladroit d’essayer de promouvoir un principe ou une valeur en le déclarant « obligatoire ». Cela tend à provoquer une réaction de rejet. Et il y a un point de droit que je n’ai jamais compris. L’article 11 de la loi sur l’instruction publique stipule que toute forme de propagande politique ou religieuse est interdite auprès des élèves. Or chaque année, la semaine de l’égalité a pour but d’orienter les élèves vers des visions égalitaires. L’égalité est présentée comme un droit fondamental, comme un progrès, comme un combat qu’il faut mener pour aller encore plus loin. Que pouvons-nous en déduire ? Trois possibilités :
1. L’article 11 de la loi sur l’instruction publique est violé.
2. L’égalité n’est pas un sujet politique ou religieux.
3. Promouvoir un principe inscrit dans la loi n’est pas un acte de propagande.
Bien sûr, seule la 3e possibilité peut être invoquée par nos autorités. Et pourtant, cette 3e possibilité est très discutable. Dans n’importe quel pays, les lois changent. Dans une démocratie directe, il est même possible à un groupe suffisamment important de proposer des modifications de la loi. Dès lors, le fait que l’égalité soit inscrite dans la loi n’en fait pas un principe intangible. Promouvoir chez les enfants et les adolescents une loi actuelle, c’est implicitement faire de la propagande contre la possibilité de la changer. De mon point de vue, l’article 11 est violé – et pas seulement sur la question de l’égalité. Bref, cet article 11 est hypocrite. Ce qu’il signifie, en réalité, c’est qu’il est interdit de faire auprès des élèves de la propagande politique pour des valeurs autres que celles défendues par nos autorités. À Genève comme partout, la propagande est sacrée quand elle rayonne de l’État…
L’Égalité est une drogue. Les sociétés qui en abusent s’empoisonnent. Il en résulte un délire qui débute dans le milieu de la gauche culturelle et finit par atteindre les législateurs. À ce stade, une cure de désintoxication est considérée comme un exercice illégal de la médecine.
Des idées tout à fait saugrenues, comme la Trinité ou la transsubstantiation lors de l’eucharistie, probablement nées par hasard dans des esprits soumis à une pensée magique, ont conduit pendant des siècles de nombreux « savants » à mettre toute leur intelligence au service de la justification de telles conneries. La scolastique est l’histoire d’un assujettissement de la « raison » à la démonstration des dogmes de l’église. Et c’était pour le bien commun… Aujourd’hui, c’est pour le bien commun que la « raison » doit être assujettie au dogme de l’égalité… En somme, l’égalité a remplacé la Trinité. 8 milliards = 1, est-ce un progrès par rapport à 3 = 1 ?
Erreur
La grande leçon de la théorie de l’évolution des espèces : si le mécanisme de la réplication des chromosomes était parfait, s’il n’y avait jamais d’erreur, il n’y aurait pas d’évolution. On peut donc dire qu’un certain degré d’imperfection fait partie de la véritable perfectîon.
Comme le montre l’histoire des sciences, l’intelligence humaine se trompe si souvent qu’il n’est pas absurde de la définir comme une capacité de produire des erreurs de moins en moins faciles à détecter.
Un grand penseur est un homme dont les erreurs possèdent un immense pouvoir de persuasion.
Je n’ai jamais aimé le mot « compétent ». Primo, parce que j’entends « con pétant ». Secundo, parce que j’associe à l’employé compétent l’image d’un type qui fait son boulot sans aucune fantaisie. Alors je suis content d’avoir découvert cette citation de Paul Valéry : « Un homme compétent est un homme qui se trompe selon les règles. » Je m’en inspire pour proposer une définition du génie : un génie est un homme qui répand de nouvelles façons de se tromper.
C’est la sainte alliance de tous les suiveurs d’un génie, qui répand de nouvelles façons de se tromper… mais il est plus amusant d’opérer un court-circuit pour présenter les choses.
En 1897, Berthelot, un grand chimiste français, écrivait : « L’univers est désormais sans mystère. » À la même époque, Henri Poincaré, un immense génie des mathématiques et de la physique, considéré comme un des derniers grands savants universels, écrivait : « Le bon sens à lui tout seul est suffisant pour nous dire que la destruction d’une ville par la désintégration d’un demi-kilo de métal est une impossibilité évidente. » Si des personnes d’une intelligence hors du commun et d’une culture phénoménale peuvent commettre des erreurs graves, le bon sens devrait nous conduire à nous méfier du bon sens, à douter de ce que nous croyons savoir. A fortiori en philosophie et en sciences humaines.
Trouvé un livre de 1780, écrit par un théologien qui cherche à prouver les vérités de la religion chrétienne contre les attaques des philosophes. Ce qui est intéressant avec ce genre de livre, c’est de repérer les erreurs de raisonnement. Si l’auteur repère les erreurs de raisonnement des philosophes des lumières, il commet à son tour des erreurs de raisonnement quand il veut établir des « vérités ». La principale caractéristique d’un discours rationnel, c’est souvent l’erreur…
Ethique / Morale / Valeurs / Vertus
Kant est un philosophe monothéiste qui laïcise la morale évangélique. Il essaie de remplacer Dieu par la raison (comme beaucoup de philosophes), mais sa raison (comme la raison de ses détracteurs) est moins universelle qu’il se l’imagine.
Pour ma part, je crois qu’il y a un noyau de morale innée. Il se traduirait à peu près ainsi : Sois altruiste (sans excès) envers les membres de ta tribu et hostile (si nécessaire) envers les ennemis potentiels ou actuels de ta tribu. De plus, si tu es un mâle, sois hostile envers les mâles qui convoitent les mêmes femelles que toi. De plus, si tu es un mâle dominant, fais preuve d’altruisme protecteur envers ceux que tu gouvernes et marque ton hostilité à tous ceux qui contestent ton autorité. Ce noyau de morale innée comporte encore d’autres éléments, je crois, mais restons-en là. Autour de ce noyau, les morales sont – je pense – des constructions historiques qui vont varier en fonction de nombreux paramètres (depuis la géographie et le climat jusqu’aux productions les plus diverses de l’esprit). Par exemple, l’eudémonisme grec baigne dans le climat doux de la mer ; l’intransigeance de la morale islamique porte le souffle du désert ; l’éveil tibétain respire l’air des montagnes enneigées ; etc.
Les universalistes, les mystique des droits de l’homme rêvent d’un monde où toute l’humanité ne formerait qu’une seule tribu fraternelle. Je ne veux pas d’un tel monde, parce que je crois qu’il serait bien trop emmerdant. Paul Éluard écrivait : « Il ne faut pas de tout pour faire un monde, il faut du bonheur et rien d’autre. » Pas d’accord ! Je préfère la richesse d’un monde où l’on trouve de tout.
Il me semble qu’on observe presque partout et presque toujours la valorisation du courage, de l’amitié, de la mesure ; la répression du meurtre, du vol, de la trahison. Ce qui varie le plus, c’est probablement la morale sexuelle ; mais, dans ce domaine, les interdits ne sont jamais très suivis…
Camus a-t-il raison d’affirmer que la liberté est la seule valeur impérissable de l’histoire ? Les études de Schwartz tendent à montrer qu’il existe à notre époque une dizaine de valeurs universelles, dont la bienveillance remporte la palme. Selon la psychologie évolutionniste, l’homme a peu changé sur le plan moral depuis au moins 10’000 ans. Si l’on accorde crédit à ces thèses, Camus s’est trompé.
S’appuyer sur une croyance en Dieu peut favoriser une tension vers une forme d’excellence. Rejeter Dieu conduit la plupart des hommes à se contenter d’une vie centrée sur le confort, d’une vie où les hommes perdent leurs couilles et les femmes leur âme. C’est un peu triste. Pour surmonter la mort de Dieu, Nietzsche propose la création de nouvelles valeurs. Mais… il n’y a pas de nouvelles valeurs depuis la plus haute antiquité. Notre liberté se borne, dans l’hypothèse la plus ouverte, à choisir nos valeurs prioritaires dans un ensemble d’une vingtaine d’éléments. Et si chacun pour son compte fait son choix au supermarché des valeurs, comment former avec ça une nation qui soit autre chose qu’un amalgame dépourvu d’harmonie ?
N’est-ce pas au 19e siècle que, dans le domaine de la morale, le mot « valeurs » a fini par remplacer le mot « vertus » ? Et n’est-ce pas un effet du capitalisme ? Parler de valeurs morales, n’est-ce pas envisager ces valeurs comme des titres qui montent ou qui baissent sur le marché de la morale, n’est-ce pas les considérer comme des investissements ? Le mot « valeurs » n’implique-t-il pas à la fois un universalisme et un relativisme ? Ne pouvons-nous pas dire : toutes les valeurs sont présentes sur les marchés financiers, ce sont les mêmes partout, mais les portefeuilles de valeurs ont tendance à varier selon des lois individuelles et des lois de groupes ? Tel groupe investit une forte somme dans la valeur « égalité », tel autre groupe préfère placer une grande partie de son capital moral dans la valeur « fraternité ». Évaluer, n’est-ce pas céder à l’idée que tout se mesure, que tout se chiffre ? En avalant le mot « valeurs », ne sommes-nous pas devenus moins valeureux ? N’avons-nous rejeté le mot « vertus » que parce qu’il évoquait, dans la société puritaine, la résistance des femmes à la concupiscence des hommes ? Si les « vertus » ont été renversées par la révolution sexuelle et si les « valeurs » ont été instaurées par le capitalisme, Kant ne devrait-il pas se pendre au clocher de Königsberg, Aristote ne devrait-il pas se noyer dans la mer Égée ?
Depuis l’antiquité, des philosophes plaident en faveur de la vertu (quelle que soit la définition qu’ils en donnent) en invoquant l’argument suivant : un homme qui n’est pas vertueux n’est aimé de personne et c’est là un grand malheur. Dans une société vertueuse, cet argument serait recevable ; mais, dans une société comme la nôtre, où cohabitent tant de mœurs différentes, de valeurs opposées, cet argument perd beaucoup de sa force. Bien des hommes qui réussissent passent par des tricheries et autres bassesses. Dès lors que des vices, en devenant courants, n’entraînent plus un déshonneur, il me semble aberrant de faire dépendre la vertu du regard d’autrui.
Une des caractéristiques de notre époque est la « folie » de la condamnation morale. Dans les médias, sur les réseaux sociaux, tant de gens passent beaucoup de temps à formuler des condamnations morales. C’est facile, c’est moutonnier, ça ne demande pas beaucoup de savoir ni de réflexion. Bref, c’est une manière de s’exprimer qui est à la portée du plus grand nombre. La condamnation morale est souvent très injuste, parce qu’elle ne prend en compte qu’une information partielle, qu’elle manque de nuance, qu’elle verse dans le biais de sélection. L’adolescence est une période propice à cette folie. Pourquoi ? L’adolescent se sent mal dans sa peau et ne veut pas voir ce mal pour ce qu’il est (un phénomène complexe et mal connu où se mêlent des causes biologiques et psychologiques). Alors il use de sa morale de pacotille, récemment acquise au supermarché des valeurs à trois sous, comme d’une solution miracle pour attribuer tous ses malheurs à autrui (ses parents, ses profs, la société…) ; il simplifie à outrance. Il ne veut pas voir combien il est facile et sans issue de se poser en victime et combien il est beau et difficile de faire des efforts pour tendre vers un individu solide qui se voudra le principal artisan de ses succès et de ses échecs.
Une condamnation morale de l’égoïsme n’est guère compatible avec une condamnation morale de l’hypocrisie. L’égoïste qui n’a pas le goût de la solitude a-t-il d’autre choix que l’hypocrisie ?
Qu’est-ce qui a pour moi de la valeur ? Ce vers quoi ma volonté tend. Que réclame la volonté qui travaille en moi ? De la puissance. Qu’est-ce que la puissance ? Ce qui augmente le nombre, la durée ou l’intensité de mes plaisirs ; ce qui diminue le nombre, la durée ou l’intensité de mes souffrances (peurs, ressentiments, hontes colères, deuils, etc.) ; ce qui équilibre plaisirs et souffrances ; ce qui compense les défaites par des victoires.
Pourquoi A, B, C, etc. ne valorisent-ils pas autant les mêmes choses ? Parce la puissance ne connaît pas l’égalité. A privilégie sa puissance matérielle, B sa puissance amoureuse, C sa puissance artistique, D sa puissance intellectuelle, E sa puissance sportive, F sa puissance communicative, G sa puissance philanthropique. Parce que l’alchimie du plaisir et du manque varie d’une personne à l’autre. T est un drogué du travail, toute sa volonté vise à optimiser sa puissance de travail. V est un vieillard pauvre et malade, la seule puissance qu’il lui reste est de jouer de l’harmonica.
Y a-t-il des valeurs universelles ? La plupart le sont, ou presque. Ce qui varie, c’est l’investissement dans telle ou telle valeur.
Comment une civilisation en vient à privilégier certaines valeurs ? C’est une question d’histoire. Et de biologie pour celles qui partout sont fortes.
Un état peut-il prôner un respect égal de toutes les valeurs ? Il peut prôner ce qui lui chante, mais il doit agir. Or les actions révèlent des valeurs prioritaires. Vers quoi tend le discours sur la relativité des valeurs, des cultures, sur le respect de la diversité ? Il pourrait tendre vers un accroissement collectif de puissance dans tous les domaines. Il pourrait aussi tendre vers un nivellement par le bas des multiples formes de puissance, c’est-à-dire vers la tiédeur, la médiocrité. Je crois que la pensée relativiste a souvent pour effet de laisser certains phénomènes imprimer sur une société la priorité de plaisirs peu nobles.
Qu’est-ce qui pour moi est noble ? Je n’ai pas encore trouvé de réponse complète. Une condition nécessaire est de se frotter à une immense difficulté. Pas de noblesse dans la facilité ! Le plaisir de se glorifier d’une belle âme en adhérant aux lieux communs de la moraline progressiste est trop facile pour être noble. Le plaisir de savoir bien jouer Chopin après quinze années d’apprentissage du piano est assurément noble.
Ce que d’aucuns nomment valeurs n’en sont pas de mon point de vue. L’égalité ne m’apparaît pas comme une valeur, parce qu’elle ne relève pas de ma volonté, mais d’une volonté politique de limiter les volontés individuelles. Un esclave peut considérer l’égalité comme une valeur, parce que l’égalité, dans son cas, augmenterait ses plaisirs. Mais je ne veux pas attacher d’importance au point de vue d’un esclave. La charité ne m’apparaît pas comme une valeur, parce que j’éprouve davantage de malaise que de plaisir à donner une pièce à un mendiant. Par contre, je reconnais que la charité est une vertu.
Qu’est-ce qu’une vertu ? Une vertu est un guide fourni par une tradition. Une vertu nous indique des manières d’agir qui feront de nous une personne honorable dans une société traditionnelle. Pour qui trouve du plaisir à être honoré ou souffrirait trop de se sentir déshonoré, ne serait-ce qu’à ses propres yeux, une vertu est une valeur. Toutes les traditions opèrent une distinction entre vertus plutôt masculines et vertus plutôt féminines. La psychobiologie semble montrer que les sexes diffèrent aussi sur le plan des valeurs.
Y a-t-il encore des vertus européennes ? Certains hommes se réclament des vertus d’Homère, d’Aristote, de Marc-Aurèle, du catholicisme. Mais ces traditions, minées depuis longtemps, n’ont plus beaucoup de poids. Il règne en France une mystique démocratique ou républicaine que les hommes ayant encore un peu de caractère ne peuvent pas prendre au sérieux. Cette mystique ne favorise pas les vertus anciennes qui ont fait de l’Europe le continent de la plus haute culture. Elle favorise d’une part un libéralisme qui remplace le beau par le rentable, d’autre part une tolérance qui ouvre grand la porte à de fortes vertus non-européennes. Dans le langage des progressistes, comment s’appelle ce phénomène qui éloigne l’Europe de la grandeur ? Le vivre-ensemble.
Je veux bien qu’on place la pensée au-dessus de certains plaisirs plus communs, mais au nom de quels critères ? Qu’est-ce qui pourrait conférer à la pensée une valeur supérieure ? Certains vont répondre : Dieu, ce qui évacue la difficulté. D’autres vont dire que la pensée augmente la liberté. C’est déjà plus intéressant, car fort discutable. En admettant cette réponse, quels sont les avantages de la liberté ? Dans nos sociétés, nous valorisons principalement la liberté parce qu’elle nous permet de nous amuser. Donc si la pensée tire sa valeur de la liberté, c’est dans le but de nous amuser, et donc la valeur suprême est le plaisir et la pensée n’en est qu’un instrument. Cette réponse nie la supériorité de la pensée. Alors je reviens à ma question : qu’est-ce qui pourrait conférer à la pensée une valeur supérieure ? Certains vont dire : la pensée permet de mieux connaître le monde. Pourquoi pas ? Mais que répondre à Cioran : « Objection contre la science : ce monde ne mérite pas d’être connu » ? Certains vont dire : la pensée rend la vie humaine plus intéressante. C’est la meilleure réponse que je parviens à trouver, si je tenais à donner une réponse. En vérité, c’est une question que je ne me pose pas vraiment, parce que placer la pensée au-dessus de… ou au-dessous de…, je m’en bats les couilles, pour parler comme les jeunes filles d’aujourd’hui.
Je suis plutôt hostile à une notion platonicienne ou religieuse ou mystique du Bien. La croyance en une entité transcendante n’adhère pas à mon esprit. J’ai du respect pour le Bien envisagé comme un ensemble de principes enracinés dans une communauté, transmis par l’éducation et souvent codifiés en lois. Un tel Bien est évolutif (jurisprudence, modification des lois) et restreint (limité à un groupe), donc plutôt modeste et réaliste. Je le trouve bien moins dangereux qu’un Bien à prétention universelle. Le Bien utilitariste me déplaît par la valeur qu’il accorde au plus grand nombre. Voici une tentative (provisoire) de définir mon idéal du Bien :
Agis avec une générosité joyeuse, une force vitale qui prend plaisir à donner et à recevoir ; mais fais-le sans te laisser traiter avec insuffisamment de considération ; sans renoncer à dire la vérité même quand celle-ci peut blesser ; sans cacher tes sentiments, tes émotions, tes états d’âme. Le beau et le drôle, en tant que sources de joie, sont des moteurs du Bien. Le désir aussi, pour autant qu’il soit partagé et qu’il débouche sur un accomplissement. L’imagination, l’intelligence et le savoir aussi, dans la mesure où ils éclairent des chemins que peut emprunter la générosité. La modération aussi, si elle te permet de trouver un bon équilibre, de n’être ni trop égoïste ni trop altruiste, ni trop meneur ni trop suiveur, ni trop travailleur ni trop inactif. La passion aussi, puisque rien de grand ne s’accomplit sans passion et puisque l’intensité rend la vie plus vivante. J’aime lier davantage le Bien à la générosité, à la joie partagée, bref à des états de plaisir, qu’à l’évitement de faire souffrir autrui (qui peut être l’évitement de souffrir soi-même de faire souffrir autrui). À mon avis, trop se focaliser sur l’idée de ne pas faire souffrir autrui, c’est avoir une conception culpabilisante du Bien, c’est privilégier un Bien trop soumis au surmoi, un Bien qui tend à freiner, un Bien chrétien. Pour ma part, je préfère concevoir un Bien qui donne de l’élan (avec des garde-fous).
On ne peut pas demander d’aimer à qui n’aime pas. Le message évangélique : « aime ton prochain ! » est paradoxal. Il serait plus sensé de le remplacer par : « si tu aimes ton prochain, tant mieux pour toi ; sinon agis envers lui comme si tu l’aimais ! » Pour ma part, c’est un conseil que je n’ai pas envie de suivre. Il est probable qu’il y ait en tout être de quoi me plaire et de quoi me déplaire. A priori, je ne souhaite pas restreindre mon champ de vision à ce qui me plaît, ni à ce qui me déplaît. Mon prochain, je veux l’aborder sans bienveillance ni malveillance. L’aimerai-je ou non, c’est la vie qui en décidera.
Une affiche à l’école propose le slogan : « Et si la bienveillance devenait une évidence ? » Ma réponse est : non !
L’éducation joue-t-elle un grand rôle dans le développement de la tendance à se soucier des autres ? Cela ne me paraît pas évident. Certaines études donnent à penser que les facteurs génétiques sont loin d’être négligeables et que, notamment, les femmes seraient davantage programmées pour se soucier des autres. Au-delà de la piste biologique, il est aussi possible que le souci des autres soit surtout influencé par des événements qui échappent totalement à l’éducation envisagée comme une entreprise volontaire et réfléchie. On peut partir du souci des autres pour distinguer trois catégories d’éthiques. Les éthiques individualistes, dominées par le souci de soi et de ses proches. Dans cette catégorie, on peut trouver aussi bien les individualismes poétiques de Stirner, Nietzsche, Montherlant, que ceux plus terre à terre des jouisseurs ou des chevaliers du libéralisme économique. Les éthiques tribales ou super-tribales, dominées par un souci des autres, mais à condition qu’ils appartiennent à un même groupe que soi. Dans cette catégorie, nous trouvons les nationalismes, les communautarismes et tous les regroupements idéologiques. Les éthiques universelles, dominées par un souci de tous les humains. Dans cette catégorie, nous trouvons des chrétiens, des kantiens, des droits-de-l’hommistes, des impérialistes de la culture occidentale, des utopistes et même quelques humanistes.
Autre question : l’acquisition de savoir (science, littérature, arts, etc.) a-t-il une influence statistique sur le développement du souci des autres ? Probablement, surtout dans le cas de la littérature qui stimule la faculté de s’imaginer dans la situation de quelqu’un autre. Ainsi l’école peut jouer un rôle éthique simplement en transmettant des connaissances (indépendamment de toute tentative de transmettre directement des valeurs). Mais je crois, comme Georges Steiner, qu’il ne faut pas trop attendre de l’école. Son pouvoir est beaucoup plus limité que certains le pensent. De bons maîtres ne peuvent bien éduquer que de la bonne graine. Oui, je sais que ça peut aussi être une bonne excuse pour justifier la nullité de certains maîtres comme moi qui ne parviennent pas à montrer aux élèves que le calcul d’un pgcd est cent fois plus beau qu’un match de foot, qu’un morceau de rap ou qu’une nuit d’amour…
La morale ? Je ne sais pas ce que c’est. On a vaguement essayé de m’enseigner cette chose insignifiante quand j’étais gosse, mais je n’en ai rien retenu… Je crois me souvenir confusément que ça parle du bien et du mal, mais j’ai oublié comment on peut différencier l’un de l’autre… En plongeant très très loin dans ma mémoire, une définition me revient : le bien, c’est de faire passer le plaisir des autres avant le sien ; le mal, c’est de faire passer son propre plaisir avant celui des autres. Si c’est vraiment ça, la morale est une chose à envoyer au diable !
Il y a de quoi s’inquiéter chaque fois qu’arrive un nouveau variant de la morale.
Les valeurs morales, comme les femmes, semblent parfois faites pour ne pas être respectées.
Le problème avec la plupart des religions, c’est qu’elles partent de l’a priori que les vertus qu’elles définissent sont bonnes pour tous. Je pense au contraire qu’il y a des vertus bonnes pour les prêtres, d’autres vertus bonnes pour les guerriers, d’autres bonnes pour les artistes, d’autres bonnes pour les esclaves, etc. J’aime les religions et les philosophies qui ne mettent pas tous les humains dans un même sac, j’aime la pensée qui différencie, qui discrimine.
Il me semble qu’il est possible de définir une éthique sans recourir aux notions de bien et de mal. Voici une définition qui pourrait me convenir. Une éthique est une recherche de principes ou de méthodes, qui peuvent être jugés définitifs ou temporaires, applicables à tous ou seulement à certains, et dont le but est de guider, d’orienter les choix dans des situations où décider s’avère difficile. Par exemple, considérer le droit à l’avortement comme un bien ou un mal n’est qu’un raccourci sémantique. Ce qui compte, c’est de pouvoir se raccrocher à une vision réfléchie qui, dans un pareil cas, ne sera pas la même pour tous. Telle femme qui adhère à la vision kantienne choisira probablement de ne pas avorter ; telle autre qui adhère à la vision de Peter Singer choisira d’avorter ; une troisième qui adhère à une philosophie pragmatiste comme celle de John Dewey, réunira autour d’elle un groupe de penseurs, à qui elle demandera de mener une « enquête » sur le sujet, d’examiner les multiples visions possibles et de les lui présenter pour qu’elle puisse décider à partir d’une information riche. Quant à la loi, je dirais aussi que c’est un raccourci sémantique de qualifier une loi de « juste » ou de « bonne ». Il me semble que telle loi va s’inspirer d’une vision kantienne, telle autre d’une vision utilitariste, etc. Une loi est une décision qui s’inscrit dans un contexte historique et qui privilégie une éthique parmi d’autres. Je sais qu’en disant cela, je privilégie une vision relativiste et qu’on peut contester cette vision. D’ailleurs, j’ai moi-même envie de la contester, si bien que je ne sais plus quoi penser. C’est chez moi un problème récurrent. Presque chaque fois que j’aboutis à une idée qui me plaît, des raisons d’en douter viennent rapidement la bousculer… Je me dis alors : « Au diable la philosophie ! » Pourtant, je continue à lire des philosophes…
Subjectivisme : les valeurs sont une opération de l’esprit.
Relativisme : forme particulière de subjectivisme où l’on ajoute l’hypothèse que les valeurs varient considérablement d’un individu à l’autre ou d’un peuple à l’autre.
À l’inverse, un subjectivisme non relativiste pose l’hypothèse que nombre de valeurs sont communes à l’espèce humaine.
Exister
Une vie belle, est-ce une vie heureuse ? Pas nécessairement. Une vie belle est une vie où la passion débouche sur des aventures, des exploits, des amours, des œuvres, des découvertes – qui sortent de l’ordinaire.
Que pouvons-nous faire pour rendre plus belle notre propre vie et celle des êtres que nous aimons ? Pour aller plus loin que les réponses simples, trop simples, qu’ont données les penseurs, une possibilité serait rechercher une réponse élaborée qui aurait par exemple la forme :
(A et B) ou (non-A et C et D) ou (E et F et G et H) ou (non-C et non-F) ou etc.
S’il fallait se contenter du nécessaire, la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Donc le superflu fait partie du nécessaire.
Pour se faire un chemin dans la vie, il suffit d’un guide très sommaire qui signale les sites les plus intéressants et qui donne envie de flâner au hasard.
Avoir des principes rigides, c’est refuser de voir que l’univers est fluide, c’est préférer couler plutôt que nager.
Chez Stendhal, le mot « passion » n’a pas le sens négatif que lui donnent beaucoup de philosophes. Pour Stendhal, la passion est génératrice d’énergie, elle multiplie l’élan créateur, elle pousse à l’action, à l’héroïsme, à l’oubli de soi. Maine de Biran, lors d’une discussion avec Stendhal, défendit un point de vue opposé, à savoir, grosso modo, que la véritable énergie est employée à combattre la passion et non pas à la suivre. La vision de Stendhal me paraît plus vivante. Ils me barbent un peu, ces philosophes qui ne voient que les aspects négatifs de la passion. Modérer ses passions peut être vu comme une victoire, mais aussi comme une mutilation. Pas étonnant que Nietzsche aime Stendhal !
Il n’y pas 36 remèdes à l’ennui. Je n’en dénombre que 7 : la passion amoureuse, la passion guerrière, la passion artistique, la passion sportive, la passion exploratoire (voyager), la passion de la connaissance, la passion du pouvoir.
Dans un article, Comte-Sponville fait la distinction entre deux types de désirs.
1. Le désir selon Platon : un désir comme expression d’un manque.
2. Le désir selon Spinoza : un désir comme expression d’une puissance.
Mais, à supposer que ce résumé soit pertinent, n’est-ce pas essentiellement la situation qui va conduire le désir sur la route du manque ou de la puissance ? Le désir jaillit-il spinozien et devient-il platonicien quand il subit l’effet de forts vents contraires ? Ou le désir est-il par nature platonicien et devient-il spinozien sous un ciel ensoleillé ? Ou faut-il regarder le désir comme un insaisissable démon qui échappe aux réductions des philosophes et des psychologues ?
Ce qui rend la vie intéressante, c’est d’investir beaucoup d’énergie dans des activités qui nous tiennent à cœur. Je peux m’investir dans un amour, dans un travail, dans une œuvre artistique, dans un combat politique, dans un service bénévole, etc. Mais s’investir n’implique pas s’engager. S’engager, c’est se lier par une promesse, c’est vouloir ajouter le devoir à la passion. Mais une passion peut mourir, alors pourquoi prendre l’engagement de continuer à poursuivre sa route dans une direction qui ne nous attire plus ? C’est l’autre qui veut que je m’engage, pour être rassuré, pour pouvoir se dire qu’il peut compter sur moi. À court ou moyen terme, c’est normal. Aucun projet non individuel ne peut être mené sans une promesse de ne pas laisser tomber. Ce qui me paraît hypocrite, c’est l’engagement à long terme. Personne ne peut prévoir quelles seront ses priorités dans 5 ans. Je ne vois qu’un seul engagement à long terme difficilement contestable : faire un enfant, c’est s’engager à s’en occuper pendant une vingtaine d’années.
Il n’existe pas de problèmes existentiels. Non. Il n’existe que des histoires plus ou moins belles, plus ou moins intéressantes, ponctuées de rires et de larmes, de caresses et de coups. La notion de problème existentiel est la grande imposture de la psychologie moderne. Invention d’un monde où la fatigue est devenue vertu, la plainte a corrompu l’esthétique.
« Il faut aller à travers la mort pour émerger devant la vie » (René Char)
Mais non ! Sur la mort, on a tout dit et redit. D’ailleurs, l’essentiel tient en quelques lignes. Laisse la mort de côté, poète, n’essaie pas de lui conférer une importance qu’elle n’a pas ! La mort : chose la plus insignifiante qui soit, sujet le plus éculé. Pourquoi vouloir émerger devant la vie, c’est-à-dire à l’extérieur d’elle ? Pourquoi ne pas simplement se baigner dans la vie ? Se laisser dériver, surfer, nager à contre-courant, jouer dans les vagues, plonger, se fracasser la tête contre les rochers. Tour à tour. Vivre un jour en mer calme, un jour en mer agitée.
« Vivre est une torture puisque vivre sépare. » (Albert Camus)
C’est vrai, mais il est vrai aussi que vivre est une joie puisque vivre réunit ; vivre est une aventure puisque vivre bouscule ; vivre est une enquête puisque vivre questionne ; vivre est un jeu puisque vivre défie ; vivre est une poésie puisque vivre émerveille ; etc.
De même que « créer c’est penser à côté », exister c’est avoir toujours un pied dans un univers parallèle, c’est se permettre d’aller de temps en temps vivre à côté.
Ce qui m’intéresse dans la vie, ce sont les moments où s’ouvre un palais de poésie et de joie.
S’émerveiller, c’est l’éternelle jeunesse, c’est la curiosité toujours en éveil, c’est une chasse au trésor dans chaque bosquet.
Il y a un titre de Montherlant que j’adore : Garder tout en composant tout. Que veut-il dire ? Ceci : « Une âme saine, ayant ce fond de simplicité qui caractérise et permet les choses grandes, sera toujours assez flexible, assez abondante et assez vigoureuse pour fondre joyeusement dans une unité supérieure la plupart de ces prétendues antinomies qui arrêtent tant de larves que nous croisons. Bonheur, souffrance, candeur, souillure, sagesse, folie, tout m’appartient et je veux tout avoir, car tout m’est bon, si rien ne l’est assez. » Nietzsche et Lou Salomé ont dit à peu près la même chose.
La sérénité, c’est bon de temps en temps, mais ça devient vite ennuyeux. Tu vis dans l’inquiétude, mais tu vis. Profite de cette intensité !
Mettre en garde contre l’excès, comme le font tous les philosophes antiques, c’est bien joli, mais le problème délicat est plutôt de savoir comment s’arrêter juste avant de tomber dans l’excès. Si on vise l’excellence, il faut prendre le risque de surestimer ses forces. La frontière entre le maximum et l’excès est d’autant plus difficile à discerner qu’elle varie avec le temps. C’est la chute qui montre l’excès. Quand l’excès nous devient visible, il est trop tard : nous en subissons déjà les conséquences négatives.
Et la notion d’excès est inégalitaire. Une même dose peut être excessive pour les uns et bénéfique pour les autres. Une bonne philosophie n’est pas celle qui pose des limites identiques pour tout le monde, mais qui aide chacun à trouver les limites qui conviennent le mieux à sa nature.
J’existe quand je me sens engagé dans une action ou une interaction d’une manière qui implique à la fois des pensées omniprésentes et des émotions fortes. J’existe quand je me confronte à ce qui a tant d’importance pour moi que tout ce qui s’y rapporte peut me rendre très heureux ou très malheureux. Le reste du temps, je ne dirais pas que je n’existe pas, mais, comment dire… c’est ce qu’on appelle dans un roman du remplissage. Toute vie contient beaucoup de remplissage, et c’est nécessaire. Mais ce n’est pas suffisant.
La réponse d’Henry Louis Mencken au problème du suicide me parle davantage que celle de Camus. La révolte ne peut apparaître comme une solution que pour de jeunes intellectuels travaillés par une volonté de sublimer leurs instincts sexuels. Mencken a une vision plus large : « Qu’est-ce qui maintient en vie un homme réfléchi et sceptique ? C’est en grande partie, à mon avis, son sens de l’humour. Mais on peut aussi y ajouter la curiosité. L’existence humaine est toujours irrationnelle et souvent douloureuse, mais en dernière analyse elle reste toujours intéressante. On veut savoir ce qui va se passer demain. La dame en robe mauve sera-t-elle plus aimable qu’aujourd’hui ? Voilà le genre de questions qui maintiennent l’humanité en vie. »
Le biais de confirmation peut être une manière de justifier sa vie en restant fidèle à des orientations qu’on a prises il y a longtemps. Il est alors proche du biais du statu quo. Ne pouvant pas tout explorer, nous essayons de nous en tenir à certains chemins (même si nous sommes curieux de tout). Je le vois bien par exemple avec la littérature. Je privilégie la littérature française et, dans cette littérature, certains auteurs qui me plaisent, parce qu’il faut bien faire des choix. Et il en va ainsi pour tout. Pour ne pas risquer d’être déçus, pour ne pas avoir le sentiment de perdre notre temps, pour approfondir ce que nous connaissons déjà, nous allons le plus souvent faire des choix qui tendent à nous confirmer dans nos valeurs, nos goûts, nos amours, nos savoirs, nos idées les plus chères. Heureusement, les hasards de la vie nous amènent parfois à explorer de nouvelles pistes…
J’aimerais tant pouvoir croire que l’existence humaine n’est pas que vanité des vanités, j’aimerais tant pouvoir adorer un dieu. J’ai tellement soif de sacré. Mais si Jacques Monod a raison, si la vie n’est que le fruit du hasard et de la nécessité, si l’évolution n’est qu’une mécanique de la reproduction avec des petites erreurs, si l’univers ne poursuit aucun but, si l’homme n’est qu’un animal métaphysique, un singe nu un peu plus intelligent, alors comment vivre pour que la vie vaille la peine d’être vécue ? À chacun de trouver ses réponses. Certains vont miser sur l’amusement, le plaisir, d’autres sur l’engagement politique ou humanitaire, d’autres sur l’art, d’autres sur la science, etc. Mais en définitive, ne s’agit-il pas simplement d’occuper son temps selon ce qui nous pousse un peu plus ? Sisyphe pousse son rocher, mais qu’est-ce qui pousse Sisyphe ?
Memento mori ! Quand je regarde un documentaire animalier, je me dis souvent que l’homme n’est rien de plus qu’un animal qui mène une existence plus complexe que les autres espèces. La plupart des animaux passent leur temps à chercher de la nourriture et à fuir les prédateurs. L’homme a de nombreuses possibilités supplémentaires. Si l’on rejette toutes les théories religieuses, l’animal humain le plus sensé n’est-il pas celui qui essaie de mener une existence qui soit la plus agréable possible pour lui et pour les personnes qu’il aime ? L’hédonisme n’est-il pas la principale alternative à toute doctrine religieuse ?
Selon un lieu commun philosophique, c’est la conscience de notre mort qui nous pousserait à désirer donner un sens à notre vie. Voilà une idée qui me paraît d’autant plus suspecte qu’elle est souvent acceptée sans argumentation concluante. Qu’est-ce qui pourrait la réfuter ? Il faudrait examiner si des humains immortels éprouveraient aussi le désir de donner un sens à leur vie. Le problème est que nous ne disposons pas encore d’humains immortels… Reste l’expérience de pensée. Supposons que je sois immortel. Qu’est-ce qui changerait dans ma manière de concevoir l’existence ? Pas grand-chose, je crois. J’aurais infiniment plus de temps pour explorer l’univers, donc je serais peut-être moins pressé, mais il me semble probable que ce seraient les mêmes moteurs qui me feraient avancer.
Est-il possible de s’efforcer de faire son possible pour offrir à son âme un bel univers de possibilités ? Oui, c’est possible et c’est même possible que ce soit en définitive la seule possibilité d’exister.
Avec le temps… non, je ne vais pas chanter la chanson de Léo Ferré… Avec le temps, tous les lieux communs du genre : « Dieu est mort, l’homme est seul dans l’univers, à lui donc de donner un sens à sa vie » ou « Philosopher, c’est apprendre à mourir » ou « Profite du jour présent, car la vie est brève et l’éternité n’existe pas » me paraissent assez niais. Que dieu existe ou non, que l’hypothétique âme humaine soit immortelle ou non, que le temps d’une idée soit infini ou non, il me semble que ça ne pèse pas lourd dans la vie quotidienne. La priorité d’un être humain non tordu est de fuir ce qui fait du mal (à soi et à ses proches) et de rechercher ce qui fait du bien (à soi et à ses proches). Et cette tâche est déjà tellement compliquée, tellement problématique qu’il me paraît vain de l’enfumer dans des questions métaphysiques poussiéreuses…
Papacito, un auteur que j’aime bien, provocateur gargantuesque, fasciste assumé, humoriste à la verve souvent obscène, est en profondeur un aristocrate. Il résume en trois verbes les actes les plus importants pour mener une existence accomplie : conquérir, contempler, transmettre. Conquérir, c’est d’abord se conquérir soi-même, mettre tout en œuvre pour devenir plus fort, plus savant, plus créateur, plus distingué. C’est lutter contre la peur et la douleur. C’est vivre et non pas survivre. Contempler, c’est se rapprocher des splendeurs, naturelles ou culturelles, à commencer par celles qui nous sont les plus proches : les forêts, les eaux, les montagnes de notre pays ; les chefs-d’œuvre qui fondent notre civilisation. Transmettre, c’est infuser aux jeunes la connaissance et l’amour de la beauté, le goût de prolonger les merveilles reçues en héritage, la fierté d’apporter sa pierre au destin d’une région.
Foule / Nombre
Public : plus il est grand, plus ceux qui le composent sont petits.
Voici un curieux théorème d’arithmétique : l’addition des intelligences dans une foule donne un résultat proche de zéro.
Je marche avec plaisir, du moment qu’il ne s’agit pas de marcher pour la paix, pour le progrès, pour le climat, pour revendiquer ci, pour protester contre ça…
On a pu dire de plein de choses qu’elles abrutissaient les foules : la religion, la politique, le cinéma, la télévision, la bande dessinée, les réseaux sociaux… Bah ! Les foules, le fou s’en fout ! Abrutir les foules est parfaitement moral : c’est les faire devenir ce qu’elles sont…
Comme l’ont relevé Gustave Le Bon ou Hannah Arendt, finalement, le « mal » dans l’humanité vient beaucoup moins de quelques psychopathes que des troupeaux prêts à les suivre. Le combat contre le mal est un combat contre l’esprit de troupeau. Et il ne faut pas le mener en troupeau… Même un troupeau qui lutte pour ce qui peut apparaître à tous comme une bonne cause contribue à perpétuer l’esprit de troupeau, et en cela, il est dangereux. « La preuve du pire, c’est la foule », disait Sénèque.
La morale utilitariste privilégie le bonheur du plus grand nombre. Le régime démocratique privilégie (en principe…) l’opinion du plus grand nombre. L’école publique obligatoire privilégie l’instruction du plus grand nombre. La culture de masse privilégie l’esthétique du plus grand nombre. L’industrie du divertissement privilégie les « vices » du plus grand nombre. La religion est défendue par des hommes qui veulent l’étendre au plus grand nombre. L’idéologie des droits déclarés « universaux » est défendue par des hommes qui veulent l’étendre au plus grand nombre. En fin de compte, le plus grand problème politique, ne serait-ce pas cette dévotion au « plus grand nombre » (sur un plan planétaire ou régional) ?
Pourquoi les autorités permettent-elles des manifestations qui paralysent la circulation, ce qui empêche des employés de se rendre à leur travail et des élèves d’aller à l’école. De telles manifestations sont contraires au bien public. Pourquoi les autorités ne permettent-elles pas exclusivement les manifestations qui se tiennent dans un endroit strictement délimité pour ne pas perturber le trafic ? Le droit de manifester me paraît être un des plus contestables de tous les droits fondamentaux, car il se traduit en droit d’emmerder beaucoup de monde.
Idées
Les idées que nous épousons finissent souvent par nous faire cocus.
Une définition est à la fois le résumé d’une expérience partagée et une invitation à la partager à plus grande échelle.
La popularité fait d’une idée un lieu commun. Or, à la longue, la plupart des idées finissent par connaître une certaine popularité, si bien qu’on trouve de tout dans les lieux communs : chaque thèse et son contraire, la vérité, l’erreur, le douteux, l’imprécis, le presque vrai, le pas tout à fait faux et même le paradoxe.
Les idées que nous disons neuves ne sont-elles pas de nouvelles combinaisons d’idées très anciennes ? Ne jouons-nous pas depuis l’Antiquité avec les mêmes idées de base ? Ne leur appliquons-nous pas la même liste d’opérations pour les transformer, les relier, les amalgamer ?
Nous sommes tous conservateurs, puisque la plupart de nos idées ont déjà été formulées depuis très longtemps, et nous sommes tous progressistes, puisque nous sommes enclins à penser que des situations qui nous paraissent plutôt nouvelles nécessitent des approches que nous croyons plutôt nouvelles.
Un préjugé faux, que l’on rencontre souvent chez les intellectuels, est l’idée que la plupart des préjugés sont faux.
En 1966, Jacques Ellul, à la manière de Léon Bloy, dissèque les lieux communs qui forment le paysage mental des intellectuels des années 60. Intéressant, parce que je m’aperçois qu’ils ont finalement peu changé. Les idéologies changent : le marxisme des années 60 a été remplacé par la lutte contre les discriminations ; on ne s’engage plus pour les causes défendues par Sartre, mais pour celles défendues par Greta ; le féminisme agressif, provocateur et parfois très drôle des années 60 est devenu un anti-sexisme hyper-moralisateur, puritain, victimaire. Mais les neurones des intellectuels se laissent toujours piéger dans une toile presque immuable de lieux communs, une toile dont la géométrie est toujours la même par-delà les variations de langage.
J’aime les idées, j’en suis gourmand, je leur consacre beaucoup de temps, néanmoins je ne les prends pas très au sérieux. Les idées sont des séductrices qu’il vaut mieux ne pas épouser. Jouer avec elles, d’accord. Mais pas question de s’attacher ! Mes idées ne me définissent guère.
Dans « Le miroir des idées », un livre dédié à Gaston Bachelard, Michel Tournier m’apprend que « Le roi des Aulnes » de Goethe est né d’un malentendu. Herder avait rapporté la légende nordique d’un voleur d’enfants, le roi des Elfes : Elfenkönig. Goethe aurait entendu Erlenkönig (roi des Aulnes). Ce livre de Tournier est agréable à lire. C’est une table de 100 catégories organisées par couples de contraires. Par exemple, il oppose le bain, qui est hippopotamesque et de droite, à la douche, qui est éléphantesque et de gauche. Dans son texte sur le rire et les larmes, il cite une ancienne édition du Larousse médical, d’après lequel un rire au troisième degré peut provoquer chez la femme (et uniquement chez la femme) un échappement d’urine. Bon, ma douce Amie, prévois plusieurs culottes de rechange quand tu es avec moi… Tournier m’apprend aussi que des bactéries constituent la véritable nourriture des herbivores. Et comme la chair des herbivores est plus savoureuse que celles des carnivores, les carnivores mangent de préférence des herbivores. C’est pourquoi il vaut mieux être accompagné d’un végétarien quand on fait un safari. Tournier me donne à penser que la notion de contraire est assez floue. Bien des mots n’ont pas de contraire. Quel est le contraire d’un lit ? Parfois le contraire correspond à sa définition : « qui s’oppose par le plus grand écart possible à une chose située sur le même plan » (je dirais plutôt « sur la même droite ») ; parfois le contraire correspond à la négation logique ; parfois un couple de contraires se forme au gré d’une histoire. L’ensemble des x tels que x est son propre contraire est-il vide ? Une idée peut-elle être son propre contraire ? Oui et non. Donc oui.
Intelligence
Immerger un problème dans un ensemble plus vaste est une démarche d’où peut jaillir le jet d’une baleine. L’intelligence pratique souvent ce genre de plongée abyssale. Pour ce qui est du cœur, c’est une autre histoire…
En schématisant à l’extrême, on peut distinguer au moins deux types d’approches de l’intelligence.
– Le type A : on se focalise sur la décomposition en facteurs mentaux et sur l’idée de virtuosité. Il y a beaucoup de modèles : Thurstone, Guilford, Cattel et Horn, Carroll, Goleman, Meyer et Salovey, Sternberg, Gardner… C’est l’approche de la psychologie.
– Le type B : on se focalise sur des buts (recherche de la vérité, réussite sociale, gains). Par exemple, Platon définit l’intelligence comme l’activité qui permet d’acquérir la science. C’est l’approche de la philosophie de la raison, de l’épistémologie, des théories de la décision.
Un bon niveau en intelligence A n’implique pas nécessairement un bon niveau en intelligence B. Nous pouvons facilement trouver des exemples d’hommes illustres qui, bien que doués de facultés exceptionnelles, ont dit beaucoup de conneries très éloignées de l’esprit scientifique. En fait, l’intelligence B repose beaucoup sur des connaissances, sur des méthodes, sur le fait de s’astreindre à une discipline. Chercher à diminuer les sources d’erreurs, c’est le principal souci de l’intelligence B.
Chez nos ancêtres préhistoriques ou chez les animaux, les émotions jouent un rôle « intelligent ». Sur nous autres créatures compliquées vivant dans un monde complexe, elles continuent à exercer un effet « intelligent » dans des situations basiques de la vie quotidienne, mais peuvent avoir une influence catastrophique sur l’esprit critique lorsqu’on théorise. Pour rendre justice aux émotions, disons aussi qu’elles ont une influence positive sur la créativité. Un bon penseur doit être à la fois capable d’écouter ses émotions quand elles lui donnent des idées originales et de hisser sa raison au-dessus d’elles quand elles empoisonnent son jugement.
Je vous propose une définition purement comparative de l’intelligence. A est plus intelligent que B (dans un domaine donné) si :
1. A est en général plus rapide que B quand ils accomplissent les mêmes tâches.
2. A peut accomplir une plus grande variété de tâches que B.
3. A peut en général accomplir des tâches plus complexes que celles dont B est capable.
Évidemment, cette définition pose des problèmes. Évaluer la complexité n’est pas une mince affaire. Dégager de plusieurs critères une comparaison globale soulève la question du choix d’un principe. Et puis, on pourrait me reprocher de ne pas inclure dans l’intelligence des caractéristiques comme la lucidité, la cohérence, etc. ; de rester trop braqué sur la performance.
Une autre définition qui me vient à l’esprit : l’intelligence est une force qui nous rapproche de ce qui semble impossible. Mais bon, il s’agit là plutôt d’une définition du génie.
Encore une définition : l’intelligence est une force qui permet d ’élaborer d’ennuyeux délires rencontrant de gros succès chez les nombreux fous qui travaillent à l’université.
Et ce n’est pas fini : l’intelligence est une perversion insupportable quand elle ne fait pas l’amour avec l’insolence.
L’intelligence peut être définie de multiples manières, selon les qualités qu’on a envie d’inclure dans cette notion. Personnellement, j’ai tendance à définir l’intelligence d’une manière assez peu fine comme une facilité à apprendre durablement beaucoup de choses dans une multitude de domaines et une facilité à organiser ce savoir pour produire des discours complexes et cohérents. Mais bien sûr, cette définition, comme toute autre, pose de nombreuses questions…
Il y a un propos d’Einstein qui est souvent cité : « Tout le monde est un génie. Mais si vous jugez un poisson sur ses capacités à grimper à un arbre, il passera sa vie à croire qu’il est stupide. » Mes commentaires :
1. Même un génie comme Einstein peut dire parfois des stupidités.
2. Seuls les poissons qui grimpent aux arbres ont du génie.
3. Si tout le monde est un génie, il y a énormément de gens qui font tout leur possible pour ne pas le montrer.
4. Penser que tout le monde est un génie est une idée rassurante pour les imbéciles.
5. Il n’est pas suffisant de dire que tout le monde est un génie ; il faut ajouter que tout le monde est un héros, tout le monde est est un artiste, tout le monde est remarquable !
Il semblerait que certaines caractéristiques de la misère (malnutrition, faible scolarisation) aient des effets beaucoup plus négatifs sur l’intelligence que sur le bonheur. Pour parler plus simplement, la misère augmenterait la proportion d’imbéciles heureux.
Langage
Il est parfois bon de laisser les mots se reposer au cimetière. Pour sortir un mot de sa tombe, il faut avoir une belle danse macabre à lui faire accomplir. Sinon, à quoi bon ? Deux heures de dessin, deux heures où les mots ne se manifestent quasiment pas dans mon esprit, deux heures où je pense avec des traits, des formes, des ombres, cela me fait du bien, cela me fait vivre autrement.
J’aime le silence éloquent et la parole défaillante.
Langage des jeunes : gymnastique des mâchoires.
Quand un moraliste lâche une bêtise, il la tourne si bien qu’il nous fait marcher. Par la magie du style, il transforme une idée à moitié juste en évidence remarquable. La nuance a le gros désavantage d’être moins littéraire que la formule qui frappe ou fait sourire. Le drame du moraliste : devoir choisir entre la phrase brillante qu’il sait à moitié fausse et le paragraphe laborieux, pédant, lourd qui expose avec précaution une pensée subtile dont les limites sont précisément définies. Il faut violenter le langage pour le soustraire au démon de la caricature.
« La pensée est une rêverie centralisée. La rêverie est une pensée détendue. » (Bachelard)
L’effet de la symétrie dans une formule est ambigu : on est charmé, puis un peu agacé. La pertinence nous frappe et la facilité nous déçoit.
Il y a plusieurs manières de jouer avec les mots. Quand c’est drôle, il s’agit d’humour. Quand c’est beau, on touche à la poésie. Quand c’est instructif, on parle de science. Quand ce n’est ni drôle, ni beau, ni instructif, on entre dans le domaine de la métaphysique.
Grand plaisir pour moi de chercher la phrase qui servira bien ma pensée. Claire, simple, complète, élégante : c’est ainsi que je la veux.
Rivarol : « Ce qui n’est pas clair n’est pas français. » Jusqu’à la moitié du dix-neuvième siècle, on peut considérer en effet que le français fut un modèle de clarté. Ensuite, de nombreux écrivains, les symbolistes, les surréalistes, beaucoup de poètes du vingtième siècle, ont détourné le français vers des régions obscures.
Comment expliquer le fait qu’il n’existe aucun mot dans la langue française pour exprimer un sentiment aussi universel que la schadenfreude ? Les Français sont-ils plus hypocrites que les Allemands ?
L’expression « sexualité bestiale » pour désigner une sexualité débridée m’a toujours paru injuste : la plupart des animaux ont une sexualité assez pauvre… Durée courte, peu de variations…
Un langage simplifié biaise souvent les informations. Exemple entendu au journal télévisé : « les enseignants s’opposent à l’entreprise M*** qui veut récompenser les élèves ayant eu des bonnes notes ». Il aurait fallu dire : « certains enseignants qui ont une grande gueule et qui s’adressent aux médias s’opposent etc. »
« Exprimer » a pour contraire « communiquer ». « Exprimer » : c’est la vie qui sort et qui prime. « Communiquer » : c’est le publicitaire qui veut faire acheter un produit, c’est le politicien qui veut séduire, c’est le psy qui veut analyser, c’est le cuistre qui jargonne. J’exprime, donc je frétille. Je communique, donc je noie le poisson.
La langue française est très imprégnée d’un dualisme corps-esprit, à tel point qu’il est difficile à un moniste de s’exprimer clairement. La conversation ne peut faire l’économie de lieux communs forgés par le règne millénaire d’une pensée dualiste.
Le mot « problématique » est un missile tiré par les sociologues pour nous faire croire qu’ils sont intelligents…
La présentatrice du journal télévisé de la RTS, qui n’a probablement jamais lu « La divine comédie », a dit : « Le tour de Romandie s’est déroulé dans des conditions dantesques. » Pauvre Dante ! Le sublime de son œuvre se voit réduit à qualifier une course cycliste sous la pluie…
J’ai entendu ce soir au journal de la télévision romande une personnalité déclarer : « L’automne a un potentiel pour dynamiser le tourisme ». On est loin de Rilke…
Un politicien doit savoir trouver la définition qui précède le mieux l’exemple qu’il veut donner à suivre.
On va peut-être s’apercevoir bientôt que, pour une intelligence artificielle, les personnes les plus faciles à simuler sont les politiciens et les dignitaires religieux, car leurs propos sont stéréotypés, prévisibles, obéissent à des règles assez précises, citent toujours les mêmes textes. Cela pourrait avoir pour conséquence de discréditer ces autorités à grande échelle. Mais si le blabla politique et religieux cesse de fonctionner, la seule façon de conduire les masses sera la dictature de la force.
Beaucoup de catégories en -ismes ont de multiples sens. C’est pourquoi ces étiquettes ne me paraissent pas très intéressantes. Chacun peut exprimer sa position sans qu’il soit nécessaire de l’encapsuler dans un mot qui servira de bannière à tel ou tel troupeau.
L’étymologie du mot « étymologie » est intéressante. Ce mot signifie « étude du vrai, du réel, du véritable ». En lisant cela, je m’imagine chaque mot comme une roche très ancienne qui a subi des métamorphoses. Retrouver le « vrai » sens d’un mot, ce serait élucider toutes les étapes de la transformation d’un protolithe en ce caillou que je tiens dans ma main. L’histoire a transformé les cailloux en calculs d’arithmétique ; on peut aussi voir les textes comme des conglomérats de cailloux.
Lecture
Mes dix auteurs préférés sont au nombre de cent.
Lire est une passion douce qui fait grimper l’esprit, l’excite, l’ouvre, le démultiplie, le nourrit de science et d’aventures, le projette dans vingt mille vies, lui fournit des modèles, lui infuse le goût du style et le sens de l’humour. Un jour sans lire m’apparaît comme un jour perdu.
L’esprit du lecteur ajoute des hypothèses au texte qu’il lit, et transforme parfois trop rapidement ces hypothèses en certitudes.
Courrier des lecteurs : le venin du persécuté et le sermon du juste.
Liberté
Il y a une dépendance dont on ne parle jamais : la dépendance au fantasme d’indépendance. Elle a fait des millions de morts…
À propos d’une affiche publicitaire qui déclare : « La liberté naît de l’acceptation de soi et de l’autre. »
Si je suis un con et si l’autre est un con, ce qui naît de l’acceptation de nos deux conneries est une complaisance envers la connerie. Appeler cette complaisance « liberté » n’est qu’une connerie supplémentaire. La liberté, selon l’idée que je m’en fais, naît de l’énergie, du savoir, de l’intelligence, de l’imagination, de la générosité, de la faculté de prendre de la hauteur, du courage de guerroyer, de la volonté de tout explorer. La liberté est l’horizon d’une longue quête individuelle, du moins tant qu’on en a la possibilité. La liberté qui m’intéresse n’a rien à voir avec « l’idéologie du sympa », avec le cliché « j’accepte tout le monde comme il est », avec le « jouir sans entraves » et autres niaiseries.
Dans une démocratie où la liberté est soumise au devoir d’égalité (nul ne doit être plus libre qu’un autre, avoir plus de droits, de chances) ; à la loi du nombre (troupeaux de manifestants, troupeaux de pétitionnaires, troupeaux d’électeurs) ; à l’impératif de respecter les différences (stop aux discriminations !) ; à la démangeaison d’écrire son nom partout (sur le bien-être, sur l’expression, sur le primat du sympa, sur la fraternité universelle) ; dans cette société qui se dit libre, la liberté guerrière ne consiste-t-elle pas à guerroyer contre la tyrannie de l’égalité, du nombre, du respect, du bien-être ?
En lisant un article visant à définir la libre pensée et le libre penseur, je me suis dit : « Quelle horreur ! la libre pensée est aussi une religion ! » À quoi bon se débarrasser des dogmes juifs, chrétiens, musulmans, etc. si c’est pour se prosterner devant les dogmes progressistes ? À quoi bon cracher sur l’égalité des âmes devant dieu si c’est pour caresser l’égalité des droits ? À quoi bon rejeter le Christ et son amour du prochain si c’est pour lui substituer la fraternité universelle ? À quoi bon se gausser du paradis si c’est pour gober le mythe d’une société meilleure ? Diable ! la moraline progressiste, démocrate, « socialiste au sens le plus noble » a la même odeur de sainteté que la morale chrétienne. Moi l’incroyant, l’adversaire de toute religion, je préfère encore prêter l’oreille au curé qui loue le seigneur à bas tarif ou à l’imam qui explose de joie en criant « Allah akbar ! » qu’au libre penseur dont la prédication prête à rire par tant de dévotion envers des idoles médiocres.
Nietzsche ne s’est pas laissé abuser. Lui qui souvent écrivait « nous autres esprits libres » tenait à préciser (dans « Par-delà le bien et le mal ») : « nous sommes vraiment bien différents des « libres penseurs », « libri pensatori », « Freidenker », et autres noms qu’aiment à se donner tous ces braves défenseurs des « idées modernes ». » Pour Nietzsche, les libres penseurs sont des « Niveleurs », des « esclaves éloquents », des « plumitifs du goût démocratique », de « braves lourdauds à qui l’on ne déniera ni le courage ni de bonnes mœurs, sauf précisément qu’ils ne sont pas libres et qu’ils sont ridiculement superficiels, surtout avec leur tendance foncière à voir, dans les formes de la société traditionnelle, la cause à peu près unique de toute la misère et de tous les échecs des hommes : ce qui revient joyeusement à mettre la vérité cul par-dessus tête. Ce qu’ils voudraient de toutes leurs forces, c’est le bonheur du troupeau dans les verts pâturages avec, pour tous, la sécurité, l’absence de risques, le bien-être, des plus grandes facilités de vie ; leurs deux rengaines, leurs deux mots d’ordre les plus ressassés sont « égalité des droits ! » et « pitié pour tous ceux qui souffrent ! » et la souffrance elle-même est un mal qu’il faut abolir. » À l’inverse, Nietzsche pense que la vitalité nécessite une société aristocratique, martiale, dure ; que la liberté se mesure à « la résistance qu’il faut surmonter, à la peine qu’il en coûte pour rester en haut » (« Le crépuscule des idoles »).
Bref, si les libres penseurs se sont affranchis de la religion, il leur reste à s’affranchir de la croyance au progrès moral et de l’allégeance à des principes démocratiques dont « le dernier homme », prophétisé par Zarathoustra, serait l’aboutissement.
« Les gens exigent la liberté d’expression pour compenser la liberté de pensée qu’ils préfèrent éviter. » (Kierkegaard)
Cette citation est jolie, mais comment définir la liberté de pensée ? Qu’est-ce qui rend une pensée plus libre qu’une autre ? Un savoir plus large ? Peut-être, mais est-ce suffisant ? Il vaudrait peut-être mieux parler de « puissance de pensée », notion qui n’est pas très claire, mais à mon avis plus intuitive que celle de liberté.
La liberté d’expression est un luxe qu’il n’est pas nécessaire d’accorder à ceux qui n’ont rien d’original à dire.
Lois / Justice
D’après Goethe : « S’il fallait étudier toutes les lois, on n’aurait pas le temps de les transgresser. »
Cet humour anglais est assez étonnant de la part de Goethe, d’autant plus qu’à son époque les lois étaient bien moins nombreuses que maintenant. Aujourd’hui, je formulerais la même idée ainsi : « Puisse l’état diminuer la quantité de lois ! Ainsi, nous pourrions les transgresser volontairement, et non plus par ignorance. »
La loi américaine exonère des droits de douane les objets ayant statut d’œuvre d’art. Seulement les douanes ont considéré que « Oiseau dans l’espace » de Brancusi n’était pas une œuvre d’art et devait être taxé comme un objet en métal manufacturé. Un procès s’ensuivit en 1927 et la justice décida que « Oiseau dans l’espace » était bien une œuvre d’art.
On peut imaginer que la justice sera amenée un jour ou l’autre à décider si une suite de sons est une musique ou un bruit, si une suite de mots est un texte littéraire ou un charabia, si une phrase est une pensée ou une insulte, si une personne est un homme ou une femme. Le monde ne se transforme-t-il pas de plus en plus en un monde où la définition des concepts revient au pouvoir judiciaire ?
Phryné, courtisane acquittée grâce à la beauté de sa poitrine, habilement dénudée par son avocat Hypéride, voilà qui montre que les Grecs de l’Antiquité n’étaient pas tous pédés et qu’ils savaient se montrer sensibles à d’autres arguments que ceux du logos. D’un côté, la décision du jury est injuste (elle accorde un privilège à la beauté) ; de l’autre, il est difficile de la désapprouver, surtout quand on sait que Phryné était accusée d’un crime qui n’en serait pas un aujourd’hui : l’organisation d’une confrérie religieuse vouée au culte d’un dieu étranger. Pour « actualiser » cette histoire, il faudrait remplacer son « crime » par l’organisation d’un parti néo-fasciste illégal.
Beaucoup de lois qui semblent évidentes aujourd’hui à beaucoup de monde n’ont pendant longtemps pas été des lois dans la plupart des civilisations. Respecter les lois d’aujourd’hui, c’est se soumettre à l’esprit du temps. Les lois ne sont pas respectables, même si la nécessité d’avoir des lois est respectable.
À propos des Musulmans qui ne veulent pas se plier aux lois européennes, il n’est pas rare d’entendre le proverbe : « À Rome, fais comme les Romains ! » Mais, dans la Rome antique, c’est pour avoir refusé de faire comme les Romains que les Chrétiens, après quelques persécutions, finirent par imposer leur religion à toute l’Europe.
Dans un de ses discours, Chateaubriand a sorti cette formule simpliste : « C’est le devoir qui crée le droit et non le droit qui crée le devoir. » En tant que mathématicien, je partirais plutôt d’une représentation de deux ensembles A=devoirs et B=lois, puis j’essaierais de trouver des éléments dans les sous-ensembles A intersection B, A sauf B et B sauf A. Revenons à l’affirmation de Chateaubriand. Si ce n’est pas le droit qui crée le devoir, qu’est-ce qui le crée ? La tradition ? Mais la tradition est une sorte de droit dont les règles sont transmises par l’éducation. La religion ? Mais la religion s’accompagne toujours d’une partie « juridique » : les lois du seigneur. La nature humaine ? Mais la nature humaine est trop floue, trop variable, trop peu connue pour pouvoir espérer en tirer autre chose qu’un petit nombre de devoirs. Les exigences d’une vie en groupe (tribu d’abord, puis nation) ? Mais c’est la raison d’être du droit ! Alors la question subsiste : qu’est-ce qui crée le devoir ? Pour ma part, moi qui n’ai pas reçu une éducation très stricte, qui n’ai pas de religion, qui n’ai pas un grand souci du bien commun, qui ne suis guère patriote ou nationaliste, qui ne suis pas sensible à des constructions intellectuelles comme l’impératif catégorique de Kant ou l’utilitarisme de Bentham et Mill, je me vois contraint à envisager deux catégories de devoirs : ceux qui me sont dictés par la loi (auxquels j’obéis pour ne pas être sanctionné) ; ceux qui me sont dictés par par des sentiments autres que la crainte de la sanction judiciaire (amour, empathie, goût du beau geste, répulsion pour certaines vulgarités, peur de la souffrance, etc.). Et ce n’est pas tout ! La raison joue un rôle dans l’économie des devoirs. Lequel ? Celui de chercher des régulateurs de conflits entre devoirs, de poser des balises de priorité, d’étendre ou de restreindre, de nuancer en fonction de chaque situation. Bref, la raison organise les devoirs, mais les moteurs en sont des forces affectives sur lesquelles l’histoire a diversement construit des coutumes.
Au Canada, et plus généralement dans les pays ayant hérité de la conception britannique du droit, lors d’un procès criminel, le procureur doit convaincre « hors de tout doute raisonnable » le juge ou le jury que l’accusé a commis le crime. Mais comment définir un « doute raisonnable » à notre époque où les physiciens nous présentent une réalité folle qui leur aurait autrefois valu le bûcher ? La Cour suprême du Canada déclare que « le critère « hors de tout doute raisonnable » se rapproche davantage de la certitude absolue que de la preuve selon la prépondérance des probabilités » et « qu’il faut moins que la certitude absolue et plus que la culpabilité probable ». Diable ! qu’est-ce que ça veut dire ? Une probabilité supérieure à 0.5, mais inférieure à 1, plus proche de 1 que de 0.5 ? Autrement dit une probabilité supérieure à 0.75 ? Mais alors, un accusé pourrait être déclaré coupable une fois sur quatre… Comment une Cour suprême peut-elle s’exprimer d’une manière aussi peu claire ?
L’article 192 de la Constitution suisse dit que « La Constitution peut être révisée en tout temps, totalement ou partiellement ». C’est intéressant, parce que si on applique cet article à lui même, cela signifie qu’il est légalement possible de réviser la Constitution pour la rendre non révisable. Et l’article 194 précise qu’une révision partielle (comme la modification des articles sur la révision) peut être décrétée par l’Assemblée fédérale. En somme, l’Assemblée fédérale a le pouvoir de décider qu’une Constitution devienne définitive et ne puisse donc être abolie que par un coup d’état. N’est-ce pas une faille gödelienne dans la Constitution helvétique ?
Les lois humaines, quand on veut les formuler simplement, entrent souvent en contradiction les unes avec les autres. D’où la nécessité d’un gros travail de précision auquel se livrent les professionnels du droit. La complexité de nos sociétés fait que les lois ne peuvent pas prévoir tous les cas possibles. Les juges doivent alors « interpréter », fixer des priorités. On le voit bien, par exemple, avec la tension entre la loi qui garantit la liberté d’expression et celle qui garantit le respect de la dignité humaine. Selon le « climat moral » de l’époque et du lieu, selon les particularités du « cas » à juger, la balance va pencher d’un côté ou de l’autre.
Une démocratie parlementaire peut-elle à notre époque rester plus d’une année sans créer de nouvelles lois ou sans modifier des anciennes ? Il me semble que non. Est-ce uniquement la complexification (surtout sur le plan technique) des sociétés qui explique ce phénomène de frénésie législative ? Il me semble que non, même si cette complexification joue probablement le plus grand rôle. Si les lois peuvent être facilement changées, cela encourage-t-il les citoyens à ressentir du respect pour les lois ? Il me semble que non. Quand on envisage de changer une loi, on s’interroge sur les conséquences probables de ce changement, mais qui diable essaie d’évaluer la probabilité de pouvoir revenir en arrière dix ans plus tard ? Ne serait-il pas raisonnable d’adopter des lois « à l’essai » pendant une période fixée ?
La géométrie de la loi suisse valide le principe « le regroupement de deux éléments légitimes peut donner une forme illégitime ». Il me semble que le mot « grosse » n’est pas considéré comme une insulte condamnable, même s’il n’est pas poli de qualifier une personne de grosse. Je pense de même que le mot « lesbienne » n’est pas considéré comme une insulte condamnable, puisque que le L de LGBT signifie lesbienne et que la communauté LGBT organise des marches de la fierté pour valoriser le fait d’appartenir à cette minorité. Mais la concaténation de « grosse » et de « lesbienne » est considérée comme une insulte homophobe grave, augmentée d’une incitation à la haine. Le tribunal fédéral en a décidé ainsi en confirmant la condamnation d’Alain Soral à la prison ferme. Je suis loin de considérer Soral comme un personnage respectable (même s’il m’est arrivé de le trouver amusant quand il n’avait pas encore sombré dans le délire antisémite) et je ne connais pas tous les éléments du dossier de son procès, donc mon analyse est probablement simpliste. Mais je trouve ce petit paradoxe intéressant.
L’article 261bis du code pénal suisse me paraît très problématique. Cet article rend notamment punissables ceux qui, publiquement, par la parole, l’écriture, etc., abaissent d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse. Cela implique, me semble-t-il, de punir ceux qui citent en les approuvant certains passages du Coran. Par exemple, dans la Sourate 5, un verset déclare : « Ceux qui soutiennent la trinité de Dieu sont blasphémateurs. Il n’y a qu’un seul Dieu. S’ils ne changent de croyance un supplice douloureux sera le prix de leur impiété. » Dans la Sourate 4, un verset prévient : « Ceux qui refuseront de croire aux vérités que nous annonçons seront précipités dans les flammes. Leur peau à peine consommée se renouvellera et ils seront en proie à de nouveaux tourments. Dieu est puissant et sage. » Je ne suis pas un spécialiste de la dignité humaine, mais promettre un supplice éternel aux Athées et aux Chrétiens qui adhérent au dogme de la trinité me semble porter atteinte à leur dignité humaine. De même, on pourrait juger attentatoire à la dignité humaine des propos comme : « Les Musulmans méritent de brûler éternellement en Enfer en raison de leurs croyances fausses ». Je pense que les législateurs n’ont pas l’intention de punir de tels propos. Le gros problème est que la dignité humaine dans le droit suisse (ou autre) est une notion floue à géométrie variable. En principe, porter atteinte à la dignité humaine d’un groupe, c’est le juger inférieur à un autre groupe, c’est le rejeter de la « bonne » humanité. Mais dans la plupart des religions, la tentation est grande pour les croyants de juger inférieurs ceux qui ne partagent pas leurs croyances. Historiquement, c’est ce qui s’est toujours passé.
Mensonge
Catégories de mensonges :
– par omission (cacher une information importante)
– par biais de sélection (choisir en fonction d’un but les informations communiquées)
– par dilution (noyer le poisson)
– par déformation (exagérer, atténuer, simplifier, mélanger, etc.)
– par invention (produire une information contraire à une réalité que l’on connaît)
Un enfant bien éduqué doit comprendre que c’est très mal de mentir et très impoli de dire toujours la vérité.
Muses
« La société petite-bourgeoise a pour idéal tout ce qui est commun, tout ce qui rassemble et qui ressemble, tout ce qui est avec : la sympathie, la symphonie, la synérèse, la synchronie de la vie, les syntagmes figés. L’art ne désire que ce qui sépare, la distinction, la nuance, l’écart, la diérèse, la solitude. » (Renaud Camus, Esthétique de la solitude, POL, 1990)
De ce point de vue, « l’art rassembleur », cette idée progressiste, a quelque chose de contradictoire. Et le diable (étymologiquement : celui qui divise, qui désunit) personnifie l’art.
« Si, chez un artiste, on entend par génie la plus grande liberté, sous l’égide de la loi, la légèreté divine, la frivolité dans ce qu’il y a de plus difficile, Offenbach a beaucoup plus le droit d’être appelé « génie », que Richard Wagner. Wagner est lourd, massif : rien n’est plus étranger pour lui que ces moments de perfection impétueuse, tels que ce polichinelle d’Offenbach les atteint cinq, six fois dans presque chacune de ses bouffonneries. Mais peut-être, par génie, faut-il entendre autre chose. – »
(Nietzsche, La volonté de puissance, 61)
Que faut-il entendre par « génie musical » ? Une réponse rapide est : un génie musical est un compositeur dont certaines œuvres continuent à être souvent jouées longtemps après sa mort. Mais pourquoi certaines œuvres plutôt que d’autres survivent ? Est-ce parce qu’elles sont « meilleures » ou est-ce plutôt parce que leur popularité, à un moment donné, a provoqué une habitude de les jouer ? Autrement dit, est-ce l’effet d’une « qualité intrinsèque » ou le résultat d’une sélection « sexuelle » dans simultanément deux milieux : le milieu bourgeois et le milieu des musiciens ? Ou s’agit-il encore d’autre chose ? Il y a la technique… il y a l’originalité… il y a l’expressivité… j’entends bien, mais beaucoup de compositeurs, même obscurs, possèdent ces qualités. Nombre de jeunes gens trouvent la musique classique ennuyeuse, parce qu’ils n’ont pas été formés à écouter ce genre de musique. Si on veut les éduquer à la musique classique, comment va-t-on procéder ? On va commencer par leur faire écouter des grands tubes du classique. Mais, en agissant ainsi, on biaise la formation du goût musical en privilégiant les œuvres qui ont déjà subi une sélection « sexuelle » et on contribue à entretenir ce phénomène de sélection. De la sorte, le « mythe du génie musical » se perpétue sur des choix opérés depuis longtemps. Revenons à l’aphorisme posthume de Nietzsche. Pour moi, Offenbach et Wagner sont tous les deux des génies. Mais ils ne bossent pas dans le même secteur. Chaque fois que j’entends Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne ; et chaque fois que j’entends Offenbach, j’ai envie d’envahir Agatha.
Il ne faut jamais dire « trop beau pour être vrai ». Vivre en artiste, c’est trouver du « trop beau pour être faux ».
J’aimerais bien paniquer un peu en discutant avec un extraterrestre dont les mathématiques, la philosophie, la musique, la littérature et les arts seraient très éloignés des nôtres. Bon, ce ne serait peut-être pas très différent d’Euclide dialoguant avec Cantor, Socrate avec Lacan, Mozart avec Stockhausen, Racine avec Tzara, le Caravage avec Basquiat.
Je dirais que la démarche « écriture vérité » (le vécu, l’intime, les tripes) et la démarche « écriture jeu » (la combinatoire, les contraintes, le travail du style) sont les deux mamelles de la littérature. Une grande œuvre s’allaite généralement aux deux, mais il est vrai que la plupart des écrivains tètent plus facilement à l’une qu’à l’autre, certains vont même jusqu’à considérer que la littérature doit être X mais surtout pas Y, attitude fermée que j’ai du mal à comprendre.
J’ai l’impression que le nombre d’or en architecture est plus ou moins une imposture. À mon avis, tout rectangle dont la proportion des côtés est comprise entre 1.3 et 2 est généralement considéré comme harmonieux (= habituel) dans un art qui privilégie l’angle droit. D’ailleurs, quand un prof de maths trace au tableau un schéma rectangulaire, il me semble que la proportion des côtés est presque toujours comprise entre ces deux bornes…
Monet a dit : « Je n’ai jamais rien vu qui fût laid ». Je peux comprendre cette affirmation. Quand on dessine ou peint, tout peut présenter un certain intérêt. Je ne vois (presque) rien de laid dans le monde naturel. Et à l’époque de Monet, les villes, les objets n’avaient rien de laid. Monet maintiendrait-il son affirmation aujourd’hui en voyant tout ce béton tagué ? Et pouvons-nous élargir cette idée d’absence de laideur au sens de l’ouïe ? Un musicien pourrait-il dire : « Je n’ai jamais rien entendu qui fût laid » ? Pourrions-nous aller encore plus loin ? Dire : « Je n’ai jamais rien lu qui fût laid » ou « Je n’ai jamais observé comportement qui fût laid » ? Ce qui est envisageable avec la vue me semble difficilement transposable à d’autres domaines. Mais ça dépend de ce que nous entendons par « laid ». Une suite de sons peut être jugée insupportable, est-elle laide pour autant ? Et un monde sans laideur n’exclut pas l’existence d’un mauvais goût, même si je ne sais pas très bien comment définir le mauvais goût. Le mauvais goût est une notion qui réunit les idées de facilité, d’imitation, de manque de culture, de manque de hiérarchisation, etc.
Mise en scène : opération qui devrait servir la beauté d’une œuvre, mais qui, trop souvent, ne fait que servir la vanité du metteur en scène.
Les snobs : « Oh ! cet écrivain reste incroyablement moderne. » Comme si « moderne » était synonyme de « savoureux »…
Un créateur est un imitateur infidèle.
Une amie a mis sur son profil WhatsApp une citation de Martin Luther King : « Si tu ne peux pas voler, alors cours. Si tu ne peux pas courir, alors marche. Si tu ne peux pas marcher, alors rampe, mais, quoi tu fasses, tu dois continuer à avancer. » Je n’aime pas ce genre de rhétorique chrétienne, alors je lui ai envoyé ma propre version revue et corrigée :
Si tu ne peux pas marcher, alors cours ! Si tu ne peux pas courir, alors vole ! Si tu ne peux pas voler, alors navigue dans l’espace interstellaire ! Mais ne rampe jamais ! Ramper n’est bon que pour ceux qui ont une mentalité d’esclave !
Bien sûr, c’est un exercice d’une grande facilité de retourner des citations. Lautréamont et beaucoup d’autres l’ont fait. L’art de Wilde a souvent été de retourner des lieux communs. D’une certaine manière, le Zarathoustra de Nietzsche est en grande partie un retournement des Évangiles.
Les premières Piérides n’étaient que trois : Mélékê, Mnênê, Aoidê. Esprit, mémoire, poème. Dommage que les Muses les aient éclipsées ! Ces trois Nymphes primitives me font penser à une division de l’esprit en intelligence, mémoire et imagination. À ma connaissance, elles n’ont pas eu la faveur d’histoires construites à leur sujet. Grimal n’en parle pas. Bon, il y a ensuite les nouvelles Piérides, au nombre de 9, transformées en pies pour avoir insulté les Muses après un concours. Mais c’est une autre histoire. Les Muses devraient aller de temps en temps sur les plateaux de télévision. Il y aurait beaucoup d’artistes à transformer en pies…
À notre époque où tout le monde a du talent, il faut être miraculeusement doué pour ne pas en avoir.
Opinion
Elle nourrit les sondages, les débats, les votations, bref rien de respectable. Neuf fois sur dix, elle naît d’une vue trop courte et trahit le simple désir de parler, de parader. Je n’ai pas très bonne opinion de l’opinion.
Dans tous les dictionnaires, la définition correcte du mot « opinion » se trouve à la lettre P, plus précisément au mot « préjugé ».
Mon opinion est que la négation logique d’une opinion donne une opinion. Mon opinion est que des phrases comme « Le racisme n’est pas une opinion » et « Le racisme est une opinion » sont des opinions. Mon opinion est que le caractère illégal d’un propos ne suffit pas à le rejeter hors de la catégorie « opinion ». Mon opinion est que la formule du grand penseur colombien Nicolás Gómez Dávila : « Tout est préjugé ou corollaire de préjugés » n’est pas un préjugé.
« Le racisme n’est pas une opinion, mais un délit. » (Slogan de la Licra, repris par de nombreux hommes politiques, début du 21e siècle).
« L’antiracisme n’est pas une opinion, c’est un déni. » (Father McKenzie, début du 21e siècle).
« Le sexisme n’est pas une opinion, mais une forme de ségrégation qui s’inscrit dans une vision raciste du monde. » (Patrick Banon, Guide du mieux-vivre ensemble, début du 21e siècle).
« Être contre le mariage pour tous n’est pas une opinion, c’est un délit. » »(Ségolène Amiot, début du 21e siècle).
« Le blasphème n’est pas une opinion, mais une remise en question de l’existence même de l’Islam. Donc une déclaration de guerre. » (Tweet d’Ali, début du 21e siècle).
« L’avortement n’est pas une opinion, c’est un meurtre. » (Jacques Bay, début du 21e siècle)
« Le communisme n’est pas une opinion, c’est un crime contre l’humanité. » (Tweet de Marc Carro, début du 21e siècle)
« Le fascisme n’est pas une opinion, c’est un crime. » (Slogan présent sur des Tee-shirts et repris par de nombreux hommes politiques, début du 21e siècle).
« Il n’y a pas de délits d’opinion ; mais l’antimilitarisme n’est pas une opinion : c’est un crime. » Georges Clémenceau, début du 20e siècle).
Ces déclarations ne sont pas des vérités, mais des opinions qui illustrent l’adage kaeserien : quand on veut tuer une opinion ou ce qui pourrait être considéré comme une opinion, on l’accuse d’être une chose plus infâme qu’une opinion… et pourtant l’opinion a déjà si peu de valeur…
À l’inverse, quand on veut valoriser une opinion ou ce qui pourrait être considéré comme une opinion, on la transforme en une chose plus noble…
Exemples :
« La démocratie n’est pas une opinion, c’est le droit d’en avoir une. » (Francis Gevers, La société instinctive, début du 21e siècle).
« La laïcité n’est pas une opinion, c’est une nécessité qui permet d’en avoir une. L’universalisme n’est pas une opinion non plus. L’universalisme, c’est ce qui permet de nous réparer, de nous protéger en nous battant, main dans la main, quelles soient nos croyances, nos origines, notre couleur de peau. » (Rachel Khan, début du 21e siècle).
« La foi n’est pas une opinion mais une certitude. » (Abélard, 12e siècle)
« La foi n’est pas une opinion mais un engagement. » (Père André Cabes, début du 21e siècle)
« Le droit à l’avortement n’est pas une opinion mais bien une liberté fondamentale. » (Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, début du 21e siècle).
« L’égalité n’est pas une opinion, c’est un savoir qui s’apprend et se transmet. » (Conseil pour l’égalité femmes-hommes à Lyon, début du 21e siècle).
Décidément, elle a beaucoup de succès cette formule « X n’est pas une opinion, c’est Y »… Je vais l’employer à mon tour pour conclure :
L’opinion n’est pas une opinion, c’est quelque chose de pire si on la désapprouve ou de mieux si on l’approuve.
À propos d’une manchette du journal Le Temps : « Ne pas renoncer à la liberté et à la diversité d’opinions ».
C’est faire bien grand cas de l’opinion que d’être attaché à la liberté d’opinion. Pour Marc-Aurèle et d’autres, il importe au contraire de se débarrasser le plus possible de l’opinion, qui n’est que poussière du vent.
Il faudrait imaginer une démocratie fondée sur autre chose que l’opinion, mais ce n’est pas simple…
À ma connaissance, on ne le dit pas dans les bouquins d’histoire des maths… L’invention par Pascal du calcul des probabilités me semble avoir probablement pour origine une querelle théologique entre le probabilisme et le probabiliorisme. Comme le formule en 1577 Bartholomé de Médina, le probabilisme part du principe que « si une opinion est probable, il est permis de la suivre, quand bien même est plus probable l’opinion opposée ». Le probabiliorisme pose au contraire qu’il faut toujours opter pour l’opinion la plus probable. J’imagine que cette dispute a dû résonner dans la tête de Pascal. J’imagine qu’il s’est alors posé la question : « Mais comment savoir si une opinion est plus probable qu’une autre ? » Et je me plais à imaginer que l’invention du calcul des probabilités est né en partie de cette question. Mais comment calculer aujourd’hui la probabilité que l’âme soit de couleur violette ou la probabilité que Jésus aurait pu décider d’accomplir un miracle pour ne pas être crucifié ? Cette dernière question est intéressante. Si on postule que Jésus est tout-puissant, il aurait pu échapper à la crucifixion. Un dieu grec ne se serait jamais laissé crucifier. En se laissant crucifier, Jésus prône une éthique masochiste. Pour en revenir à la querelle probabilisme vs probabiliorisme, le probabilisme est formidable : il permet de suivre n’importe quelle opinion dont la probabilité ne semble pas trop faible ; et je pense pouvoir considérer comme une opinion probable celle que le probabiliorisme est un ancêtre de l’utilitarisme et des réseaux de neurones. Le probabilisme s’autojustifie. Il implique qu’il est permis de suivre le probabilisme quand bien même le probabiliorisme serait plus probable. « L’homme sans qualités », de Musil, est-il un roman probabiliste ou probabilioriste ? Le suffrage universel est-il fondé sur l’opinion que l’opinion du plus grand nombre est l’opinion la plus probablement « valable » (dans un sens qu’il faudrait définir…) ? L’idée de probabilité ne conduit-elle pas à numériser la société, à la dépoétiser ?
– Bonjour, je fais un sondage d’opinion : Bla, bla, bla, bla…?
– Mon avis sur cette question ne m’intéresse pas.
Penser
Je coupe les ailes à ma pensée chaque fois que je porte une conclusion.
L’esprit n’est pas une machine rentable, il consomme plus qu’il ne produit.
Logique quotidienne : 1. Un bon moyen de prouver une affirmation consiste à la reproduire avec d’autres mots. 2. Une hypothèse est démontrée quand sa négation la contredit.
La logique est le plus simple et donc le plus inquiétant des arts de penser.
Désir d’explorer un maximum de possibilités, de multiplier les projecteurs, d’augmenter les connexions… bref je préfère la pensée ouverte à celle qui s’enferme dans un système.
C’est quoi un concept ? Peut-on associer à chaque mot un concept ? Tous les objets mathématiques sont-ils des concepts ? Un concept est-il nécessairement lié à un langage ? Un concept peut-il se passer de définition ? Faut-il distinguer de nombreuses catégories de concepts ? Faut-il essayer de les classifier ? Un même concept peut-il accepter une infinité continue de nuances ? Quels problèmes posent la coexistence dans une même théorie de concepts vagues et de concepts bien définis ? Si le concept de dignité chez Pierre, Paul et Jacques n’est pas identique, ne devrait-on plutôt distinguer trois concepts : la Pierre-dignité, la Paul-dignité, la Jacques-dignité ? Qu’est-ce qui distingue un concept scientifique d’un concept métaphysique ?
Il me semble qu’on doit pouvoir appliquer aux monstres la grille d’opérations définie par le groupe mu pour classer les figures de rhétorique : suppression, adjonction, suppression-adjonction, permutation. Exemples :
Suppression d’un œil : Cyclope
Adjonction d’une corne : Licorne
Suppression d’une tête d’homme et adjonction d’une tête de taureau : Minotaure
Permutation : je ne vois pas d’exemple classique, mais on peut imaginer une femme dont la bouche et le sexe seraient permutés (je ne sais pas comment on procéderait pour les bisous…), ou un homme pour qui le bien et le mal seraient inversés (ça, c’est courant…), etc.
Je suis incapable de bien penser ou de bien sentir quelles sont les différences entre penser et sentir. A priori, je dirais que penser est plus proche du langage que sentir. Mais je sens bien que ce n’est pas suffisant. Jean Dutourd, un peu par goût du paradoxe, disait qu’il n’avait pas d’idées, mais seulement des sentiments. Tout cela n’est pas du tout clair pour moi.
Qu’est-ce qui empoisonne la philosophie et la réflexion quotidienne ? Nous cédons à l’attrait de l’argument simple. Nous tombons dans les pièges du langage. Nous sommes victimes de biais cognitifs. Nous ne pouvons pas examiner toutes les informations disponibles. Nous avons du mal à imaginer des causalités où les variables sont nombreuses ; à multiplier les relations entre concepts, savoirs, hypothèses, valeurs, croyances ; à saisir toutes les intrications possibles de nos idées ; bref, nous avons du mal à penser la complexité. Une belle question : comment diminuer la dose de poison qui circule dans mon esprit ?
La bêtise est une paresse de l’imagination. C’est un manque de résistance à la clôture rapide. Bête est celui qui s’arrête à la première idée, qui n’explore pas de multiples chemins. Bête est celui qui laisse couler sa pensée le long de la ligne de plus grande pente.
La bêtise relève de la passivité. Bête est celui qui se laisse faire, qui se laisse attacher à des croyances grossières, qui se laisse entraîner par des foules. Toute morale de troupeau s’adresse à des bêtes, transforme de la graine d’intelligence en bétail.
Partons de l’ensemble de tous les verbes d’une langue de haute culture (comme le français). Ne gardons que ceux qui, dans un sens propre ou figuré, peuvent désigner ce qui nous semble être une opération de l’esprit, dans un sens large qui inclut les domaines cognitifs, affectifs et créatifs. Regroupons les verbes qui ont un même sens et ne gardons qu’un seul représentant de chaque classe d’équivalence. Le résultat devrait être un ensemble assez complet des mécanismes de base de l’esprit humain. Il serait ensuite possible d’analyser les œuvres philosophiques en fonction des mécanismes privilégiés. Certains philosophes aiment particulièrement définir, d’autres préfèrent réfuter, d’autres encore poétisent, etc.
Ce serait une bonne idée d’écrire une encyclopédie des habitudes de pensée, avec des exemples tirés de la science, de la philosophie, de la littérature. Mais quel boulot ! Je me demande quelles sont chez moi les plus fréquentes habitudes de pensée. Il me semble que ce sont les mêmes habitudes qui conduisent tantôt à de bonnes idées, tantôt à de mauvaises.
Je m’étonne qu’aucun savant n’ait encore tenté de faire une étude approfondie du principe de moindre réflexion : l’esprit donne la priorité aux pensées qui lui demandent la moindre réflexion. Une grande partie de l’épistémologie, de la psychologie, de la pédagogie, de l’histoire des sciences et de la philosophie pourrait dériver de ce principe… La moindre réflexion donne la réponse r1 à un problème p1. Tant que r1 ne se heurte pas à des objections de la réalité ou de l’entourage, cette réponse est acceptée. Ensuite, les objections transforment le problème p1 en problème p2 (qui est essentiellement le même que p1, mais avec des contraintes supplémentaires : il faut tenir compte d’informations qui ont été négligées en un premier temps). À nouveau, la moindre réflexion débouche sur une réponse r2, et ainsi de suite. Un grand penseur est une personne qui est capable de faire tourner cette machine un grand nombre de fois. Un penseur ordinaire est une personne qui s’arrête au bout d’un petit nombre de tours.
Qu’est-ce qui se passe dans mon esprit quand j’écris cette phrase ? Comment les mots sont choisis et assemblés et qu’est-ce qui déclenche ce processus ?
Il me semble que je pense beaucoup avec la bouche et avec les mains. Téter la connaissance, embrasser le savoir sont des métaphores qui ont probablement quelque chose de vrai au sens propre. La pensée me paraît très charnelle. On ne peut durablement apprendre que les idées qu’on mémorise avec les tripes.
Penser, c’est en grande partie fabriquer des stéréotypes. Et penser juste, c’est avoir du flair pour concevoir des stéréotypes qui collent plutôt bien à la réalité statistique.
Entre deux pensées, la conscience existe-t-elle ?
Biais cognitif de l’arbre : tendance de l’esprit à privilégier la structure d’arbre pour conceptualiser.
La réflexion n’a jamais été à la mode. Avoir de l’esprit consiste à pouvoir s’offrir le luxe de dire des choses spirituelles sans réfléchir.
Quand j’essaie de résoudre dans ma tête un problème de mathématiques, je pense et ma pensée est sévèrement contrainte par la nature des mathématiques et par mon savoir en ce domaine. Quand je pense à autre chose (à mes impôts, à mon travail, à autrui, à mes sentiments, à mes désirs, à mes projets, etc.), il est possible que ma pensée soit aussi sévèrement contrainte par mon savoir, mais cela saute moins aux yeux que pour les mathématiques. Plus une pensée s’éloigne des mathématiques, plus des croyances risquent de s’ajouter au savoir dans le poids des contraintes. D’accord, mais savoirs et croyances sont deux notions très proches. Réunissons-les pour former un ensemble de points. Penser devient alors : sélectionner des points et former un certain graphe orienté avec cette sélection. Et ce jeu s’accompagne d’une mystérieuse impression baptisée « conscience ». Bon, mais quel est le rôle de l’affectif dans la pensée en action ? Faut-il ajouter des points au graphe ? Peut-être, mais ce n’est pas sûr… L’affectif a déjà joué un rôle dans la formation des savoirs et des croyances et, au moment où la pensée s’exerce en conscience, il est probable que l’affectif participe à la sélection des sommets et à la création d’arêtes. Une idée serait aussi d’imaginer que l’affectif confère une chaleur variable aux différents points de l’ensemble des savoirs et des croyances. Tout cela est certes simpliste, mais je m’amuse à penser depuis ma baignoire, tandis que la mousse du savon se dissout peu à peu…
Bruit : somnifère de la pensée.
Pour qu’une conscience fonctionne, il faut que son propriétaire dispose de loisirs. Un gonze qui bosse quinze plombes par jourdé n’a pas l’occase de gamberger à se faire sauter le caisson. Nous autre Européens civilisés (je parle pour toi, lecteur, car moi, je ne suis pas civilisé…) avons beaucoup plus de temps libre que nos ancêtres (en moyenne). Mais notre société du spectacle, de l’abondance, du « tout, tout de suite » nous offre tellement de tentations que nous ne laissons pas mûrir notre conscience. Nous avons toujours quelque chose à faire. Alors qui prend le temps de se mettre en état de réfléchir, en dehors de ces périodes de crise intime où la souffrance nous oblige à penser ?
Un gros ennemi de l’esprit scientifique (ou plus généralement de l’esprit critique) est le biais de confirmation : cette tendance à sélectionner uniquement (ou du moins à privilégier) les informations qui vont dans le sens de nos croyances, de nos valeurs, de nos désirs, de nos idées les plus implantées. Mais penser au biais de confirmation comme à un ennemi de l’esprit scientifique est devenu un lieu commun chez les scientifiques, si bien que cette vision peut elle-même être sujette à un biais de confirmation. Il convient alors de se demander si le biais de confirmation ne pourrait pas aussi avoir des effets positifs sur le développement de la science ou de la philosophie. N’est-ce pas dans une certaine mesure en cédant au biais de confirmation que des génies comme Einstein, Marx, Freud, etc. ont trouvé l’énergie de construire une tour de Babel ? Ne faut-il pas être animé d’une forte « foi » pour créer une œuvre « énorme » ? Qui se laisserait déstabiliser par chaque objection, poursuivrait-il un travail acharné plutôt que de courir le guilledou, de manger des fraises et de boire du champagne ?
Je me demande s’il existe déjà des tentatives de hiérarchiser les biais cognitifs, de les faire tous dériver d’un petit nombre de principes.
À propos d’un dessin qui montre deux panneaux indicateurs. Sur l’un est écrit « réponses simples, mais fausses ». La route vers laquelle il pointe est droite, large, très fréquentée et mène au précipice. Sur l’autre, on peut lire : « réponses complexes, mais justes ». Il envoie vers un chemin sinueux de montagne. Une bibliothèque est placée en son début. De rares individus s’y engagent, un livre entre les mains. Ce dessin est amusant, mais il tombe dans le piège qu’il dénonce. Ce dessin est une réponse simple et fausse à la question : « comment catégoriser les réponses ? ». Appliquer les catégories binaires simple/complexe et faux/juste, en ne retenant que deux arrangements, c’est une solution de facilité qui escamote l’étendue des possibles. Une réponse plutôt simple peut être plutôt juste et une réponse plutôt complexe peut être plutôt fausse. Introduire des degrés de complexité et des degrés de justesse, c’est tendre vers plus de complexité, encore faut-il pouvoir définir ces graduations, ce qui est particulièrement problématique dans le cas de la justesse. En supposant ce problème résolu, l’existence d’une corrélation positive entre justesse et complexité ne me paraît pas évidente. Par contre, ce qui me semble évident, c’est que la plupart du temps la plupart des gens privilégient la simplicité (Daniel Kahneman dirait que le système 1 ne cède pas fréquemment la place au système 2). Mais la préférence pour la simplicité est parfois (voire souvent) bien inspirée. Celui qui pose la question « est-ce que tu m’aimes ? » attend une réponse très simple : « oui ». Et si, en plus, cette réponse est juste, c’est un bonheur ! Il est aussi possible à la personne interrogée de répondre à cette question d’une manière complexe et juste en analysant les différentes formes d’amour, en pesant les composants de chaque variété, en précisant de quelle nature est son amour dans le cas discuté ; mais ce genre de réponse ne va probablement pas provoquer un sentiment de grand bonheur chez celui qui a posé la question…
Avoir appris à penser, ne serait-ce pas, en partie, avoir été contaminé par des idées qui permettent de résister un peu à la contagion des idées les plus contagieuses ? Voilà une idée tentante, mais qui privilégie un aspect dandy de la pensée. Or penser consiste surtout à chorégraphier des idées d’un niveau 1, à les triturer avec des opérations, c’est-à-dire avec des idées d’un niveau 2, des idées de traitement de l’information ; or ces idées d’un second niveau sont toutes contagieuses depuis la haute antiquité. Le rôle d’un professeur est de contaminer les esprits avec des méthodes qui ont prouvé leur efficacité. En démocratie, un professeur ne devrait surtout pas donner à ses élèves des outils pour résister aux idées les plus contagieuses. Le suffrage universel repose sur le principe que le pouvoir doit aller aux hommes qui incarnent des idées très contagieuses. Penser, c’est pencher vers la contagion. Un penseur qui ne devient pas viral n’a aucune valeur.
Paul Valéry déclare qu’il faut se méfier de ses propres pensées. Mais ne devrait-on pas alors se méfier de cette méfiance qui est une manière de penser ? Et se méfier de ses propres pensées revient à se méfier de toutes les pensées, car nos propres pensées sont élaborées, via des opérations assez simples, à partir de pensées qui courent les rues.
En combien de couleurs diviser l’arc-en-ciel ? Cela dépend. Aristote le divisait en 3 couleurs. Certains peuples actuels d’Afrique le divisent aussi en 3 couleurs, peut-être parce qu’ils ont un vocabulaire moins riche que le nôtre pour nommer les couleurs. Newton divisa d’abord l’arc-en-ciel en 5 couleurs, puis ajouta 2 couleurs pour une mauvaise raison : l’attrait mystique du nombre 7. Aujourd’hui, les civilisés s’accordent généralement à diviser l’arc-en-ciel en 6 ou 7 couleurs. En théorie, les êtres humains peuvent distinguer entre dix mille et cent millions de couleurs. Et pourtant nous découpons l’arc-en-ciel en un petit nombre de bandes. C’est intéressant. Nous ne regardons pas seulement avec nos yeux, mais aussi avec notre pensée qui a une forte tendance à simplifier, à privilégier des systèmes où les catégories sont peu nombreuses. On pourrait écrire une allégorie de l’arc-en-ciel pour jeter une autre lumière sur l’allégorie de la caverne.
Comment réfléchir à quelque chose qui nous dépasse ? Question diabolique. Conséquence des progrès scientifiques, presque tous les sujets nous dépassent. Pour être plus précis, je dirais que presque n’importe quel sujet demanderait une très longue étude si on voulait en avoir une vision à la fois large et profonde, sans laquelle une réflexion sérieuse n’est pas possible. Une solution est de renoncer à mener une réflexion sérieuse (sauf dans les quelques rares domaines où nous en savons beaucoup) et, si le démon de la réflexion nous démange tout de même sur des sujets que nous connaissons mal, de pratiquer par esprit de jeu le pari du paradoxe, la recherche d’angles inattendus, la formulation d’hypothèses atypiques, l’art de poser des questions que personne ne pose, la pensée poétique, la réfutation des sottises courantes.
Est-il nécessaire d’avoir un cerveau pour penser ? D’après une étude Ifop réalisée en 2023, on peut dire que 46% des Américains et 24% des Français pensent que ce n’est pas nécessaire, puisque ces pourcentages sont ceux des personnes qui déclarent croire aux fantômes. Or un fantôme est par définition un être non biologique (donc dépourvu de cerveau) qui peut communiquer avec les humains (ce qui suppose une forme de pensée). En fait, les proportions d’Américains et de Français qui pensent qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un cerveau pour penser sont plus élevées que ça, car cette idée est implicite chez les esprits religieux qui accordent foi à une vie éternelle non biologique après la mort.
Philosophie
La philosophie est le nom que se donne la pensée quand elle veut impressionner.
Qu’est-ce qu’un grand philosophe ? 1. l’assassin d’un grand philosophe ; 2. la victime d’un grand philosophe ; 3. le plus souvent, les deux à la fois.
Trop miser sur une idée, vouloir s’en servir pour éclairer trop de choses, voilà l’immense défaut qui fait la gloire de la plupart des philosophes.
L’histoire de la philosophie est en grande partie faite par quelques dizaines de mots dont le sens se modifie au fil du temps.
Faire de la philosophie, c’est danser avec des fantômes. Pour que le bal soit joyeux, il ne faut laisser aucun fantôme nous mener par le bout du nez.
Qu’est-ce qu’un philosophe ? Un être gouverné par le préjugé que sa raison le rapproche du caché.
En philosophie, le progrès de la connaissance consiste autant, voire davantage, à détruire des systèmes qu’à en construire.
Que veut un homme, au fond ? Un grand sage du douzième siècle nous donne la réponse : « L’homme aime égorger ses ennemis, voler leurs chevaux, se reposer dans le giron de leurs femmes et de leurs filles. » (Gengis Khan) À partir de là, on peut commencer à philosopher sérieusement… Mais si on démarre en appuyant sur les pédales de la bienveillance et du respect, la philosophie devient un exercice ennuyeux.
Parmi les philosophes, j’aime ceux qui parlent d’eux-mêmes ; ceux qui posent des questions sans livrer de réponses ; ceux qui affirment sans trop croire à ce qu’ils disent ; ceux qui mettent de l’humour dans leur vision de l’homme et de l’existence ; ceux qui cherchent les universaux de l’âme ; ceux qui jettent des passerelles entre les arts et les sciences ; ceux qui se demandent comment rendre la vie plus belle, plus heureuse ; ceux qui ont du style ; ceux qui nagent à contre-courant ; ceux qui s’amusent à crever les baudruches, à fracasser les idoles ; ceux qui préfèrent la richesse des contradictions à l’ennui de tous les systèmes dont le nom se termine en -isme. Par contre, je suis un peu allergique à ce qu’on appelle « métaphysique ». La métaphysique me donne la désagréable impression d’être une religion déguisée. Ces discours sur l’être, l’essence, la transcendance, la totalité, les principes premiers, le sens de la vie – des concepts qui restent pour moi très flous – sonnent dans ma tête comme des credo. Ils me semble que les idées métaphysiques naissent d’un mariage entre la foi et la raison. Est-ce un bon mariage ? J’en doute. J’aime la définition de Mencken : « La métaphysique consiste à essayer de prouver l’incroyable en faisant appel à l’inintelligible. »
Dans « L’homme sans qualités », le Général Stumm, amoureux de Diotime, est en quête, pour lui plaire des « pensées les plus importantes ». Il souhaite « mettre de l’ordre » dans les idées. Ulrich lui dit : « Tu prends la pensée trop au sérieux ». Puis, un peu plus loin, il précise : « lorsqu’un homme important met une idée au monde, elle est aussitôt la proie d’un processus de division, fait de sympathie et d’antipathie : les admirateurs, d’abord, en arrachent de grands morceaux à leur convenance et déchiquettent leur maître comme des renards une charogne ; ensuite, les adversaires anéantissent les passages faibles, et il ne reste plus bientôt de quelque œuvre que ce soit qu’une provision d’aphorismes où amis et ennemis puisent à leur gré. Il s’ensuit une ambiguïté générale. Il n’est pas de Oui qui n’entraîne son Non. Accomplis l’acte que tu voudras, tu trouveras toujours vingt nobles idées pour le défendre et, si cela te chante, vingt autres non moins nobles pour l’attaquer (…) Voici le tuyau que je te conseille de glisser à Diotime, dit Ulrich : que Dieu, pour des raisons qui nous sont inconnues, semble vouloir inaugurer l’âge de la culture physique. La seule chose qui puisse prêter un peu de consistance aux idées, c’est le corps auquel elles appartiennent. »
Cette vision relativiste ne me satisfait pas, je sens qu’elle ne correspond que partiellement à l’histoire de la philosophie. Mais comment la dépasser ? Deux voies m’apparaissent : une méthode taoïste où on privilégie la poésie, le vague, la réunion des contraires, la sensualité, sans trop écouter la raison ; une méthode occidentale où la raison poursuit son règne, mais en introduisant, je ne sais trop comment, des modèles probabilistes dans la philosophie. Attacher des probabilités (même inconnues) à des énoncés philosophiques de base, puis des probabilités conditionnelles à des énoncés plus complexes aurait au moins le mérite de se débarrasser de la tentation binaire du vrai/faux, bien/mal, beau/laid, etc. Revisiter toute l’histoire de la philosophie en reconsidérant les idées à travers une logique floue…
L’existentialisme athée ? N’est-ce pas remplacer le mot magique « Dieu » par le mot magique « liberté » ?
Schopenhauer m’amuse. Dans le chapitre deux de son livre « Aphorismes sur la sagesse dans la vie », il affirme que « la supériorité de l’intelligence conduit à l’insociabilité », que « tout individu est d’autant plus sociable qu’il est pauvre d’esprit et, en général, plus vulgaire. » Quels sont ses arguments ?
1. « L’homme intelligent aspirera avant tout à fuir toute douleur, toute tracasserie et à trouver le repos et les loisirs ; il recherchera donc une vie tranquille, modeste, abritée autant que possible contre les importuns ; après avoir entretenu pendant quelques temps des relations avec ce que l’on appelle les hommes, il préférera une existence retirée, et, si c’est un esprit tout à fait supérieur, il choisira la solitude. Car plus un homme possède en lui-même, moins il a besoin du monde extérieur et moins les autres peuvent lui être utiles. »
2. « On prétend que les nègres sont de tous les hommes les plus sociables, comme ils en sont aussi sans contredit les plus arriérés intellectuellement. »
Existe-t-il, comme le prétend l’oncle Arthur, une corrélation négative entre intelligence et sociabilité ? Non, si l’on en croit la psychologie statistique. Que valent les arguments de Schopi ? Le premier est faible, il fait peu de cas de tout ce qu’il peut y avoir d’enrichissant à entretenir des amitiés ; du plaisir qu’on peut prendre à partager avec autrui réflexions, interrogations, connaissances, émerveillements, activités. Le second accorde crédit à un stéréotype qui n’est peut-être pas complètement faux, mais qui ne peut pas être validé sans une étude statistique. Schopenhauer aurait pu se contenter de dire quelque chose comme : « Pour ma part, je préfère cultiver les joies de mon intelligence dans la solitude. » Au lieu de cela, il cède à un vice fréquent : faire une loi générale (fausse) de son cas personnel. Il est fort probable que Schopenhauer avait une très haute opinion de son intelligence. Et pourtant, sur certains sujets, ses arguments sont très insuffisants. Une vie sociale plus riche, des contacts avec des contradicteurs lui auraient peut-être évité de tenir quelques propos simplistes.
« (…) la perfection infinie ne souffre pas de partage ; Dieu ne serait point parfait si quelque autre pourrait l’être. Non seulement il répugne qu’il y ait deux êtres parfaits ; mais il est en même temps impossible que deux êtres indépendants puissent subsister ensemble, si l’un des deux est parfait, parce que la perfection comprend nécessairement une puissance sans bornes, éternelle, ininterruptible, et qu’elle ne serait pas telle, si tout ne lui était pas soumis. Ainsi Dieu serait imparfait sans la dépendance des hommes : cela est plus clair que le jour. » (Vauvenargues, Traité sur le libre arbitre)
Ah bon ! Pour moi, ce n’est pas clair du tout… La très vague idée que je me fais d’une perfection ne comprend pas une puissance sans bornes. Et même à supposer l’existence d’une telle puissance, l’unicité n’est pas nécessaire. Plusieurs êtres omnipotents peuvent coexister si la volonté de chacun ne s’oppose jamais à celle d’un autre. Pouvoir tout n’implique pas vouloir tout. Et surtout, les raisonnements qui tablent sur un tout, sur une puissance infinie sont souvent imprudents. Pourquoi les théologiens sont-ils réticents à envisager l’existence de dieux qui peuvent beaucoup, mais pas tout ? L’hypothèse d’un dieu parfait amène Vauvenargues, en suivant un chemin qui selon moi s’écarte de la raison géométrique, à considérer la liberté comme une illusion. Ce point de vue est-il conciliable avec celui de Sartre ? Qu’est-ce qui sépare Sartre de Vauvenargues (ou de Spinoza) ? Une manière différente de jouer avec les mots ?
Comme nombre de vieux problèmes philosophiques, celui du libre arbitre est très agaçant, parce qu’il met en évidence un conflit entre une raison pratique et une raison sceptique. Notre raison pratique, nécessaire à la vie quotidienne, au fonctionnement d’une société, nous pousse à nous attribuer une certaine dose de libre arbitre. L’appareil judiciaire souscrit à l’idée que le criminel adulte décrété sain d’esprit est responsable de ses actes, contrairement à l’enfant ou au dément. Notre raison sceptique, plus exigeante, nous conduit à envisager la possibilité que le moi, le libre arbitre, la responsabilité soient des substances trop molles pour bâtir une cathédrale. Un hypothétique libre arbitre d’un adulte jugé sain d’esprit serait-il nécessairement dans chaque situation plus puissant que celui d’un enfant ou d’un dément ? Gilles de Rais avait-il le pouvoir de s’abstenir de tuer ? Voulons-nous vraiment ce que nous croyons vouloir ? Qu’est-ce qui décide en nous ? Qu’en savons-nous ? De quoi parlons-nous ? Une raison pratique a le mérite d’offrir un certain confort intellectuel. Un esprit qui danserait toujours sur les points d’interrogation risquerait de tomber dans la folie. Les neurosciences et la psychologie expérimentale permettent de préciser peu à peu ce qui limite un hypothétique libre arbitre. Le débat sera probablement de moins en moins théologique (ou métaphysique) pour devenir de plus en plus scientifique.
Je viens d’apprendre le théorème du libre arbitre, de Conway et Kochen. « Les axiomes SPIN, TWIN et MIN impliquent que la réponse d’une particule de spin unité à une expérience de mesure du carré du spin selon trois axes orthogonaux est libre, c’est-à-dire n’est pas une fonction de l’état de l’univers avant l’instant de la réponse. » Ce théorème, comme certains le prétendent, signe-t-il la mort du fatalisme ? J’en doute. La liberté de réponse d’une particule à une mesure peut être interprétée comme une impuissance de la mesure à saisir tous les secrets du monde. Une mesure appliquée à ces choses étranges que nous appelons particules élémentaires n’est pas une opération de même nature qu’une mesure appliquée à des boules de billard. Rien n’empêche d’imaginer un destin tout puissant derrière cette réalité non déterministe qui fait l’objet des mesures quantiques. Rien non plus n’encourage à le faire. Si bien que le problème reste ouvert. Les physiciens sont très partagés sur cette question. Cette simple constatation pourrait suffire à juger que personne n’a encore trouvé d’argument décisif.
Je viens de lire « La monadologie », ce texte court, écrit en français, où Leibniz résume sa philosophie. Il se dégage une certaine poésie de cette œuvre qui, pour moi, relève d’un savant délire. C’est curieux : les rationalistes, comme Descartes, Spinoza, Leibniz et tant d’autres, me semblent fort peu raisonnables quand ils essaient d’argumenter pour justifier leurs croyances. Le principe de raison suffisante (« rien n’existe sans qu’il y ait une raison pour qu’il en soit ainsi et non autrement ») ne suffit pas du tout aux exigences de MA raison. J’y vois un artifice, une ruse de l’intellect, une auto-duperie pour justifier une vision théiste et déterministe du monde. Et les monades ont trop l’air d’avoir été inventées pour justifier l’immortalité de l’âme. Le « meilleur des mondes possibles » découle assez logiquement des hypothèses dont part Leibniz, mais pourquoi privilégie-t-il certaines hypothèses plutôt que d’autres ? C’est la question que j’ai envie de poser à chaque philosophe. Qu’est-ce qui amène Leibniz à postuler que Dieu est suffisamment sage pour connaître le « meilleur des mondes possibles », suffisamment bon pour le choisir et suffisamment puissant pour le produire ? Qu’est-ce qui amène la plupart des Européens d’aujourd’hui à déclarer que la démocratie reposant sur le suffrage universel est le meilleur des régimes possibles ? Pourquoi la raison s’aligne-t-elle presque toujours sur les aveuglements d’une époque ?
« La philosophie de Bertrand Russell n’a pas engendré autant d’interprétations que celle de Heidegger. Pourquoi ? Parce que Russell est particulièrement clair et intelligible, alors que Heidegger est obscur. Je ne dis pas que l’un avait raison et l’autre tort. Pour ma part, je me méfie des deux. Mais lorsque Russell dit une bêtise, il le dit d’une façon claire, tandis que Heidegger, même s’il dit un truisme, nous avons du mal à nous en apercevoir. Pour passer à l’histoire, pour durer, il faut donc être obscur. Héraclite le savait déjà… » (Umberto Eco)
La conclusion d’Eco me semble un tantinet abusive. Il est vrai que la survie d’œuvres anciennes doit beaucoup à des professeurs d’université ; or il est probable que nombre d’entre eux privilégient les obscures, parce qu’elles nourrissent bien ce démon de l’interprétation, si glouton, si tentaculaire dans les facultés de Lettres. Mais la multiplication des gloses n’est pas le seul critère de durabilité d’une œuvre, sinon nous ne lirions plus Marc-Aurèle, par exemple, qui est très clair. Pour ma part, je suis un amoureux de la clarté, même si je sais qu’elle est difficile à définir, à tel point qu’il n’est pas saugrenu de la considérer comme une notion obscure…
L’idée d’homme abstrait, contenue implicitement dans nombre de textes, m’embête. Elle engendre des confusions, des théories douteuses. L’homme abstrait est un imposteur. Je ne peux tout simplement rien dire d’intelligent sur le pouvoir de conviction d’un discours esthétique, moral ou autre, si je n’ai pas d’informations sur l’émetteur et le récepteur. L’homme abstrait des philosophes est-il homme, femme, chrétien, bouddhiste, jeune, vieux, savant, ignare, intelligent, débile ?
« Vous savez Cioran, je pense exactement le contraire de ce que vous pensez, et pourtant il n’y a pas une seule phrase de vous avec laquelle je ne sois pas d’accord. » (Clément Rosset). Trop extrême pour être vraie, cette phrase amusante nous fait réfléchir. Pourquoi nous paraît-il envisageable qu’un accord sur les éléments puisse coexister avec un désaccord sur l’ensemble ? Même si on admet ce cliché un peu vague que « le tout est plus que ses parties », comment les mêmes parties pourraient permettre la construction de deux tout diamétralement opposés ? À première vue, je ne trouve qu’une solution : les parties sont contradictoires ou permettent des interprétations divergentes.
Cela me ramène à une autre question : comment peut-il y avoir des nietzschéens de gauche et des nietzschéens de droite ? Il y a, me semble-t-il, deux raisons : biais d’interprétation et surtout biais de sélection (chacun privilégie ce qui lui plaît dans l’œuvre de Nietzsche et met entre parenthèses ce qui lui déplaît).
Je m’aperçois que mon analyse n’est pas complète. Prenons cette phrase très nietzschéenne de Cioran : « L’espoir est une vertu d’esclave ». On peut être d’accord avec cette affirmation et en tirer des conclusions existentielles différentes. Par exemple, on peut se dire : « il m’est impossible de ne plus espérer, donc j’accepte ma condition d’esclave ». Mais on peut se dire aussi : « plutôt que d’espérer, qui est avant tout une attitude passive (espérer, c’est en grande partie attendre, s’en remettre à la chance, au destin, à Dieu), je vais m’efforcer d’agir ».
Nuançons! Espérer n’est pas nécessairement attendre passivement. Par exemple, l’espoir d’une vie après la mort peut modeler toute une existence à travers des pratiques religieuses. Cet espoir peut conduire à des œuvres artistiques immenses. À un niveau plus terre à terre, espérer peut consister à préparer son esprit à un changement d’existence ; attendre, guetter un moment favorable pour prendre une décision importante. Quand l’espoir n’est pas une fuite dans le rêve, il peut être un bon stimulant. Quand l’espoir fait bouger, il n’agit pas tout seul. Il y aurait tout une théorie à développer pour comparer l’espoir, le désir et la volonté. À priori, sans trop réfléchir, je dirais que l’espoir est le plus passif des trois, le désir le plus énergique, le plus pur, le plus amoral et la volonté le plus contrôlé. Mais qu’est-ce qui contrôle la volonté ? Souvent, c’est le poids de toute une éducation morale, le surmoi freudien. Dans ce cas, ne pourrait-on pas dire que la volonté est une vertu d’esclave de la morale ?
Dans « La Nausée », Sartre dit : « Par définition l’existence n’est pas la nécessité. » Ailleurs, il définit le Salaud comme celui qui pense que son existence est nécessaire. Si l’on réunit ces deux définitions, on peut dire que pour Sartre, le Salaud est celui qui n’accepte pas la définition que Sartre donne de l’existence. Je sais que la philosophie de Sartre est complexe, riche, etc., je sais que je n’en extrais là qu’un tout petit morceau qui simplifie à l’extrême une pensée très élaborée, n’empêche que c’est quand même gonflé de nommer « salauds » ceux qui n’adhèrent pas à une définition.
À Lausanne, au-dessus d’un cadran solaire, j’ai vu l’inscription : « Le temps s’en va, mais l’éternité reste ». No comprendo ! J’imagine un petit garçon me demandant : « Dis Monsieur, où c’est qu’il s’en va, le temps ? Où c’est qu’elle reste, l’éternité ? » Je lui répondrais : « Le temps est un monstre invisible qui nous accompagne partout et nous aide à mettre de l’ordre dans nos souvenirs. L’éternité est une créature légendaire qui ne peut pas changer et qui reste cachée. Certains pensent que les grands artistes parviennent parfois à rendre visibles des grains de beauté de l’éternité. » Évidemment, l’enfant me poserait de nouvelles questions qui me plongeraient dans l’embarras… Qu’est-ce qu’un philosophe ? Un adulte dont l’esprit, loin de se reposer, se repose des questions d’enfant, parce qu’il a compris que les réponses usuelles sont rarement satisfaisantes.
Partant du principe que la paix universelle est le plus grand bien, nombre de philosophes contemporains « démontrent » que la démocratie est le plus sûr garant de la paix universelle. C’est rigolo, parce que Dante Alighieri, partant du même principe, « démontre » que la monarchie temporelle est le plus sûr garant de la paix universelle. Les « démonstrations » des philosophes (j’en ai lues quelques unes dans une anthologie des philosophes médiévaux) me sont difficiles à suivre, car elles sont truffées, entre les lignes, de postulats qui me semblent extrêmement douteux. Et il y a chez presque tous les philosophes un lieu commun qui m’amuse : la perfection de l’homme est dans la pensée. Venant de gens qui font métier de penser, quelle valeur accorder à cette opinion qui flatte leur vanité ? Oh, je connais leur argumentation. En bref, la perfection de l’homme est dans la pensée, parce que nul animal ne peut rivaliser avec nous dans ce domaine. Mouais… ! L’homme est aussi l’animal chez qui la sexualité est probablement la plus riche, donc on pourrait tout aussi bien décréter que la perfection de l’homme est dans la sexualité. C’est d’ailleurs l’opinion de beaucoup d’hommes… La perfection est une idée naïve. On la retrouve souvent dans les discours théologiques. « Dieu=perfection ». Quel ennui ! « Tendre vers la perfection » suppose qu’une perfection existe et qu’elle est unique. Je me tiens prêt à flinguer tout philosophe qui en donnerait une « démonstration »…
Clément Rosset s’étonne que le thème de l’éternel retour, chez Nietzsche, ait suscité tant de commentaires et d’interprétations de la part des philosophes (Heidegger, Deleuze, etc.), et soit fréquemment jugé très important, voire considéré comme la clef de voûte de la pensée nietzschéenne, alors que, dans l’ensemble des œuvres publiées par Nietzsche, il n’existe que deux pages expressément consacrées à cette idée : l’aphorisme 341 du Gai savoir et l’aphorisme 56 de Par-delà le bien et le mal. Il est vrai qu’on peut trouver aussi des traces de l’éternel retour dans des papiers que Nietzsche n’a pas publiés (lettres et fragments parus après son effondrement). Il est vrai aussi que de brèves allusions à ce thème peuvent figurer dans des œuvres postérieures au Gai savoir. Pour Clément Rosset (et je vois aussi la chose ainsi), l’éternel retour est une fiction, un conte pour habiller la « passion du oui », « l’acquiescement total à la vie », une fable. Si c’était plus que ça, il faudrait admettre que Nietzsche eût cédé à la tentation de faire miroiter une nouvelle sorte d’arrière-monde après avoir détruit ceux des grandes religions. Je trouve que l’éternel retour n’est pas très éloigné d’une synthèse du paradis et de l’enfer. Éternité de la joie, éternité de la souffrance. Ce que tu fais de beau, tu le revivras éternellement, ce que tu fais de laid idem. N’est-ce pas là une manière religieuse d’injecter de la morale ? La répugnance de Nietzsche pour les arrière-mondes me donne à penser, comme je le disais plus haut, que l’éternel retour n’était pour lui qu’une fiction.
Ne faudrait-il pas remplacer le mot « Philosophie » par « Logophilie » ?L’amour d’une raison me semble plus fréquent chez ceux qu’on nomme philosophes que l’amour d’une sagesse. L’amour d’une sagesse est plutôt au cœur de l’œuvre d’auteurs qu’on désigne habituellement comme des « moralistes ». Certes, nombre de philosophes traitent d’un bonheur, d’une éthique, d’un art de vivre, et l’on peut voir en ces thèmes des piliers d’une sagesse, mais ils les traitent souvent en privilégiant une raison. Une sagesse née de sentiments (associés à une raison rudimentaire qui n’a pas besoin de l’autorité de grands penseurs) est plus éloquente dans des poèmes, des contes, des aphorismes que dans les grosses machines de Saint-Thomas, Leibniz, Spinoza, Kant, Hegel, Marx, Sartre. La critique de la raison pure, de Kant, est un monument de sa raison. Elle ne propose aucune sagesse. Et, dans d’autres ouvrages, c’est aussi avec sa raison qu’il veut formuler une morale. Kant est manifestement davantage un homme de chaire que de chair, de tête que de cœur ; un logophile plus qu’un philosophe.
Veni, vidi, Vico
Ce que je trouve intéressant chez Vico, ce n’est pas tellement sa célèbre théorie des 3 âges (âge des dieux, âge des héros, âge des hommes), mais son « opposition » à Descartes. Pour Vico, un des premiers constructivistes, la connaissance n’est pas seulement tirée de la raison (et des sens), mais aussi de l’imagination. Cette place importante qu’il accorde à l’imagination l’amène aux « universaux fantastiques » qui préfigurent les archétypes de Jung. Selon Pierre Boutang, Vico est « le plus bel exemple d’occultation spirituelle, puis d’amnésie chez les philosophes ».
Dangers philosophiques des articles définis au singulier. Je peux dresser une liste de devoirs, je ne sais pas ce qu’est Le devoir ; je peux dresser une liste de règles rationnelles, je ne sais pas ce qu’est LA raison ; etc.
Le dialogue constructif en philosophie : se mettre d’accord sur un ensemble de définitions explicites et d’hypothèses explicites pour essayer de penser à partir de bases communes, faute de quoi la discussion verse dans le dialogue de sourds, où les interlocuteurs utilisent les mêmes mots, mais dans des sens différents, ou se réfèrent implicitement à des hypothèses incompatibles.
Voici les pensées indigentes de Pascal sur des thèmes sartriens.
Un homme avec qui je n’ai pas noué de lien est pour moi proche d’un objet, surtout si je l’observe sans entrer avec lui en contact visuel ; mais il suffirait que nos deux regards se croisent, qu’un léger sourire ou une expression de curiosité se dessine sur son visage pour qu’il cesse d’être pour moi un objet. Il ne deviendrait pas un homme pour autant, parce que je peux avoir la même expérience avec un chat.
Quand le nombre de choix possibles se limite à deux ou trois (faire la guerre ou déserter ou se suicider), la liberté est bien moindre, la situation est beaucoup moins mienne que dans d’autres cas où ce nombre de choix possibles est élevé. Je ne vois pas très bien où Sartre veut en venir en déclarant l’homme responsable du monde. Ce fin psychologue de Nietzsche aurait probablement trouvé ça suspect. N’y aurait-il pas l’ombre d’une morale kantienne qui cherche à se faufiler derrière cette rhétorique ? Je partage l’idée ou plutôt l’évidence qu’il n’y a pas de situation inhumaine. Mais j’en tire la conclusion qu’il faudrait alors éviter d’utiliser des mots comme droits « humains », « humanisme », etc. Tout est « humanisme », y compris les pires atrocités commises par l’homme…
Le but du philosophe est de trouver la vertu. Tant qu’il la cherche, il n’a aucune raison de se tuer, puisque sa quête est inachevée. S’il la trouve, il n’a aucune raison de se tuer, puisque tuer un être vertueux serait contraire à la vertu. Donc le suicide n’est pas un problème philosophique.
Pour moi qui ne l’éprouve pas, le sentiment d’étrangeté, dont Camus fait la pierre angulaire de sa philosophie, est étrange. Il me semble que ni Freud ni Jung n’en parlent, ce qui pourrait signifier qu’il est plutôt rare. J’ai l’impression que ce « sentiment » est plutôt une construction intellectuelle, un habillage linguistique au vingtième siècle du nihilisme apparu au dix-neuvième. C’est une mauvaise herbe qui pousse sur la tombe de Dieu. De même, je ne comprends pas la signification de l’affirmation : « l’existence est dénuée de signification ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce qui manque à l’existence pour pouvoir lui trouver une signification ? En quoi est importante la question de savoir si l’existence a ou non une signification ? Il me semble que la philosophie de l’absurde ressemble à la réaction d’un enfant déçu d’apprendre qu’il n’est pas le centre du monde, que tout le monde n’est pas à ses pieds. Si Camus pense que le suicide est un problème philosophique, j’ai envie de dire : c’est son problème, pas le mien. Je ne vois pas le suicide comme un problème philosophique, mais comme un problème psychologique. Chacun peut se poser la question : « Que vais-je essayer de faire de ma vie pour la rendre intéressante, belle, joyeuse, etc. ? », sans avoir besoin de poser l’hypothèse d’une absence de sens. Une vie à durée limitée a-t-elle moins de sens qu’une vie qui serait éternelle ? Est-ce ça, rien que ça, qui créerait problème ? Quel sens abolit la découverte que le rêve d’éternité n’est qu’un rêve ? Le sens d’une fiction, mais pas le sens du vécu. Est-ce une « inutilité métaphysique » de toute action qui ferait problème ? Si oui, n’est-ce pas une manière de penser qui relève de la folie des grandeurs ? Je n’ai pas besoin de peser mes actions sur la balance de l’utilité.
Dans le Ménon, Socrate demande à son interlocuteur ce qu’il y a de commun aux différentes vertus qu’il énumère. Définir LA vertu serait répondre à cette question. On pourrait de même se demander s’il y a quelque chose qui serait LE sens et qui serait commun aux multiples aspect du sens. Qu’y a-t-il de commun entre le sens de l’humour, le sens de l’honneur, le sens pratique, …, le sens de la vie ? Moi, comme Socrate, je me mets dans la position de l’ignorant. Et je mets au défi mes interlocuteurs de m’éclairer. Je suis toujours dans l’ombre. C’est quoi LE sens ? C’est quoi cette mystérieuse chose qu’on est censé projeter sur chacun de nos actes ?
La définition : essence de X = les traits centraux de X desquels dépendent toutes ses propriétés, me laisse perplexe. Je ne suis pas sûr de bien savoir ce que peuvent être des traits centraux et des propriétés. Quelle est l’essence d’un sac ? Sa fonction fait-elle ou non partie des traits centraux ? Quelles sont toutes les propriétés d’un sac ? Il y a tant de sacs différents que je suis un peu perdu. Où intervient le cul de sac dans la définition de son essence ?
En 1780, l’abbé Bergier écrit un « Traité historique et dogmatique de la vraie religion », dans lequel on le sent animé par la volonté de réfuter les philosophes matérialistes du siècle des lumières. Ce livre présente notamment 8 preuves que l’homme est libre. Les arguments de l’abbé ne sont probablement pas très éloignés de ceux de Sartre. Cela m’amuse qu’un athée matérialiste et qu’un abbé très catholique parviennent à la même conclusion… Cela m’amuse aussi que d’autres athées matérialistes (notamment ceux du 18e siècle contre lesquels écrit l’abbé Bergier) et des théologiens protestants convergent, eux, vers la conclusion que l’homme n’est pas libre…
Découvert dans un article l’immonde expérience de Pitesti, en Roumanie, entre 1949 et 1952. Soljenitsyne disait de cette rééducation par la torture qu’elle était « la barbarie la plus terrible du monde contemporain ». L’auteur de l’article dit qu’une loi mémorielle de 2015 peut être invoquée en Roumanie pour interdire la lecture publique d’œuvres de génies comme Eliade ou Cioran qui n’ont jamais fait de mal à une mouche, mais que rien n’interdit de louer la politique de rééducation de Pitesti. Il me semble que cette histoire de Pitesti est relativement peu connue chez nous. En tout cas, c’est la première fois que j’en entends parler. L’originalité du système, inspiré des Chinois, était de se faire torturer les prisonniers entre eux. Ne pouvoir mettre fin à la torture que l’on subit qu’en devenant soi-même bourreau et être mis dans l’impossibilité de se suicider, ça me paraît un sommet de l’horreur. Il y aurait peut-être matière à en tirer une question sur la liberté selon Sartre. Après tout, en philosophie, on aime bien examiner des situations limites. Peut-on dire d’un homme qui devient bourreau quand il n’en peut plus d’être torturé qu’il « choisit librement » de le faire ? N’y a-t-il pas des situations où l’on ne peut plus choisir, où le moi est trop brisé pour cela ? Mais si la réponse est oui, la « liberté de choix » n’est-elle pas, dans toute situation, dépendante de l’état dans lequel se trouve le moi, de sa relative fragilité à ce moment-là ?
Une chose me frappe chez les philosophes athées, c’est qu’ils essaient généralement de remplacer Dieu par une autre chose qu’ils finissent par « diviniser ». Nietzsche remplace Dieu par la Volonté de Puissance ; Sartre par la Liberté ; Camus par la Révolte. Un philosophe n’est-il pas toujours une sorte de théologien ?
Je viens de lire dans « Monsieur Songe » la phrase suivante : « Pour sortir d’une impasse il faut en prendre une autre. » Pas mal ! On dirait du Cioran. Et je me dis qu’il y aurait matière à une question sur l’existentialisme sartrien : la liberté selon Sartre, peut-elle être dans certaines situations la liberté de choisir son impasse ?
J’imagine un comic-strip en deux images. Dans la première, on voit un homme fou de joie parce qu’il vient de sortir d’un labyrinthe. Dans la seconde, on voit les dieux qui contemplent la scène de haut ; et on découvre alors que le labyrinthe dont l’homme est sorti est lui-même contenu dans un labyrinthe plus grand, qui contient une immense place ronde à l’endroit de la sortie, mais dont les murs se resserrent plus loin.
– Police ! Contrôle d’identité !
Mais si l’existence précède l’essence, l’identité change tout le temps, donc ne peut être contrôlée.
L’essence de l’existentialisme n’a-t-elle pas précédé son existence ?
Combien de temps a duré l’existence de l’existentialisme ? Je dirais une quarantaine d’années. Né dans les années 30, mort à la fin des années 60. Provocation ? Oui, mais c’est une réponse au coup d’état de Sartre pour remplacer l’esprit de sérieux de Platon et de Kant par un nouvel esprit de sérieux.
Corrigeons Descartes ! Quelque chose pense, donc quelque chose est ; mais un sacré problème se pose : comment faire un moi de ce quelque chose ?
C’est Diogène Laërce qui attribue à Démocrite la célèbre phrase : « En réalité nous ne savons rien, car la vérité est au fond du puits ! » Selon Denys d’Alexandrie, Démocrite aurait déclaré qu’il aimerait mieux trouver une seule certitude causale plutôt que de devenir roi des Perses. Il préfigure Sextus Empiricus et David Hume. Et ce n’est pas Shakespeare, mais Démocrite qui a écrit : « Le monde est un théâtre, la vie une comédie : tu entres, tu vois, tu sors. » On peut même considérer Démocrite comme le précurseur de la réalité conceptuelle de l’ensemble vide, puisqu’il aurait dit que « le rien existe aussi bien que le quelque chose ». Ce Démocrite, dont Platon voulait brûler tous les écrits, mérite qu’on s’y intéresse.
Pourquoi, comme beaucoup d’autres philosophes, Nietzsche s’est-il mis à croire au Fatum ? Ne s’agit-il pas là d’une foi, tout aussi absurde que n’importe quelle foi ? Pourquoi décréter la mort de Dieu et remplacer Dieu par le Fatum ? De même, pourquoi Sartre croit-il à la Liberté ? Là-aussi, ne s’agit-il pas d’une foi, tout aussi absurde que n’importe quelle foi ? Pourquoi faire de la Liberté une force divine ? Ni la science ni la logique ne permettent de justifier le Fatum ou la Liberté. Quand nos pensées suivent un de ces courants, il me semble que ce phénomène mérite le nom de foi. Mais, dans la vie quotidienne, qui agit selon de tels principes extrêmes ? Il me semble que nos vies illustrent toujours une position intermédiaire entre le Fatum et la Liberté. Alors pourquoi des philosophes brillants cèdent-ils à la tentation d’un extrémisme conceptuel ? Un philosophe est-il un être qui ne sait pas arrêter sa pensée avant qu’elle aille trop loin et bascule dans la foi ? Un philosophe est-il au fond un religieux qui crée sa propre religion ?
Thème d’un café philo : Le renoncement, d’après la Bhagavadgita.
Parmi les citations proposées, il y a celle-ci, de Marc Ballanfat, un spécialiste des philosophies indiennes : « Le deuxième niveau de renoncement consiste à renoncer à être l’auteur de ses actes. C’est un renoncement philosophique, plus exigeant que le premier, car il ne s’agit pas seulement de renoncer à justifier ses actes, mais de renoncer même à en être l’auteur. C’est la nature qui est l’auteur, c’est elle qui fait que les hommes s’opposent les uns aux autres. Dans la Bhagavadgita il n’y a pas de libre arbitre, d’une certaine manière, d’autres ont déjà choisi pour nous. Il y a beaucoup de parallèles avec le stoïcisme. »
Je ne comprends pas bien… S’il n’y a pas de libre arbitre, si nous ne choisissons pas, comment pourrions-nous choisir de renoncer à être l’auteur de nos actes ? Il faudrait plutôt dire qu’il n’y a aucune sagesse à renoncer, puisque le renoncement, s’il se produit en nous, n’est pas un choix.
La « philosophie du renoncement » me paraît profondément malsaine. En caricaturant, c’est une attitude qui consiste à se dire :
Je rencontre une femme belle et intelligente, j’en tombe amoureux, mais je renonce à m’engager dans une relation avec elle, parce que je ne suis pas l’auteur de mes sentiments. La géologie me passionne, mais je renonce à l’étudier à l’université, parce que je ne suis pas l’auteur de mes intérêts.
Ou inversement… Je m’engage dans une relation amoureuse, je m’inscris pour faire un master de géologie, parce mon destin me dicte de renoncer à ma première idée de renoncer.
Bref, renoncer ou renoncer à renoncer, telle est la question. Et si la réponse ne dépend pas de nous, pourquoi se prendre la tête avec de pareilles conneries « philosophiques » ?
Dans « Rio Bravo », la question d’éventuellement renoncer à se battre contre les bandits ne se pose même pas au shérif. Les héros de la littérature et du cinéma sont des personnages qui « ne renoncent jamais ». Nous admirons ceux qui ont la force de caractère de ne pas renoncer. Alors pourquoi certains occidentaux d’aujourd’hui sont-ils séduits par des philosophies indiennes prônant un renoncement contraire à l’éthique conquérante qui a fait les beaux jours de la culture occidentale ?
Monsieur X est un philosophe génial, parce que sa sociabilité le conduit à discuter avec des contradicteurs qui lui permettent de nuancer sa pensée. Monsieur Y est un philosophe génial, parce qu’il écoute ses contradicteurs, mais uniquement pour rejeter leurs objections. Monsieur Z est un philosophe génial, parce que son manque de sociabilité le conduit à élaborer sa pensée en loup solitaire, sans avoir de contradicteurs qui pourraient l’influencer.
Profondeur
Qu’est-ce qu’un esprit profond ? Le dictionnaire déclare qu’il s’agit d’un esprit qui va au-delà des apparences. Pour quoi faire ? Le but évident me semble être la recherche du vrai. Mais c’est aussi le but de l’esprit scientifique. Alors, l’esprit scientifique n’est-il pas l’idéal de l’esprit profond ? Pour moi, oui. Mais, ce n’est pas ce sens qui prévaut dans le langage courant. Quand on parle d’un esprit profond, on désigne généralement une personne dont les pensées s’expriment de manière peu compréhensible et touchent au domaine de la spiritualité. Cette profondeur-là, je m’en méfie, à tel point que je ne veux surtout pas donner l’impression d’être profond.
Chacun de nous ressent des choses qu’il n’analyse pas, se frotte à des choses qui échappent à son pouvoir ou à sa volonté de comprendre. Ce n’est pas ça la profondeur dont je me méfie. Je me méfie des énoncés universels qui ont l’air profond parce qu’ils sont vagues et mystiques. Je me méfie de toute métaphysique, de toute psychologie qui se veut « des profondeurs », de tout discours spiritualiste. Il y a selon moi plus de profondeur chez l’ouvrier qui tente de réparer une machine que chez Machin qui croit tenir des vérités sur l’âme parce qu’il a lu Untel ou vécu telle expérience. Je ne veux pas de cette profondeur si répandue qui est supercherie, snobisme ou aveuglement, complaisance pour le vague.
Progrès
Le progrès consiste à remplacer la loi de la jungle par la jungle des lois.
Les modèles anciens demeurent, même s’ils deviennent minoritaires, voire illégaux. Il y a toujours des gens favorables à des modèles patriarcaux, guerriers, tribaux, monarchiques, impériaux, religieux, colonialistes. Mais d’autres modèles s’ajoutent ; l’un ou l’autre peut devenir dominant, surtout quand il est imposé par la loi.
Qu’est-ce qui amène un pays ou un ensemble de pays à changer de modèle ? Probablement les crises, les guerres, les dangers, les épidémies et les innovations technologiques.
Il me semble que c’est surtout la technologie qui change le visage du monde. Sans le réfrigérateur et le four à micro-ondes, il y aurait beaucoup de moins de femmes qui travailleraient. Sans les appareils de communication, il n’y aurait pas de travail à distance. Sans l’informatique, les enfants iraient jouer dehors. Sans la voiture, le train et l’avion, les gens ne sortiraient que très rarement d’un cercle de 20 km de rayon. Avec les bombes, la guerre tue surtout des civils. Etc.
Il faudrait toujours avoir présent à l’esprit, quand on enseigne le philosophie de Montaigne, de Spinoza, etc., qu’ils vivaient sans l’électricité…
En devenant électrique, la philosophie est passée à une nouvelle phase… La pile des problèmes augmente et c’est maintenant derrière un écran qu’elle se décharge…
Selon un préjugé tenace, approuver l’avortement, ce serait être progressiste ; s’y opposer, ce serait être conservateur. Mais si on regarde les choses sur le long terme, c’est l’inverse !
Dans l’antiquité, l’avortement était une pratique courante. Platon y était favorable. Aristote aussi, pendant les 40 premiers jours de la grossesse.
Thomas d’Aquin reprend le point de vue d’Aristote et l’église catholique adopte cette position. Ce n’est qu’en 1869 que l’église décida qu’il était immoral d’avorter, même pendant les 40 premiers jours.
Bref, l’opposition à l’avortement, c’est un phénomène très récent dans l’histoire de l’Occident chrétien. C’est pourquoi, les véritables conservateurs sont les gens favorables à l’avortement…
(À nuancer, l’histoire est plus complexe…)
Nietzsche écrivait qu’il n’y a pas de progrès moraux ; que les gens d’une époque ne sont pas plus moraux que ceux d’une autre époque ; que les valeurs changent, mais qu’il n’y a aucune raison de voir un « progrès » (ou une « chute ») dans ces changements. À l’inverse, Monsieur Progressiste, qu’on entend beaucoup dans les milieux de la culture et de l’éducation, soutient que l’abolition de l’esclavage, l’abolition de la peine de mort, la croissance de l’égalité, la laïcité, etc. sont des progrès moraux.
Progressiste, une étiquette à la con pour désigner le partisan de l’extension infinie des droits.
Raison
Qu’appelle-t-on raison ? Une certaine manière de s’exprimer. Qui saura définir une grammaire de la raison philosophique ? Suffisamment ouverte pour inclure les œuvres de tous les grands penseurs et suffisamment fermée pour exclure les inepties.
La raison zigzague entre le simple, qui est souvent douteux, et le complexe, qui est souvent peu compréhensible.
Qu’appelle-t-on raison ? Dans les sciences : un outil puissant ; en philosophie : un guide pour délirer un peu, mais pas trop ; dans la vie sociale et professionnelle : un manuel de civilité ; dans la vie intime : un boulevard qui mène à la médiocrité.
À l’école, il paraît qu’on cherche à développer chez les élèves le sens de l’argumentation. Mais que veut dire « bien argumenter » ? Y a-t-il des critères ? Et quel est le but d’une argumentation ? Ce n’est pas d’établir une vérité, sinon on parlerait de preuve ou de démonstration. C’est plutôt de convaincre. Mais chercher à convaincre autrui d’une affirmation qu’on n’est pas capable de démontrer et qui est donc peut-être fausse, à quoi ça rime ? On pourrait penser qu’une bonne argumentation, à défaut de prouver une affirmation, établirait une probabilité forte qu’elle soit vraie. Mais il est rare de voir des textes où cette dimension probabiliste est prise en compte de manière chiffrée. Alors, apprendre à bien argumenter, n’est-ce pas, dans la plupart des écoles, apprendre à mal raisonner ?
En dehors de la logique formelle et de la méthode scientifique, peut-il y avoir de « bons arguments » ? L’accumulation d’exemples en faveur d’un énoncé A est souvent considéré comme un bon argument, mais ça ne devrait pas être le cas puisque un contre-exemple suffit à invalider A. L’argument d’autorité est souvent considéré comme un argument valable, mais si une autorité soutient A et une autre autorité soutient non-A, cet argument perd toute pertinence. Alors, quand nous demandons aux élèves de bien argumenter, qu’attendons-nous d’eux ? Qu’ils se limitent à des raisonnements logico-scientifiques ? Sinon, qu’acceptons-nous en plus comme de bons arguments ?
Schopenhauer prétend que Hegel raisonne mal. Schopenhauer raisonne-t-il mieux ? Si deux grands esprits ne s’accordent pas sur la valeur d’un raisonnement, qu’est-ce qu’un bon raisonnement ? Est-ce que nos raisonnements sont meilleurs aujourd’hui, parce que la raison a fait des progrès ?
La raison est un art de parler qui permet aussi bien à une personne X d’expliquer pourquoi l’énoncé A est plus rationnel que l’énoncé non-A, qu’à une personne Y d’expliquer le contraire. Ainsi, pour certains penseurs, croire en Dieu est plus rationnel que n’y pas croire ; pour d’autres, c’est l’inverse.
Étant donné que, d’un philosophe à l’autre, un même mot peut prendre des sens différents, il conviendrait, dans un souci de clarté, d’écrire par exemple la RD-raison pour la raison selon René Descartes et la GWL-raison pour la raison selon Gottfried Wilhelm Leibniz. Cela permettrait des questions du genre : comment un homme JPS-libre peut-il concilier le EK-devoir avec la FN-joie ? Gain de précision & croisement de pensées.
Le postulat « rien n’arrive sans raison » a-t-il une autre raison d’être que psychologique ? Est-il autre chose qu’une croyance motivante ? S’il ne répond à aucune nécessité logique, ne serait-il pas plus conforme à l’esprit scientifique d’en faire l’économie ? N’est-il pas en contradiction avec le principe du rasoir d’Occam ? On peut rechercher des raisons à tout sans avoir besoin de postuler que de telles raisons existent nécessairement.
Le désir guide la raison, il est derrière la plupart de nos décisions (sauf erreur, Aristote le dit). Le désir est à l’œuvre quand je décide d’acheter un livre, d’aller au concert, de me baigner, de me promener, d’écrire un poème, d’étudier une question mathématique, de crayonner un personnage, de proposer un rendez-vous à… On peut bien sûr considérer que certains désirs sont plus nobles que d’autres, on peut même céder à la tentation d’établir une hiérarchie des désirs, mais le choix d’un ou de plusieurs critères n’est-il pas biaisé par nos goûts, c’est-à-dire par nos désirs récurrents ? Si bien qu’une telle hiérarchie ne pourrait avoir la prétention de s’appliquer à toute une société. Le philosophe n’est-il pas souvent un être dévoré par un désir excessif de connaître ? Sa philosophie n’est-elle pas le résultat d’un désir excessif de vouloir ramener beaucoup de choses à un tout petit nombre de principes ?
Pourquoi exagérer l’importance de la raison ? Quand je prends une décision longuement réfléchie, la plupart du temps je ne dispose pas d’informations suffisantes. Sur quoi se fonde alors ma décision ? Sur des principes, sur des estimations de probabilités. Mais rien ne me garantit que mes principes vont me conduire à prendre la meilleure décision. Rien ne m’assure que mon esprit sait bien évaluer les probabilités d’événements humains complexes. Je peux qualifier ma décision de réfléchie, je n’ose affirmer qu’elle est rationnelle.
« Prendre la raison pour guide », qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Le domaine où la raison excelle, donne sa pleine mesure, est la mathématique. Aussi me paraît-il raisonnable de penser que régler sa vie sur la raison consiste à envisager l’existence comme une théorie mathématique à développer. Mais quelle raison pourrait me dicter le choix de tels axiomes plutôt que de tels autres ? Et quelle raison pourrait m’empêcher de passer d’un système d’axiomes à un autre quand l’envie me le souffle ? Supposons qu’une recherche mathématique sérieuse nécessite un effort d’une année. Il devient alors tout à fait possible de mener une vie réglée sur la raison en changeant chaque année de principes… ou chaque mois si on est doué. Bref, la voix de la raison peut s’accorder avec la voix de la fantaisie.
Il est possible de considérer que la vie est d’abord résolution de problèmes pratiques et que la fantaisie est réservée à des moments de récréation. Il est possible de considérer qu’il peut y avoir de la grandeur à s’en remettre à des algorithmes pour prendre des décisions politiques ou autres, de se méfier des biais produits par l’affectivité. Il est possible de considérer qu’une poésie mécanique peut valoir une poésie « inspirée ». Il est même possible de considérer que le but ultime de la science est de tout ramener à des nombres et à des structures mathématiques. Toutes ces considérations sont très raisonnables. Quelle place leur accorder ? À chacun de répondre selon sa vision, son tempérament, son histoire. Mais… celui qui se pose la question : « Ma vie vaut-elle la peine d’être vécue ? » ne va probablement pas chercher des réponses du côté des nombres et de la raison… Il lira plus volontiers Nietzsche ou Camus que Stuart Mill ou Dewey.
Hume parle d’une raison totalement séparée des sentiments et des valeurs morales. D’autres parlent d’une raison intriquée avec les sentiments et les valeurs morales. Pouvons-nous donner raison à tous en considérant que ce n’est qu’un problème de sémantique, que Hume et ses adversaires n’emploient pas le mot « raison » dans un même jeu de langage ? Ou s’agit-il d’une controverse sur la manière supposée universelle dont fonctionnerait l’esprit d’un Anglais de bonne éducation ? La logique formelle est un exemple de raison selon Hume. La raison pratique de Kant n’est pas pure : elle est embrigadée dans une théologie protestante. Est-il préférable pour la clarté de la pensée de n’appeler raison que les investigations des logiciens, des mathématiciens et des physiciens ? Ceux qui répondent non, peuvent-ils donner quelques principes sur lesquels se fondent leur raison et peuvent-ils justifier le choix d’incorporer ces principes à leur raison et non pas à une autre entité ? S’ils ne peuvent pas, de quoi parlent-ils au juste quand ils parlent de raison ?
Relations humaines
Essayer de connaître une personne, de comprendre comment elle fonctionne, d’inventer avec elle un langage qui privilégie certains mots-clefs, cela peut être une belle aventure.
Quand je te complimente, je me complimente d’avoir si bon goût.
Une femme à son mari, devant leur enfant : « Mais engueule donc ton fils ! Fais-lui voir que tu es le chef dans cette famille ! »
La fausse modestie est une vraie modestie en ce sens que celui qui en fait preuve laisse aux autres le soin de lui découvrir des mérites qu’il saurait lui-même mieux mettre en lumière.
Plaire : fixer la hauteur de ses mérites quelques centimètres en dessous de ceux de son interlocuteur.
Pudique : femme qui ne se montre impudique qu’en de rares occasions, afin de donner un maximum d’impact à son impudeur. Impudique : femme trop pudique qui dévoile son corps en permanence pour le rendre moins désirable.
L’amour est un dieu fourbe. On se force à y croire, parce que ça nous donne des frissons. Nous sommes les esclaves et les dupes de forces mal connues, de farces nébuleuses.
J’ai lu quelque part que les personnes qui travaillent beaucoup ne peuvent pas tomber amoureuses, parce que le sentiment amoureux se développe dans la rêverie, dans ces moments d’inaction où des images de la personne aimée envahissent l’esprit, où des fragments de scènes vécues sont remémorées. Résonances, rémanences, permanences : l’amour, c’est en grande partie ça.
Aimez-vous les hommes de fortes convictions ? Si oui, pourquoi ? Est-ce parce que vous êtes d’un naturel inquiet ? Est-ce parce que les fortes convictions rendent un homme plus prévisible, donc moins inquiétant ?
Croyez-vous que tout amour est en partie une projection tant que deux personnes ne vivent pas en couple, ne se connaissent pas dans tous les aspects de la vie quotidienne ? Croyez-vous qu’il y aurait d’abord un pré-amour qui serait désir et projection ; puis, si les deux personnes décident de parier sur une relation intime, naîtrait la possibilité d’un amour véritable fondé sur une connaissance mutuelle approfondie ? Cela signifierait que presque toutes les grandes amours de la littérature sont des illusions, puisque ce sont des débuts, des phases précédant la vie de couple. Cela signifierait qu’on ne pourrait savoir qu’après une ou deux années de vie commune si on est ou non dans une véritable histoire d’amour.
Mais on peut aussi penser que l’amour est un subtil dosage de connaissance et de mystère. On peut penser que, même dans un couple, il faut que chacun préserve une part de mystère. Parce que l’amour est aussi fait de charme ; or charmer, c’est pouvoir être parfois imprévisible, inattendu ; c’est faire rire, c’est émerveiller.
Un chien gémit pour que sa maîtresse lui lance la balle. L’homme n’est pas très différent.
Après 15 ans de mariage, le summum de l’immoralité, ce n’est pas de tromper la personne épousée, c’est de ne pas la tromper.
Réduire une personne au peu que l’on sait d’elle et la respecter ou la mépriser en fonction de cette information partielle me paraît être une habitude d’esprit fréquente chez l’homo sapiens. J’en ai eu hier un bel exemple. Tandis que j’arrivais près de la porte de ma classe, je lançais un « bonjour » sonore à la cantonade. Un élève me répond « Bonjour Monsieur ». Brutus, à côté de lui, lui dit à voix basse : « T’es fou ! On ne salue pas un prof ! » Ainsi, Brutus juge qu’un professeur est si peu respectable qu’il ne mérite pas d’être salué. D’un côté, ça m’amuse. De l’autre, ça me donne à penser que Brutus me réduit à ma fonction de professeur, parce qu’il ne sait rien d’autre de moi et qu’il juge cette information suffisante pour ne pas me respecter. C’est idiot ! Supposons que Brutus soit un idolâtre des footballeurs. Et supposons que je sois aussi un très bon footballeur. Que ferait alors Brutus s’il l’apprenait ? Continuerait-il à ne pas me saluer parce que je suis un prof ? Ou déciderait-il de me saluer parce que ma qualité de footballeur me rendrait suffisamment respectable pour compenser l’infamie de mon état de prof ? Et moi, le cultivé, suis-je plus sage que Brutus ? Pas du tout ! Moi aussi j’ai une fâcheuse tendance à réduire les élèves au peu que je sais d’eux. Il m’arrive souvent de porter un jugement négatif sur tel ou tel élève parce que je le réduis à la catégorie de voyou ou de feignant ou d’idiot ou de fanatique religieux sur la base d’une information très sommaire.
Sagesse
Quand nous sommes jeunes, nous avons honte de nos faiblesses. Avec le temps, celles-ci deviennent les armatures de notre sagesse.
Si la sagesse est modération, efforçons-nous de modérer la sagesse.
Une sagesse parmi d’autres est de parier parfois sur la raison, parfois sur autre chose, comme la poésie.
Entre le monde qui change très vite et l’homme qui change très lentement, l’écart se creuse. La Sagesse crie : « En arrière toute ! », mais il y a trop de bruit pour qu’on l’entende.
Le Zen, comme une tradition latine, insiste sur l’idée que seul l’instant présent est important. Objection : ça dépend pour qui. Écrire, inventer, c’est se projeter dans un passé filtré, reconstruit, ou dans un avenir hypothétique. Se focaliser sur le présent, ce peut être un fortifiant pour un moine qui ne fout rien de ses journées ; mais non pour un poète, un ingénieur, un homme politique, un philosophe ruminant, un prof qui doit préparer ses cours.
Vivre l’instant présent : il me semble que ce lieu commun, à la fois très ancien et très à la mode, n’est en définitive qu’une invitation à moins penser. La pensée ne connaît guère le présent. Elle s’appuie sur le passé pour imaginer des possibilités (futures ou éternelles). Vivre l’instant présent, c’est donner la priorité aux plaisirs du corps et du cœur, au détriment de ceux de la tête. Pourquoi ? Parce que ce slogan s’adresse à des gens déprimés ou stressés. Vivre l’instant présent : c’est une lobotomie douce. J’exagère un peu, bien sûr. C’est bon de parfois mettre hors-circuit le néo-cortex et de se laisser aspirer par le spectacle d’un oiseau, par l’acte de peindre, par un effort sportif, par les lèvres d’une jolie femme. Mais vouloir élever au rang de sagesse une formule assez niaise, voilà qui est signe d’excès.
La méditation de pleine conscience, l’altruisme universel et autres folies bouddhistes accommodées à la sauce américano-européenne me dérangent. Ce qui est jugé bon pour des moines n’est pas à recommander pour des gens pris dans les remous de l’existence. Il faut que notre civilisation occidentale soit bien malade pour tant se soucier de développement personnel, de bien-être, d’hygiène de l’esprit et d’aller chercher des solutions dans les traditions orientales. Les ancestrales traditions européennes sont pourtant très riches. Pourquoi ne pas se plonger dans la sagesse de sa propre culture ? Pourquoi s’imaginer que des bonzes tibétains qui passent leur vie à ne rien foutre seraient des modèles à imiter ? Le génie de l’Occident est dans la pensée rationnelle, dans l’action, dans la reconnaissance que certaines forces démoniaques peuvent être mises au service de très hautes créations artistiques et scientifiques. Nous autres héritiers des Grecs, des Romains, des Vikings, des Celtes, des Catholiques, renouons avec la puissance et la beauté de notre culture, au lieu d’aller chercher en Orient des remèdes de quatre sous pour des gens qui sont fatigués de vivre !
Santé
On peut se demander si une société qui revendique de plus en plus de droits est une société en bonne santé…
Il y a peut-être du préjugé à considérer l’amour homosexuel comme un trouble mental. Il y en a peut-être aussi à ne pas le considérer comme tel. La notion de trouble mental est trouble. Elle n’est pas exclusivement médicale. Le regard porté par la psychiatrie sur l’homosexualité peut changer ; dans un sens ou dans l’autre.
Vu hier un bref reportage sur la sylvothérapie. Cela consiste à se « soigner » (de quoi ? Mystère…) par des promenades en forêt, des câlins aux arbres et des méditations de groupe (une douzaine de personnes assises en cercle et prenant un air « inspiré »). Je constate que la plupart des activités humaines sont converties en thérapies, depuis les années soixante. Et ce sont en majorité des gonzesses qui sont adeptes de ces thérapies « parallèles ». Je ne sais pas ce que nous pouvons en déduire sur l’état de notre civilisation, mais je n’y vois pas un signe de « Grande Santé ».
Un article pleine page dans la Tribune de Genève (2019) relate que les neurosciences apportent des preuves que la foi religieuse est bonne pour la santé du corps et de l’esprit. Admettons que ce soit statistiquement vrai et que l’interprétation des corrélations ne soit pas biaisée. Notre société moderne du Dernier Homme place au premier plan le bien-être et la santé. Donc il faut revoir les programmes scolaires : enseigner la foi est plus important qu’enseigner la science. Par ailleurs, nous savons que la foi est plus forte dans le monde musulman. Donc il faut islamiser l’Occident. Bizarrement, je suis le seul à tirer les conséquences logiques de certaines études scientifiques.
La dépendance aux réseaux sociaux pose une question plus large. Pourquoi, depuis plusieurs décennies, les Occidentaux sont-ils devenus beaucoup plus dépendants (et pas seulement aux réseaux sociaux), beaucoup plus anxieux, beaucoup plus dépressifs, bref beaucoup plus fragiles ? Une des raisons est que l’habitude de vivre « à la dure », de ne pas se plaindre, qui existait jusqu’aux années cinquante, s’est perdue. Avec la hausse du confort, nous sommes tous devenus des accros du bien-être, des éternels enfants qui ne vivent que pour le plaisir. Les dépendances, troubles dépressifs et troubles de l’anxiété, ces pathologies de la religion du bien-être, sont probablement moins présentes dans le monde ouvrier, dans le monde paysan et dans les endroits où il faut se battre pour vivre. L’école a sa part de responsabilité : nous chouchoutons beaucoup trop les gosses. Ce n’est pas ainsi que nous les rendrons forts. Même l’armée, qui avait autrefois un côté « école de courage », ressemble de plus en plus à un club de vacances. Aborder la question des réseaux sociaux sous le prisme d’un nouvel avatar du capitalisme est pertinent, mais il faut aussi remonter plus loin et ne pas croire que légiférer serait une solution suffisante. Le problème est plus profond.
Comment les démocraties modernes définissent-elles le Bien et le Mal ? Le Bien, c’est ce qui favorise la santé de tous. Le Mal, c’est ce qui peut nuire à la santé de certains groupes. Le bon citoyen s’efforcera, dans le respect de la santé d’autrui, de veiller à sa santé, de conserver le plus longtemps possible une apparence jeune et un esprit d’adolescent. Son idéal est l’euphorie, ses moyens sont les nombreux divertissements que procurent nos sociétés si généreuses. Le premier rôle de l’État : s’occuper maternellement de la santé du peuple. Quand des lois restreignent la liberté, c’est uniquement parce que ces lois vont dans le sens d’une meilleure santé collective. La seule guerre saine est la guerre contre ce qui trouble la santé physique et psychique. L’égalité est avant tout une question de santé. S’il faut combattre les inégalités, les discriminations, c’est parce qu’elles nuisent à la santé des personnes qui en sont victimes. Toute victime est par définition une personne qui a subi un attentat contre sa santé. Le slogan de toute véritable démocratie doit être : zéro victime ! Cela suppose une éducation orientée vers un existentialisme de la santé prioritaire, du bien-vivre ensemble. Il faut enseigner la cool-attitude. Il faut mettre en garde contre les dangers d’une vie intérieure trop tourmentée. Porter du chaos en soi, ce n’est pas la promesse d’engendrer une étoile qui danse ; c’est menacer l’ordre public ; pire, c’est un crime contre la saine humanité. L’homme d’aujourd’hui est condamné à être en bonne santé.
Savoir / Ignorance
Lire, avaler du savoir : c’est un peu une drogue pour moi. Plus j’apprends, plus j’ai le sentiment que plein de choses m’échappent, plus j’ai envie d’apprendre. C’est le manque, le manque toujours renouvelé qui me pousse à devenir éponge, puits de science, océan d’incertitude. Avec tous les grains de sable que le manque amasse, il faut un jour prendre le temps de produire des perles.
Je ne peux pas dire : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien », car je ne sais pas ce que représente mon savoir par rapport à tout ce que je pourrais savoir, ni quelle confiance je puis accorder à de nombreux pans de mon savoir. Si j’en savais plus sur les limites que mon esprit m’impose, je dirais peut-être que je sais beaucoup de choses, compte tenu de mes possibilités.
Qu’est-ce qu’une grande question métaphysique ? C’est une question qui n’admet pas d’autre réponse honnête que : « je ne sais pas ». C’est une question qui permet d’écrire de nombreux livres, car l’homme est ainsi fait qu’il trouve toujours beaucoup à dire sur ce dont il ne sait rien. C’est une question qui peut encombrer l’esprit, le polluer.
Savoir que, sur certains sujets, les savants ne savent rien ou presque est un savoir. Et ce savoir est jugé digne d’être publié dans des revues scientifiques. C’est ce que je me suis dit en lisant dans le dernier « Pour la Science » un article sur la situation sociale des femmes au Paléolithique supérieur. Loin des années 70, où des anthropologues féministes soutenaient sans aucune preuve l’idée d’un matriarcat préhistorique, les chercheurs d’aujourd’hui reconnaissent qu’ils ne savent quasiment rien… Ils en sont réduits à se tourner vers l’ethnographie des chasseurs-cueilleurs actuels et subactuels pour proposer des hypothèses qui demeurent fragiles. En un premier temps, j’ai pensé : « Pourquoi écrire un article qui dit que nous ne savons rien là-dessus ? » Puis, je me suis consolé : « C’est quand même bon à savoir de savoir quelles sont les limites actuelles de notre savoir. » Idem en physique : c’est bon à savoir de savoir que nous ne savons pas de quoi est fait 95% de l’univers… Et mon petit démon me tient ces propos : « Puisque tout le savoir du monde et tout le savoir relatif à notre manque de savoir sont désormais à la portée du premier imbécile venu qui sait faire des recherches sur internet avec suffisamment de savoir pour séparer le bon grain de l’ivraie, le savoir encyclopédique s’en trouve un peu dévalorisé, ce qui devrait conduire l’esprit avide d’activité cérébrale à prioritairement développer son imagination plutôt qu’à entretenir sa boulimie de savoir. Certes, l’imagination se nourrit du savoir, mais les excès de sucres et de graisses peuvent lui être nuisibles… Apprendre est un plaisir, mais exploiter les savoirs pour tresser des liens, imaginer des prolongements, théoriser, construire des mythes, créer de l’art est un plaisir encore plus grand, une forme de bonheur.
J’ai de plus en plus l’impression que l’ignorance s’apprend… Du moins une certaine forme d’ignorance qui consiste à se nourrir de choses fausses, douteuses, incohérentes.
Après une longue période d’acquisition d’un savoir, il est temps pour moi de passer au stade supérieur : me construire une ignorance. Dans notre monde où rien ne peut être reconnu sans une longue formation, je réfléchis aux études universitaires qui seront les plus propices à faire pénétrer dans mon esprit toutes les subtilités de l’ignorance. J’hésite entre plusieurs voies : les sciences politiques, les sciences sociales, les sciences de l’éducation. Car, bien entendu, l’ignorance doit se parer d’un label « sciences humaines ». L’ignorance, comme tout le monde l’ignore, n’est pas un vide, un trou béant. L’ignorance, c’est l’assimilation de toutes les théories à la mode, la maîtrise des idées qui permettent d’obtenir un très grand nombre de « like » sur les réseaux sociaux et d’être élu dans les parlements de l’Europe moderne. L’ignorance, c’est la clef de la popularité, donc du seul bonheur convoité par la nouvelle génération. Pas de démocratie sans l’ignorance et sa fidèle compagne : la propagande. Le savoir est aristocratique, ce n’est plus à démontrer. La société progressiste se doit de conserver une élite de physiciens, d’ingénieurs et de médecins pour s’occuper du bien-être collectif, mais il s’agit de la seule concession au savoir qu’elle peut se permettre. Pour le reste, enseignons l’ignorance !
Il me semble qu’il est possible de construire un art de vivre sans parier ni sur la transcendance ni sur son absence, mais sur l’ignorance. L’ignorantisme part de l’idée que je ne sais presque rien. Notamment, je ne sais pas définir ma liberté. Je ne sais pas si j’ai des devoirs autres que ceux que la loi m’impose. Je ne sais pas toujours ce que je veux, ni si ce que je veux est bon, d’ailleurs je ne sais pas bien ce que signifie « vouloir » et je ne sais pas du tout ce que signifie « bon ». Etc. Il y a de quoi écrire un gros livre sur l’ignorantisme. Il y en a des choses à dire sur ce que je ne sais pas. Mais je ne sais pas si ces choses méritent d’être dites… Une encyclopédie de l’ignorance… ça ne peut intéresser que des gens très savants…
Sciences dures
Le réel est un jeu dont la science découvre quelques cartes – peut-être mal dessinées – et quelques règles – peut-être provisoires. Le but de la science est de rendre le monde plus intelligible, plus conforme à ce que réclame notre esprit. Et réciproquement, l’esprit doit parfois se plier, non sans réticence, à des impératifs que semblent dicter son dialogue avec la nature. Qu’est-ce qu’un progrès scientifique ? Résoudre des énigmes ? Non. C’est proposer une théorie qui ramène un ensemble d’énigmes à un ensemble plus petit. Il n’est pas vain de miser sur la raison scientifique, puisqu’elle constitue la meilleure méthode à notre portée pour mieux comprendre le monde et agir sur lui. Mais rien ne nous permet de penser que cette raison peut venir à bout de toutes les énigmes.
La science a progressivement abandonné toute explication en termes de finalité. Qu’est-ce qui motive ce choix ? Pourquoi rejeter l’idée que la matière puisse agir en fonction de buts ? Pourquoi ne pas envisager des modèles mathématiques postulant des buts ? Le succès prédictif des modèles causals suffit-il à justifier le manque de curiosité pour la recherche de modèles finals ? N’est-ce pas un préjugé scientifique, un piège de la raison, d’estimer qu’une cause explique mieux qu’un but ? Et si le temps n’est qu’illusion, ni l’explication causale ni l’explication finale ne sont pertinentes. Alors que proposer ? Une structure géométrique ?
Dans la mesure où la symétrie, qui répond sans doute à une tendance très puissante de l’esprit humain, comme en témoignent les arts, la musique, la littérature, joue aussi un rôle majeur dans les sciences – pensons par exemple à ces principes fondamentaux de la physique moderne exprimés en termes de symétries –, n’y aurait-il pas lieu d’affirmer que la science offre une vision très anthropocentriste de l’univers ? Postuler, afin de prouver mathématiquement la conservation de l’énergie, que le monde obéit à des lois temporellement invariantes, n’est-ce pas commettre un péché d’orgueil, n’est-ce pas céder à la tentation de marquer du sceau de l’éternité quelques belles formules dont accouchent des esprits distingués ? Constater que les philosophes ont presque tous jugé comme allant de soi la conservation de la substance (« de rien, rien ne peut sortir ») ne devrait-il pas nous mettre en garde contre cette prétendue évidence, nous conduire à la suspecter d’être humaine, trop humaine ? Mais avons-nous le choix ? Le dialogue entre l’esprit humain et le monde peut-il déboucher sur quelque chose de mieux qu’une « divinisation » de telle ou telle symétrie, de telle ou telle invariance ?
Les accélérateurs du CERN sont des accélérateurs d’idées. Et ce sont des collisions d’idées qui justifient des idées voulues par notre besoin de symétrie. Les particules ne sont qu’une vue de l’esprit. D’un esprit qui privilégie certaines structures mathématiques et qui a soif d’invariances. D’après un théorème de Nœther, la conservation de l’énergie peut se déduire d’un monde obéissant à des lois temporellement invariantes. Mais c’est un postulat que nous faisons parce que notre esprit est encore trop pauvre pour imaginer des lois qu’un espace bizarre pourrait métamorphoser au fil du temps. La physique fondamentale injecte partout de la théorie des groupes. Est-ce parce que l’univers se conforme à la théorie des groupes ? Est-ce parce que les mathématiciens ont tellement développé cette théorie qu’elle est devenue le meilleur outil dont nous disposons actuellement ? Qu’est-ce qu’une particule ? Une idée provisoire.
Dans la définition de la probabilité conditionnelle comme probabilité d’une intersection divisée par la probabilité d’un événement, il n’y a pas à priori de référence temporelle. Et pourtant nous appliquons cette formule à des situations où un événement survient après un autre. La justification de cela ne peut pas être purement ensembliste, puisque le temps est absent des axiomes de ZFC.
Est-ce que la notion de nombre et les lois logiques élémentaires ne conditionnent pas une grande partie des mathématiques possibles ? Est-ce qu’une physique pourrait aller loin sans cette base numérique et logique ? On peut envisager des géométries multiples, des physiques multiples, mais, pour imaginer tout cela, nous avons quand même besoin de notions fondamentales comme les nombres et les opérations logiques. Une science aussi efficace que la nôtre est-elle possible sans les nombres ? Nous ne pouvons pas répondre, parce que nous ne pouvons pas enlever les nombres de notre esprit une fois qu’ils y sont entrés. « Les nombres sont-ils des entités naturelles ou des caractéristiques de l’esprit humain ? » est probablement une de ces questions auxquelles nous ne pouvons pas répondre et dont le sens n’est d’ailleurs pas clair. Une question plus intéressante est : dans quelle mesure les outils mathématiques que nous avons à disposition conditionnent notre représentation physique du monde ? Ainsi, est-ce en partie à cause des équations différentielles avec conditions initiales que la causalité finale a été bannie de la physique au profit d’une causalité du type « l’effet vient après la cause » ? Est-ce en partie à cause de la théorie des groupes que la physique recherche obstinément des invariants et des symétries ? Et pourquoi ça marche ?
C’est Kronecker qui disait : « Dieu a fait les nombres entiers, tout le reste est l’œuvre de l’homme. » Ce n’est peut-être pas si simple. Qu’est-ce qu’un nombre ? On pourrait être tenté de répondre : c’est une entité naturelle non-matérielle. Pas sûr… Car, au niveau quantique, qu’est-ce qu’une particule matérielle ? Peut-être bien un tableau de nombres. L’homme n’a pas créé les nombres entiers ? Pas sûr… Car Piaget montre qu’il y a une certaine construction du nombre entier pendant l’enfance. Le nombre est-il une entité mixte, à la fois chose naturelle et construction de l’esprit ? Peut-être, mais cela demande à être précisé. Admettons que les nombres soient une condition sine qua non pour faire de la science efficace (explicative, prédictive, créatrice de technologie). C’est manifestement le cas pour nous autres humains. Pourrait-il exister une immense variété d’axiomatiques exploitables en physique ? Pas sûr… Nous pouvons envisager plusieurs logiques, mais toutes reposent sur un noyau de logique classique. La théorie des ensembles finis semble non modifiable. S’il nous est permis d’espérer ouvrir beaucoup d’univers mathématiques physiquement exploitables, je crois que c’est à l’idée d’infini que nous le devrons. Les travaux qui explorent comment modifier le système Zermelo-Fraenkel le font tous avec la pensée de chevaucher différemment l’infini. Le fini mathématique, même s’il reste très mal connu, rejoint les nombres entiers dans un caractère apparent de nécessité.
Les nombres naturels sont-ils universels ? Cela dépend de ce qu’on entend par là… Certains peuples primitifs (de plus en plus rares sur notre planète, hélas) ont une notion tellement rudimentaire du nombre qu’ils ne semblent pas pouvoir compter au-delà d’une dizaine et qu’ils n’ont pas explicitement recours aux quatre opérations (même si, dans la vie quotidienne, ils doivent bien savoir diviser un gâteau, lui ajouter ou lui enlever une cerise…). Disons que les nombres naturels sont universels pour des humains cultivés. Si on veut étendre la notion d’universalité, pourquoi pas, mais comment poser clairement le problème ?
Les physiciens ne font-ils qu’une utilisation opératoire des mathématiques ? Je crois que ça va souvent beaucoup plus loin que ça. Je crois que les physiciens donnent une « interprétation physique » à des objets mathématiques qui s’avèrent bons pour décrire et prédire les phénomènes. Pour le matheux, un champ de vecteurs n’est qu’un cas particulier d’application de R^n dans R^n. Le physicien lui donne vie quand il en fait un champ de forces (même si la notion de force reste problématique). Pour le matheux, une fonction est définie de manière abstraite grâce à la théorie des ensemble. Le physicien diabolise les fonctions en introduisant des fonctions dont une variable est le temps. Le temps n’existe pas en mathématiques… Le physicien se nourrit de mathématiques dans l’espoir de trouver de nouveaux objets pour interpréter de manière « plus lumineuse », pour modéliser de manière « plus complète », pour théoriser de manière « plus arborescente », etc. Expliquer, pour un physicien, ce n’est parfois guère plus que poser des mots sur des objets mathématiques sélectionnés en fonction d’un « bon commerce » entre les attentes d’un esprit rationnel et les phénomènes observés. Tout cela est difficile à exprimer. Je sens que je n’arrive pas à bien formuler le germe d’idée que j’ai à ce sujet.
Il me semble que le problème du déterminisme en physique se pose ainsi :
Soit un système isolé (1er problème : il s’agit d’une fiction : rien n’est isolé du reste de l’univers). Un modèle déterministe de ce système est un modèle qui permet d’associer à chaque temps t un état de ce système (représentable par un point dans un espace à n dimensions) et de prédire où va se déplacer ce point au temps t + Δt. Deux autres problèmes posés par cette idée : d’une part, un état ne peut être connu qu’avec une précision limitée ; d’autre part, si le système est vaste dans l’espace, la vitesse finie de la lumière fait qu’il est probablement impossible d’obtenir toutes les informations sur l’état du système à l’instant t (dans le référentiel de l’observateur). Bref, le déterminisme est d’entrée de jeu un terrain miné. Sur un plan métaphysique, il me semble que le mot « déterminisme » est souvent employé comme synonyme de « destin absolu », c’est-à-dire de l’idée que tout ce qui arrive dans l’univers obéit à une nécessité, ne pourrait arriver différemment. Pour reprendre l’image du point dans un espace à n dimension, l’univers serait un point dont la trajectoire serait fixée. Je n’ai jamais compris pourquoi cette idée de destin plaît à beaucoup de personnes (elle est d’ailleurs très présente dans la mythologie). En physique, je pense que c’est l’incroyable efficacité des équations différentielles qui a conduit nombre de savants des 18e et 19e siècles à considérer le déterminisme comme une évidence. J’ai cessé de croire au destin vers l’âge de 18 ans et tous les gens autour de moi me disaient que j’avais tort. En fait, j’avais tort. Il ne faudrait ni croire au destin ni croire en l’absence de destin, mais croire seulement en notre ignorance.
Si la gravité ou toute autre loi physique s’interrompait parfois pendant une durée de 10^(-43) seconde, cela aurait-il des effets observables ? Pour réfuter l’existence de miracles, Renan argumente ainsi : un miracle est une exception à une loi naturelle, or les lois naturelles agissent en permanence. Mais… les physiciens ont-ils besoin de postuler que les lois physiques agissent en permanence (sous l’hypothèse d’un temps continu) et partout ? Les lois ne pourraient-elles pas dormir un peu de temps en temps ? N’ont-elles pas le droit de se reposer ? N’y a-t-il pas un syndicat des forces fondamentales, qui menace de déclencher une grève générale si Dieu ne leur accorde pas une pause de 10^(-43) seconde au terme de chaque milliard d’années de bons et loyaux services ?
Les équations disent : « Nous indiquons un comment temporaire, débrouillez-vous pour imaginer un quoi provisoire ! »
On parle souvent de l’étrangeté quantique, et on a tendance à oublier que la relativité générale est très étrange elle aussi.
La courbure de l’espace-temps, c’est une idée aussi dingue que la non-localité quantique.
Nous vivons dans un univers créé par Tex Avery.
Si l’homme n’était pas doté du sens de la vue, quelle serait la physique mathématique de l’humanité ? Notre physique mathématique caresse la géométrie, parce que nous sommes dépourvus du sens de la strchzk.
Soit une formule exprimant une grandeur E en fonction de grandeurs C1, C2, C3, etc. Qu’est-ce qui fait que, pour des formules de ce type, nous dirons dans certains cas que C1, C2, C3, etc. sont les causes de E, et que, dans d’autres cas, ces formules ne seront pas interprétées en termes de causalité ? Soit la formule pour l’aire d’un carré de côté R : A=R^2. Dirons-nous que la longueur du côté est la cause de la valeur de l’aire ? Supposons que nous donnions une réponse négative en considérant qu’une relation géométrique n’est pas une relation de causalité. Bon, mais alors pouvons-nous dire que la gravitation, vue comme une courbure de l’espace-temps (notion géométrique) est la cause du mouvement des planètes ? Certes, il y a une différence entre les deux questions. La deuxième introduit le temps, qui est absent de la première. Est-ce que cela suffit à évacuer le trouble cognitif ? Je ne crois pas. La notion de causalité me semble vraiment difficile à conceptualiser. Quand on enseigne en statistique le refrain « une corrélation n’entraîne pas forcément une relation de causalité », ne devrait-on pas avoir l’honnêteté intellectuelle de faire tout un cours sur la causalité (Aristote, les sceptiques grecs, Hume, etc.), pour montrer qu’on a affaire à un problème très délicat ?
À part les Papous, les Pygmées et mes élèves, tout le monde connaît l’effet Doppler. Ce que l’on sait moins, c’est que Christian Doppler fut victime de l’étroitesse d’esprit de ses collègues. Quatre mois avant de mourir, Doppler eut à subir un double affront. L’Académie des sciences en Autriche déclara que la théorie de Doppler devait être abandonnée, « puisque qu’elle est fausse, comme cela a été démontré ». Dix jours plus tard, Doppler fut officiellement démis de ses fonctions de directeur de l’institut de physique de Vienne. Ceux qui croient encore à la rigueur du raisonnement scientifique devraient se demander comment une théorie démontrée fausse en 1852 peut avoir aujourd’hui tant d’applications… Un des « arguments » de Joseph Petzval, le principal adversaire de Doppler, laisse songeur. Grosso modo, Petzval considérait que la théorie de Doppler était trop simple pour être vraie, parce qu’elle n’utilisait pas les équations différentielles. Doppler répliqua simplement en demandant à son adversaire : un phénomène observé doit-il être considéré comme inexistant s’il ne peut être déduit d’équations différentielles ? La majorité de l’Académie se rangea du côté de Petzval. Voilà qui illustre une fois de plus la pensée anti-démocrate de René Guenon : « L’avis de la majorité ne peut être que l’expression de l’incompétence. »
Dans la mesure où la mécanique quantique est en grande partie construite sur le fait que la mesure s’injecte dans le phénomène, les tentatives d’appliquer cette théorie à des zones de l’espace-temps qui échappent à toute mesure, comme l’intimité d’un trou noir ou l’origine du cosmos, ne relèvent-elle pas davantage d’une métaphysique mathématique que d’une physique ?
Einstein faisait partie de ces physiciens qui croyaient à la possibilité de décrire tout l’univers avec les mêmes lois (et de préférence, depuis Newton, avec des lois s’exprimant sous forme de dérivées partielles). C’est peut-être une conviction qui s’apparente au monothéisme (tout ramener à quelque chose d’unique). Je n’exclus pas la possibilité d’une physique polythéiste.
À propos des débuts de l’univers. Il est déjà difficile de savoir si Woody Allen a mangé ou non des frites le 14 avril 1992, alors il me paraît bien ambitieux de spéculer sur ce qu’il a pu se passer à une époque où le temps n’existait peut-être même pas.
La plus grande inconnue de la science est peut-être : jusqu’à quel point les mathématiques nous permettront-elles d’aller dans l’explication de l’univers ? Elles nous ont déjà mené très loin, mais un problème pratique commence à se faire jour. Imaginons que les meilleurs modèles mathématiques deviennent si difficiles que seules trois ou quatre personnes par siècle aient les capacités intellectuelles de les maîtriser. Quelles en seraient les conséquences politiques ?
Problème de Fermi : « S’il existe des extraterrestres parvenus au même niveau technologique que nous, pourquoi n’avons-nous pas encore capté de messages d’eux ? ». Solution possible, le théorème du pessimiste : « Toute civilisation qui parvient à un niveau technologique comparable au nôtre s’autodétruit au bout d’un temps si court que les messages interplanétaires ont une probabilité faible d’atteindre un destinataire. »
Je me demande parfois si la vie basée sur l’ADN n’a pas déjà grosso modo épuisé la plupart des possibilités. De nouvelles espèces continuent d’apparaître, certes, et la variété du vivant semble a priori extraordinaire. Pourtant, tous les mammifères restent étonnamment proches. En y réfléchissant, les différences entre un chat et moi sont infimes.
Le pat, aux échecs, est une situation où le jeu s’arrête par blocage, par impossibilité de se poursuivre. De même, en informatique, un bug peut bloquer un programme, l’empêcher de poursuivre son déroulement. Est-que l’univers tout entier pourrait lui aussi se retrouver demain bloqué, figé dans une situation où la poursuite de son histoire serait impossible ? Est-ce qu’un blocage local pourrait arrêter tout l’univers ?
Un épisode du Dr House s’intitule « Le rasoir d’Occam ». Dans cet épisode, le Dr House envisage l’hypothèse qu’un patient souffre simultanément de deux maladies indépendantes. Le Dr Foreman, lui, préfère l’hypothèse d’une seule maladie rare et rappelle alors le principe du rasoir d’Occam : si plusieurs théories expliquent les mêmes symptômes, il faut privilégier la plus simple. Or une seule maladie est une explication plus simple que deux maladies indépendantes. Le Dr House rétorque : « Pourquoi une serait plus simple que deux ? C’est moins élevé, plus isolé… mais est-ce plus simple ? Chacune des conditions indépendantes que je postule correspond à environ une chance sur mille. Cela signifie qu’il y a une chance sur un million que les deux aient lieu en même temps. Chase pense qu’il y a une chance sur dix millions qu’il s’agisse d’une infection cardiaque, ce qui fait que mon idée est dix fois meilleure que la vôtre. »
C’est intéressant à double titre :
1. Comment définir la « simplicité » d’une explication ?
2. Pouvons-nous donner une version moins « simple » du rasoir d’Occam, une version qui prendrait en compte une dimension probabiliste ?
Beaucoup de scientifiques ont un préjugé en faveur du rasoir d’Occam. Il s’agit bien d’un préjugé…
Le rasoir d’Occam a aussi des adversaires.
Dans « Le Politique », Platon a l’air de plaider contre le principe de parcimonie.
La question de la définition de la simplicité n’est pas simple.
La question d’incorporer les probabilités a été étudiée par Solomonoff, mais je ne comprends pas bien sa théorie.
Un électron est un objet mathématique qui permet de faire des prévisions et de construire des appareils qui fonctionnent bien. Depuis Galilée, « expliquer », en physique, signifie surtout « mathématiser ». L’efficacité de cette « mathématisation » reste partiellement un mystère. La « mathématisation » est faite pour obtenir une vision stable. Ce ne sont pas les lois de l’univers qui sont stables, c’est notre volonté de stabilité qui imprime une représentation stable aux lois de l’univers pensé. En physique, on a tendance à oublier le rôle joué par notre volonté. Nous voulons de la symétrie, nous voulons de la simplicité, nous voulons des invariants. Et c’est avec ce que nous voulons que nous obtenons une physique qui répond en partie à nos vœux. Parce que nous sommes des dieux. Nous créons le monde. Du moins, une partie… Le monde étudié par la physique n’est pas le monde total, mais la partie du monde qui se prête à une mathématisation ; il peut exister une autre partie du monde qui ne se prête pas à une mathématisation et qui empêche la réalisation du vieux rêve d’une théorie du tout.
Si l’on voulait décrire l’univers sous une forme algorithmique, le mot qui reviendrait le plus souvent serait probablement « répéter ».
La grande question qui n’a pas reçu de réponse : s’il existe un hasard qui n’est ni chaos déterministe ni outil pratique pour cause d’ignorance, quelle pourrait bien être la nature de ce hasard ?
Le hasard pur me pose un problème, parce que je ne vois pas bien ses entrailles. Mais la causalité me pose aussi un problème, parce que je ne vois pas bien non plus la frontière entre cause et effet. Bref, que Dieu joue ou non aux dés, pour moi le monde reste une énigme.
S’il y a un seul dieu qui contrôle tout, il n’y pas de jeu, donc ni victoire ni perte. Mais s’il y a plusieurs dieux, ils peuvent jouer les uns contre les autres.
Nous sommes bien embarrassés pour dire ce que signifie cette expression de « hasard pur ». Concrètement, le recours au calcul des probabilités semble incontournable. C’est tout ce que nous pouvons dire. En mécanique classique, des problèmes semblables se posaient. L’inertie de Newton, c’est bien joli, mais nous ne savions pas vraiment ce que c’était. C’était juste un principe permettant de faire de bons calculs.
Le déterminisme en physique, qu’il soit strict ou probabiliste, est dominé par des équations d’un certain type. Ce que démontrent les expériences sur les inégalités de Bell, c’est que, dans certains phénomènes quantiques, des équations sans fonctions probabilistes sont incompatibles avec les observations. C’est tout. Mais qui sait ? Peut-être que dans un siècle ou deux se développera une physique dans laquelle on pourra complètement se passer des équations actuelles, parce qu’on aura trouvé un meilleur outil mathématique. Et l’éternelle question du hasard sera posée en de tout autres termes. Il ne faut pas dire « un truc bizarre baptisé hasard opère dans la nature », mais il faut dire « un truc bizarre baptisé hasard est ce que la physique actuelle a trouvé de mieux pour décrire un vaste ensemble de phénomènes ».
Si on imagine l’électron comme un objet, on est obligé de se dire qu’il a un comportement capricieux. Mais si on imagine l’électron comme un « mot » qui désigne un ensemble de phénomènes, c’est plus facile d’accepter qu’il y a dans « l’ensemble baptisé électron » le phénomène corpusculaire quand un seul trou est ouvert, le phénomène ondulatoire quand deux trous sont ouverts, etc. Peut-être que la physique future proposera un nouveau découpage des phénomènes. Peut-être que des phénomènes aujourd’hui regroupés sous le label « électron » seront séparés pour être intégrés dans un autre système de catégories.
L’intuition des savants évolue. Des idées jugées contre-intuitives à une époque peuvent être bien acceptées à une époque ultérieure. Mais nous sommes condamnés au mystère dès que nous nous interrogeons sur les principes premiers qu’il nous faut poser pour développer une théorie. Chez Newton, la notion de force de gravitation est mystérieuse ; chez Einstein, la notion de courbure de l’espace-temps est mystérieuse ; chez Bohr, la notion de densité de probabilité est mystérieuse. En maths aussi, les axiomes qui permettent de jongler avec l’infini sont mystérieux. On reproche parfois aux religieux de se servir du mot « dieu » comme d’un mot magique pour expliquer le monde. Il y a aussi des mots magiques en physique, mais ils débouchent sur des théories qui permettent de faire de bien meilleures prédictions que la théologie… Ce qu’il y a d’intéressant chez les philosophes qui se penchent sur la science, c’est qu’ils peuvent avoir un regard qui bouscule des habitudes de pensée. Dans un contexte purement mathématique (le temps n’existe pas en mathématiques pures), je comprends très bien la probabilité finie comme le rapport entre deux cardinaux d’ensembles. Dans le contexte de la mécanique statistique, je comprends la probabilité comme un outil fondé sur la loi des grands nombres. Dans le contexte de la physique quantique, je comprends la probabilité comme un phénomène empirique dont la raison nous échappe. C’est l’expérience qui nous fait constater que, dans telle situation, des dieux microscopiques répondent « oui » ou « non » d’une manière « aléatoire et non déterministe ». C’est miraculeux, non ? Il faut écrire au pape pour qu’il reconnaisse les nombreux miracles qui ont lieu dans les ateliers des physiciens. Les miracles de la ville de Lourdes, c’est du pipi de chat en comparaison…
Pourquoi, depuis Sapiens, n’est-il apparu aucune nouvelle espèce d’hominidés ? Est-ce parce qu’il faut davantage de temps ? Est-ce parce qu’il n’y a pas eu suffisamment de grosses catastrophes ? Est-ce parce que le mode de vie de Sapiens empêche la survie ou la reproduction de « monstres » qui pourraient donner une nouvelle espèce ? Est-ce parce que Sapiens se trouve à une position très stable dans un ensemble de possibilités de génétiques ?
En physique, les théoriciens vont au-delà du mesurable chaque fois qu’ils ont une préférence entre plusieurs théories compatibles avec les mesures. Il y a quelque chose de kantien dans la physique. La mesure ne fait qu’effleurer la réalité, le reste doit être imaginé. On sait beaucoup plus de chose sur l’anatomie et la physiologie depuis qu’on peut effectuer des dissections. Or on n’a jamais disséqué un trou noir ni même un soleil… On imagine comment ça se passe à l’intérieur en fonctions de nos théories, mais les mesures se limitent à peu de chose : analyse de la lumière. Cette analyse est-elle bien suffisante ? Comment le savoir ?
La réalité, c’est, dans ce rêve collectif que nous appelons la science, la part qui résiste à notre liberté supposée d’imaginer ce qu’il nous plaît quand il s’agit de décrire ce qu’il se passe.
En réponse à Einstein, Stephen Hawking a déclaré : « Non seulement Dieu joue aux dés, mais il les jette parfois là où on ne peut les voir. »
Einstein aurait pu rétorquer : « Mais Dieu sait-il à l’avance le résultat des dés qu’il lance ? »
Autrement dit : si l’homme ne peut pas prévoir le résultat de certaines expériences quantiques, peut-il néanmoins faire l’hypothèse d’un principe transcendant, lequel gouvernerait le monde selon une fatalité stricte, mais qui se traduirait pour nous, dans certaines situations, par des phénomènes aléatoires ?
Le but d’un observatoire est d’observer l’esprit humain. Ce sont des idées complètement dingues, comme la courbure de l’espace-temps ou la transpiration d’un trou noir, qu’on regarde à travers des instruments.
« Scientiste » est un mot qui est devenu péjoratif, qui est souvent employé pour désigner des esprits qui seraient excessivement fermés à toute spéculation non scientifique. Pourtant, si on définit le scientisme comme l’idée que la science, malgré toutes ses imperfections, malgré toutes les questions qu’elle laisse sans réponse, malgré (ou grâce à) le caractère provisoire des modèles, est la plus intelligente voie qu’emprunte l’esprit pour essayer de connaître le monde, alors le scientisme cesse d’être une maladie honteuse. Être amoureux de la science n’est pas une tare et n’empêche pas d’être aussi amoureux des autres domaines de la culture. J’ai l’impression que, depuis plusieurs décennies, c’est l’anti-scientiste qui a défini le scientiste, si bien que plus personne n’ose se dire scientiste.
Supposons que, pour une raison inconnue, toutes les galaxies de l’univers, exceptée la nôtre, aient été transformées en trous noirs aujourd’hui. Quand pourrons-nous le savoir ? A priori, je dirais que le premier indice surviendrait dans 2.5 millions d’années quand nous ne verrions plus Andromède, la galaxie la plus proche de nous. Mais il est peu probable que cette seule constatation suffirait à nous donner à penser que toutes les galaxies sauf une auraient été transformées en trous noirs. Il faudrait au moins pouvoir observer la chose sur un nombre important de galaxies, et de préférence qui ne soient pas toutes nos voisines. Bref, il faudrait des milliards d’années pour que nous soyons de plus en plus convaincus qu’il s’est passé aujourd’hui un phénomène vraiment extraordinaire… Or l’univers est peut-être encore plus dingue que nous l’imaginons…
Que peuvent dire les physiciens d’un hypothétique univers où n’existerait qu’une seule particule : un photon ? Quelle serait l’évolution de cet univers ? Quelle serait sa géométrie ?
Sans trop réfléchir, je dirais qu’en physique comme en axiomatique mathématique, nous formons des nuages de notions interdépendantes. La cohérence est présente, par construction. La validité, c’est une autre affaire… un sentiment d’harmonie provisoire plus ou moins satisfaisante entre nos outils de pensée et nos expériences.
Sciences molles
Dans un article de 2010, Cyrulnik affirme qu’après 3 semaines de privation de parole (il précise bien qu’il s’agit d’une privation de l’acte de parole, et non d’une privation du discours intérieur ou de l’écriture), on peut constater au scanner une atrophie temporo-limbique droite du cerveau. J’ai du mal à croire que cela puisse être vrai pour tout le monde. Si c’était le cas, cela impliquerait que les écrivains qui s’isolent pour écrire, les mathématiciens qui s’isolent pour essayer de démontrer un théorème, les artistes qui s’isolent pour peindre ou composer, les philosophes qui s’isolent pour réfléchir, etc. provoquent l’atrophie d’une partie de leur cerveau. Ou alors Cyrulnik a raison, et nous avons enfin l’explication du pourquoi les intellectuels disent tellement de conneries… Plus sérieusement, j’ai de plus en plus l’impression que la validité de bon nombre d’expériences en psychologie et en neurosciences se limite à un intervalle assez serré autour de la moyenne, mais que les résultats de toutes ces études qui sont abondamment citées dans les revues et les livres de sciences humaines et de philosophie ne sont guère valables pour les individus qui sortent un peu du lot.
L’estime de soi, malgré les critiques pertinentes d’Albert Ellis, est une théorie à la mode, au point que l’OMS affirme l’importance de fortifier l’estime de soi des étudiants pour prévenir le suicide. Pourtant, combien d’écrivains et d’artistes ont nourri leur œuvre avec le pessimisme, la culpabilité, les ruminations, l’envie, l’hypersensibilité, le doute, le perfectionnisme, l’autocritique : autant de caractéristiques d’une faible estime de soi, d’après Wikipédia ? La solitude, le manque de reconnaissance de la part d’autrui, de mauvaises relations avec les parents ruineraient l’estime de soi. Probable, mais ces conditions ne favorisent-elles pas quelquefois les forces créatrices ?
Est-ce mon devoir d’enseignant de mettre en place une pédagogie améliorant l’auto-estime de chaque élève et d’œuvrer ainsi pour le bonheur hygiénique du plus grand nombre ? Ma réponse est : non !
D’après le test de Rosenberg, mon estime de moi serait moyenne. Mais les questions de ce test me paraissent ridicules, tant elles sont générales et biaisées par des filtres conformistes. Ce questionnaire et la grandeur qu’il est censé mesurer me semblent révélateurs d’une pauvreté, d’une grossièreté qui caractérisent souvent la psychologie américaine.
Lutter contre les stéréotypes ? Pourquoi ? Pour les remplacer par d’autres qui soient politiquement corrects ? La phrase « C’est un stéréotype ! » est employée parfois en guise d’argument contre une affirmation. Pourtant, un stéréotype n’est pas nécessairement faux. Si l’on en juge d’après certaines études, il semblerait même que beaucoup de stéréotypes portant sur les genres, les ethnies, les professions soient plutôt vrais statistiquement. La tendance à généraliser n’est pas seulement une source d’erreurs, c’est aussi un germe du savoir.
Ce qui me déplaît foncièrement dans la psychanalyse, c’est son manque de modestie et sa réticence à se prêter à la méthode expérimentale. Freud, en essayant de tout expliquer à partir de sa théorie, n’aurait-il pas cédé au sentiment infantile de toute-puissance ? La psychanalyse est assurément une construction intellectuelle séduisante. Mais la beauté d’une construction ne suffit pas à la rendre valide. Freud était un génie de l’introspection, comme Montaigne, comme Paul Valéry, etc. Or l’introspection, biaisée par les filtres personnels, produit un mélange de vérités et d’erreurs, ne se laisse pas toujours transposer à l’ensemble des hommes (on a souvent dit que la psychanalyse s’adressait aux bourgeoises de la société viennoise d’avant-guerre, et non pas, par exemple, aux Japonais ou aux Rwandais). D’où la nécessité de soumettre chaque théorie aux outils nouveaux de la science. Freud d’ailleurs, contrairement à beaucoup de ses successeurs, disait qu’il souhaitait que la psychanalyse évolue en fonction des découvertes sur le cerveau. Il était plus ouvert à une remise en question des dogmes de la psychanalyse que beaucoup de psychanalystes actuels qui se réfugient dans le confort intellectuel d’une orthodoxie éloignée de l’esprit scientifique. La psychanalyse freudienne, qui considère toutes les religions comme des illusions, ressemble paradoxalement à une religion, dans la mesure où elle relève davantage d’un acte de foi que d’une patiente et humble recherche sur la nature de l’esprit. Quand Michel Onfray a publié son livre sur Freud, la société de psychanalyse française a eu des réactions hystériques, traitant l’auteur de facho, jetant sur lui le soupçon d’antisémitisme. Ce genre de réactions s’apparente plus à celles de fanatiques attaqués dans leur religion qu’à celles de savants bousculés dans leurs théories.
Il est possible que tous les symptômes de psychopathologies aient leur origine dans nos six premières années. Mais cela me paraît peu probable, car les structures cognitives sont loin d’être achevées à l’âge de six ans, comme l’a montré Piaget. Or il me semble que les structures affectives et cognitives sont liées. En tout cas, il y a place pour un doute raisonnable. Même en partant du postulat que le moi se structure à six ans, cela rend la cure psychanalytique vaine dans la mesure où la plupart des gens n’ont que très peu de souvenirs fiables de cette période de leur enfance… Tout au plus la cure peut-elle amener le patient à se convaincre lui-même, à partir de souvenirs postérieurs, qu’il a mal traversé la phase œdipienne. Admettons que le patient soit convaincu. Que peut-il alors faire à l’âge de 60 ans pour remédier à ce mauvais passage survenu à l’âge de 6 ans ? Est-il raisonnable de penser qu’un homme ou une femme ayant vécu 54 années avec un moi « défaillant » va pouvoir y remédier avant de basculer dans la sénilité ? Il n’est pas exagérément pessimiste d’en douter. Mais si on abandonne le postulat que « tout se joue avant 6 ans », il est permis d’envisager l’idée que la plasticité cérébrale pourrait faire en sorte que le moi se construise pendant toute la vie et que la phase œdipienne, à supposer qu’elle soit réelle, ne soit qu’une péripétie non déterminante. Cette vision a le mérite de refuser la fatalité du passé. Mais il est probable qu’elle soit fausse, elle aussi… De nombreuses autres théories sont envisageables, par exemple celle d’un moi qui se figerait vers l’âge de 25 ans, et deviendrait peu malléable par la suite. Ou celle d’un moi qui serait davantage construit par l’hérédité que par la phase œdipienne. Ou celle, chère aux bouddhistes, d’un moi qui ne serait qu’une illusion dont la méditation peut nous débarrasser. Etc. La psychologie n’en est qu’au stade des balbutiements. Toute affirmation générale sur les hommes devrait faire l’objet d’une enquête très poussée pour voir si elle résiste à l’épreuve des faits.
Soient deux études empiriques A et B, portant sur des thèmes différents, mais basées sur les mêmes protocoles et les mêmes méthodes statistiques. Les conclusions de l’étude A ne choquent personne. Les conclusions de l’étude B choquent beaucoup de monde, parce qu’elles contredisent une vision religieuse ou morale (par exemple en soulignant des différences entre les noirs et les blancs, ou entre les hommes et les femmes). Que va-t-il se passer ? Beaucoup de savants vont tenter de réfuter l’étude B et vont probablement y parvenir (on arrive toujours à trouver des points faibles à une étude). Mais l’étude A, qui ne déclenche pas les passions, va beaucoup moins être la cible de tentatives de réfutations. Les conclusions de l’étude A vont plus facilement passer pour des vérités scientifiques, alors qu’elles sont peut-être tout aussi douteuses que celles de B. Moralité : dans le domaine des sciences humaines, il faut particulièrement se méfier des études dont les conclusions ne dérangent personne.
Jean-Didier Vincent raconte qu’un couple a tenté l’expérience d’élever ensemble un bébé humain et un bébé singe. Ces parents espéraient que le bébé chimpanzé tendrait vers un comportement plus humain en imitant le bébé humain. C’est l’inverse qui se produisit : le bébé humain développa un comportement simiesque. Il semblerait que la tendance à l’imitation soit chez l’humain plus puissante que chez le singe. On le voit dans les classes : quand un élève sérieux est assis à côté d’un élève au cerveau de ouistiti, c’est l’élève sérieux qui se transforme en ouistiti. Ça me fait penser à un dialogue dans un épisode de Dr House. Le Dr House s’interroge sur un taux de saturation d’oxygène légèrement anormal chez une patiente. Le Dr Foreman déclare : « Bah, son taux ne diffère que de 1% du seuil de normalité, pas de quoi s’inquiéter ! » Et le Dr House réplique : « 1% de différence dans son ADN et cette fille est un dauphin ! »
D’après une théorie en vogue chez les paléoanthropologues de Duke, au jeu de la sélection naturelle, ce seraient les crétins grégaires qui l’emporteraient sur les individualistes intelligents. Cela expliquerait que Sapiens ait évincé Néandertal : ce dernier avait un cerveau plus gros, mais un sale caractère (Schopenhauer et moi sommes probablement des Néandertaliens). Et cette évolution continue… Durant les 30’000 dernières années, Sapiens a beaucoup augmenté sa sociabilité et perdu 15% de son volume cérébral. Nous finirons comme les insectes sociaux : très coopératifs, mais avec un cerveau minuscule.
La statistique envahit tout. Une équipe a étudié 2000 portraits, datés de 1505 à 2016, conservés à la National Portrait Gallery. À l’aide d’un algorithme d’analyse d’images, les savants parviennent à la conclusion qu’au fil du temps les expressions de confiance et de sympathie se font plus nombreuses sur les visages. Bref le côté « crétin grégaire » de l’homo sapiens poursuit son évolution…
Un professeur de Harvard, Michal Kosinski, a conçu une intelligence artificielle qui a analysé les visages de plus d’un million d’Américains, de Britanniques et de Canadiens à partir de photos. En isolant 2048 vecteurs faciaux, ce système peut déterminer avec un taux de réussite de 72% si la personne dont le visage a été analysé vote politiquement à gauche ou à droite. À titre de comparaison, le taux de réussite d’un être humain pour effectuer la même tâche est de 55%. Donc non seulement l’intelligence artificielle est plus efficace, mais – et c’est ça le plus étonnant – il y a un lien statistique entre le visage et la sensibilité politique. Peut-être que l’intelligence artificielle va pouvoir lire d’autres choses sur le visage, comme la propension au crime, l’orientation sexuelle, l’intelligence mathématique, le talent artistique, etc. Les cabinets de recrutement disposeront d’un outil supplémentaire pour sélectionner les candidats à un poste. Lors des procès, le procureur pourra s’appuyer sur l’intelligence artificielle pour dire que l’accusé a une tête de criminel. D’ailleurs, des études semblent montrer que le visage de l’accusé joue un rôle dans le verdict. Les accusés ayant un gros nez, des sourcils épais, une mâchoire large seraient plus facilement condamnés (peut-être parce que ces traits masculins sont sculptés par la testostérone, hormone de l’agressivité et de l’égoïsme). Bref, des expressions comme « une tête de voyou », « une face d’abruti », « une gueule de pédé » recevront la caution de la technologie… Merveilleux !
Vu hier à la TV une émission sur la science au service du sport. C’est affolant ! Maintenant, les capteurs, les statistiques et les algorithmes sont employés pour développer des stratégies plus efficaces en rugby, en football, en boxe, en saut, etc. La technologie envahit tout. Bientôt, même les amants porteront au lit tout un arsenal de capteurs et d’intelligence artificielle pour améliorer leurs performances sexuelles (et aussi pour vérifier qu’il y a bien consentement mutuel). Idem en musique, etc. Le jour où un robot obtiendra la médaille Fields, les Nobel de littérature et de médecine, l’Oscar de la meilleure musique de film, la grande croix de la légion d’honneur et la médaille du concours de soupe de Tolochenaz, les humains pourront se consacrer à la seule activité qui présentera encore de l’intérêt : s’entretuer.
L’économie est-elle une pseudo-science ? J’en ai parfois l’impression. Les économistes se contredisent trop les uns les autres pour qu’on puisse leur faire confiance. Les modèles mathématiques utilisés par les économistes ont-ils des fondements solides ? J’en doute. Il me semble que l’économie moderne est surtout devenue un art de jouer sur quelques degrés de liberté pour adoucir la chute vers une pauvreté générale…
En sciences sociales, les chercheurs, pour donner un caractère scientifique à leurs travaux, privilégient l’outil statistique. Mais cet outil biaise la démarche en l’orientant vers des buts comme :
– former des catégories validées par l’analyse factorielle ;
– forger des notions qui permettent d’avoir les notions de moyenne et de positions éloignées de la moyenne.
On en arrive ainsi à élaborer de multiples questionnaires qui vont permettre de coller de nombreuses étiquettes sur chaque personne. Et ces étiquettes ont beaucoup de succès dans les médias, car elles fournissent au citoyen lambda un moyen simple d’apprendre à se connaître (ou plutôt d’en avoir l’illusion). Plein de gens tombent dans le panneau, s’auto-testent, s’auto-diagnostiquent hypersensibles, hyperactifs, etc. Pourtant, un questionnaire comme celui d’Aron sur l’hypersensibilité devrait laisser perplexe… Par exemple, quand je lis : « Avez-vous une vie intérieure riche et complexe ? », je me pose deux questions :
1) qui va répondre « non » ?
2) parmi ceux qui répondent « oui », la raison de cette réponse ne varie-t-elle pas énormément d’une personne à l’autre ?
La psychologie américaine, avec son obsession des questionnaires et des statistiques, m’énerve. C’est par définition une psychologie de la médiocrité, de la standardisation, des cacatégories.
Il y a vraiment des sites internet qui prennent les gens pour des cons… Sur le site d’une TV canadienne, je lis que Thomas Jefferson avait un Q.I. de 153.8. Admirons la précision au dixième ! C’est d’autant plus remarquable que Jefferson est mort en 1826 et que le premier test de Q.I. apparaît au 20e siècle… J’imagine que cette valeur de 153.8 est obtenue en faisant la moyenne des évaluations fournies par des « experts » qui se sont penchés sur la biographie de Thomas Jefferson. C’est quand un même un procédé pour le moins hasardeux…
Une tarte à la crème de la psycho-sociologie naïve : le besoin de reconnaissance. Pour expliquer le mimétisme, la course à la renommée, le succès des réseaux sociaux, Monsieur Café, philosophe amateur, sort la notion de « besoin de reconnaissance » et cligne de l’œil. Il a l’impression que la messe est dite… Mais diable ! ce « besoin de reconnaissance », qui semble loin d’être dichotomique, savons-nous en évaluer la force moyenne et la variance dans des populations diverses ? Sans une modélisation mathématique, quelle valeur explicative pouvons-nous lui accorder dans l’analyse de phénomènes sociaux ? Ne sommes-nous pas en présence d’une explication illusoire, d’un artifice rhétorique ? Associer l’expression mal définie « besoin de reconnaissance » au phénomène « succès des réseaux sociaux », cela nous fait-il beaucoup avancer sur le chemin qui mène à la compréhension ? J’en doute, et mon scepticisme s’étend à la plupart des concepts de la psycho-sociologie naïve. Je ne dis pas que ces concepts n’ont aucun sens, je pense qu’ils correspondent à une réalité. Mais je crois que ces concepts restent trop flous pour juger éclairante la manière dont ils sont employés dans nombre de discours à visée explicative.
Soi
Anonyme (Temple d’Apollon) : Connais-toi toi-même !
Paul Claudel : Le vrai moyen de connaissance serait plutôt : Oublie-toi toi-même !
Alexandre Arnoux : Ô mon fils, connais-toi toi-même, mais pas trop.
Clément Rosset : La connaissance de soi est à la fois inutile et inappétissante. Qui souvent s’examine n’avance guère dans la connaissance de lui-même. Et moins on se connaît, mieux on se porte.
Pascal Kaeser : Chaque fois qu’un esprit s’interroge, examine sa conscience, explore son passé, tente de mieux se définir, il se caricature, trahi par ses outils : un jugement trompeur ; une mémoire sélective et déformante ; un langage imprécis et biaisé par l’attrait des clichés ; un savoir encombré d’idées fausses. C’est pourquoi le célèbre « Connais-toi toi-même ! » a quelque chose d’illusoire. Dans le meilleur des cas, il pourrait signifier : « Surtout, ne crois jamais bien te connaître ! »
Mémoire : heureusement que l’imagination lui vient en aide !
Voulons-nous ce que nous pensons vouloir ?
Le bouddhisme nous dit que l’ego, le moi sont des illusions ; que chacun est relié à tous les êtres, chacun n’est qu’une patte d’un myriapode (corps connexe de dimension n > 3). Le bouddhisme nous invite à ne former qu’un avec tout être, tout phénomène (Rilke reprend ce thème dans certains de ses écrits). Bon, c’est bien joli, mais aucun argument n’est fourni. Pour justifier ce point de vue, on nous dit qu’il faut méditer… Méditer, méditer pendant des années, et peut-être un jour atteindre « l’éveil ». Alors moi, je réponds : non ! Non, je n’ai pas envie de méditer. Jugez-moi endormi si cela vous chante, mais l’éveil, ce n’est pas pour moi ! Et si le moi n’est qu’une illusion, quelle importance cela pourrait-il avoir pour MOI de le savoir ou non ? Si VOUS le savez, c’est suffisant, puisque VOUS=MOI.
Qu’est-ce que l’inconscient ? Beaucoup de gens l’imaginent sur le modèle de la possession diabolique. L’inconscient serait un petit diable à l’intérieur de nous, un monstre pervers qui essaierait de nous manipuler. Moi, j’imagine plutôt l’inconscient comme un système de correction automatique des déséquilibres. De même qu’il y a une régulation du pouls, de la pression sanguine, de la température, etc., il y aurait une régulation des affects (et des liens affects-pensées, affects-physiologie). L’inconscient, de nature « bienveillante », serait au service de la santé… chez la plupart des gens.
Qu’est-ce qui décide en moi ? Des entités que nous appelons instincts, désirs, passions, raison, etc. Parfois, il me semble clair que c’est un désir qui décide ; parfois la décision me paraît résulter d’une lente réflexion. Nous laissons-nous abuser par les mots ? Et si « ce qui décide en moi » n’était qu’un mélange inextricable de toutes les entités psychiques que nous distinguons pour simplifier nos idées ? Est-il pertinent de considérer, comme l’ont fait beaucoup de philosophes, que la raison délibérative est davantage « moi » que, par exemple, les désirs qui m’animent ? Oui, dans la mesure où cette raison intègre les désirs dans une entité plus complexe, que nous pouvons nommer « conscience », « libre arbitre », « cour intérieure ». Non, si cette manière de définir « moi » naît d’un préjugé contre les désirs, d’une tendance à les placer en-dessous d’une raison froide. Mes instincts, mes émotions traduisent moins ma singularité que mes idées, parce qu’ils sont en nombre plus restreint et qu’ils fonctionnent à peu près de la même manière chez tout le monde. Il n’en reste pas moins qu’ils font partie de « moi » et qu’ils jouent un grand rôle.
Je ne comprends pas bien ce qu’entend Freud par pulsion et je me demande si cette notion est très pertinente. Il amalgame des états affectifs qui semblent relever de notre nature animale (faim, désir sexuel, auto conservation) avec d’autres qui ont une dimension plus culturelle (amour, attitude vis-à-vis de la mort). L’existence chez tous les êtres humains d’une pulsion de mort me paraît extrêmement douteuse. Toute la théorie du conflit entre les pulsions venant du ça et les règles dictées par le sur-moi me paraît simpliste. Je crois que beaucoup de gens sont plutôt conscients des guerres civiles qui se déroulent dans leur esprit, qu’ils voient bien quelles sont les forces qui s’affrontent. C’est davantage le poids de chaque force en nous que nous ne sommes guère en mesure d’évaluer, me semble-t-il.
Même en se limitant au schéma tripartite de l’âme : tête, cœur et ventre, qui peut prétendre avoir l’oreille suffisamment fine pour distinguer le rôle de chaque instrument dans le concert qui se joue en nous ?
Qu’est-ce qui, dans moi, me semble être le moins moi, et pourquoi ?
Beaucoup répondent : les passions.
En justice pénale, une passion peut être invoquée pour atténuer une sanction, comme si le passionné agissait sous le coup d’une force qui est jugée faire moins partie de lui que d’autres caractéristiques.
Cette réponse est loin de me satisfaire.
Qu’est-ce qui, dans moi, me semble être le plus moi, et pourquoi ?
Beaucoup répondent : les pensées.
Mais il y a tant de mes pensées qui sont probablement proches de tant de pensées de tant de gens. Il faudrait plutôt dire : certaines de mes pensées.
Et il y a un autre hic : le critère de la singularité est-il le plus propre à cerner le top du moi ?
Peut-être est-il plus sage de considérer que, dans moi, il n’y a pas d’instance qui serait le plus moi ou le moins moi, qu’il n’y a pas de hiérarchie…
Nous avons plusieurs arbitres. Heureusement, ils dorment souvent. Ils ne sont pas toujours d’accord entre eux. Il en est de plus sévères que d’autres. Ils ne regardent pas tous nos jeux et font parfois semblant de ne pas voir. Quant à savoir s’ils sont libres, qu’est-ce que ça signifie ? Ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent, ils doivent surveiller le respect de certaines règles. Le débat entre les multiples arbitres peut engendrer une impression d’indétermination et de complexité. Peut-être s’agit-il de cette impression que nous avons tendance à baptiser liberté…
À des degrés divers, tous les êtres humains pratiquent le dialogue intérieur. Ce dialogue sera probablement plus fréquent chez les personnes souvent seules et plus riche chez les personnes de haute culture. À quelles lois obéit ce dialogue intérieur, quels sont les facteurs qui l’influencent le plus, voilà des questions auxquelles il nous est difficile de répondre. Nous vivons ce dialogue intérieur sans bien connaître ses « mécanismes ». Quand nous avons l’impression qu’une décision résulte de ce dialogue intérieur, nous posons le terme de « libre arbitre » pour nommer ce processus. Ce terme me paraît abusif, car il s’applique à un processus en grande partie mystérieux ; or le terme « libre arbitre » laisse entendre qu’il y aurait derrière ce processus un homoncule (arbitre libre, despote éclairé) qui serait le dépositaire de notre « âme », de notre « moi véritable », de notre « part essentielle ». Bref le concept de libre arbitre me semble provenir de notre tendance à fabriquer des êtres (des dieux) pour « expliquer » des processus. Je dirais que les hommes ont un fort penchant pour l’animisme. Nous formons des essences à partir de tous les phénomènes, nous créons des dieux à tout bout de champ. Peut-être n’y a-t-il pas une grande différence entre ce concept de « libre arbitre » forgé pour personnifier notre dialogue intérieur et ces dieux du paganisme qui personnifient d’autres processus (l’amour, la guerre, etc.).
Statistiques
Lourdes, la ville des miracles, est-elle sexiste ? Les guérisons miraculeuses concernent des femmes à 82% et des hommes à 18%. Intéressant…
Un sondage SOFRES réalisé en 2010 sur un échantillon représentatif de 1000 Français (où chacun pouvait donner 5 réponses) portait sur les valeurs morales. La 1re question était : « Quelles sont les valeurs les plus importantes au quotidien ? » Réponses :
1. Politesse 62%
2. Sincérité 50%
3. Écoute 48%
4. Sens des responsabilités 44%
5. Gentillesse 41%
6. Humour 39%
7. Patience 32%
8. Sens de l’effort 28%
Etc.
La 2ème question était : « Quelles sont les valeurs qui manquent le plus au quotidien ? » Réponses :
1. Politesse 62%
2. Écoute 47%
3. Patience 42%
4. Sincérité 42%
5. Gentillesse 32%
6. Sens de l’effort 31%
7. Sens des responsabilité 29%
8. Humour 26%
Etc.
Ce qui est frappant, c’est que pour beaucoup de ces valeurs, le pourcentage est proche dans les deux listes. Cela donne à penser que, statistiquement, les valeurs considérées comme les plus importantes au quotidien sont aussi perçues comme celles qui manquent le plus.
Il me semble que c’est souvent au gré des circonstances et de ses états d’âme qu’une personne va se montrer polie ou non, sincère ou non, drôle ou non, patiente ou non, etc. Alors, que représentent ces valeurs morales ? S’agit-il simplement d’indicateurs statistiques des fantasmes actuels de société idéale ?
Si on compare ces valeurs françaises d’aujourd’hui avec celles du « Mos majorum » de la Rome antique, on est frappé par l’abîme qui les sépare. Fides, pietas, majestas, virtus, gravitas, constantia, frugalitas. Sans doute, ces valeurs n’étaient pas souvent respectées au quotidien (l’histoire romaine montre autant d’horreurs que l’histoire de n’importe quelle civilisation), mais au moins il s’en dégageait une certaine poésie. Ce qui manque le plus au discours moral de la France moderne, c’est précisément la dimension poétique. On est dans une morale de midinette qui lit « Psychologie magazine » et « Philosophie magazine »…
En 2010, un sondage SOFRES montrait que 46% des Français pensent que les caractères s’expliquent par les signes astrologiques et 58% des Français pensent que l’astrologie est une science. L’école échoue, dans une large mesure, à développer l’esprit critique. Cela me fait penser à un article de Mircea Eliade sur le siècle des lumières. En commentant des études publiées dans les années 20 et 30, il souligne que la superstition, la fraude et la mystification paraissent mieux définir le siècle des lumières que le rationalisme. Aussi bien l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert que la Cyclopaedia de Chambers ou que l’Universal Lexicon de Zedler sont bourrées de superstitions et de mystifications. Selon Eliade, le siècle de la lucidité et de l’esprit critique est le 17e, alors qu’il y a au 18e une volonté de mystère sectaire, ésotérique, occulte qui conduit tout droit au charlatanisme et à l’hystérie. Quant au Moyen Âge, il se caractérise par une riche fantaisie symbolique, un mystère plus profond qui réside dans l’existence même du monde et qui donna les romans de chevalerie, les légendes eschatologiques, les drames mystiques.
Un journal titre : « Un Suisse sur dix a bu davantage d’alcool pendant le confinement ». C’est le résultat d’un sondage. Quand on lit l’article, on s’aperçoit que le même sondage révèle qu’un Suisse sur quatre a diminué sa consommation d’alcool pendant le confinement. Pourquoi le journal décide-t-il par son titre de focaliser l’attention sur un effet plutôt que sur l’effet contraire ? Sachant que tous les journaux font plus ou moins pareil (en général de manière un peu moins évidente, mais nul n’échappe au biais de sélection) et que beaucoup de gens ne lisent que les titres, la presse n’est-elle pas en définitive responsable d’une vision très déformée du monde ? On parle beaucoup des fake news depuis quelques temps, mais la presse, même celle dite « sérieuse », est aussi polluée par d’autres pratiques douteuses, comme les enquêtes statistiques peu rigoureuses et les sélections tendancieuses.
De nombreuses études montrent que, dans beaucoup de domaines valorisés positivement, presque tout le monde se croit au-dessus de la moyenne. Or nous vivons dans une société démocratique où, contrairement à ce qu’affirmaient Baudelaire, Flaubert, Nietzsche, Berdaiev, Guenon et d’autres fortes têtes, l’avis de la majorité ne peut être que l’expression de la compétence. Donc il est urgent de modifier la définition de la moyenne, de telle manière que tout le monde soit effectivement au-dessus de la moyenne. Ce sera beaucoup plus facile d’enseigner les statistiques avec cette nouvelle moyenne. En plus, le taux de réussite aux examens sera de 100%, puisque tout le monde sera au-dessus de la moyenne. On n’en est pas loin. Il y a quelques années, Luc Ferry avait choqué les progressistes en disant une vérité, à savoir qu’aujourd’hui, pour ne pas avoir le bac, il fallait presque demander de ne pas l’obtenir.
Imaginons… Des savants se mettent d’accord pour résumer chaque homme grâce à un système de 20 variables aléatoires indépendantes, chacune distribuée selon une loi normale. Comment définir alors un homme moyen ? Quelqu’un propose la définition suivante : un homme moyen est un homme dont la distance à la moyenne ne dépasse pas un écart-type, pour au moins 15 des 20 variables aléatoires retenues. Très bien, mais la fréquence d’hommes moyens dans la population est alors d’environ 35%, donc les hommes moyens sont minoritaires…
L’approche sociologique conditionne à penser en termes de statistiques, à voir les phénomènes humains à travers le filtre de la quantité, à mesurer l’importance d’un phénomène par un pourcentage. À l’inverse, le dandysme d’un Baudelaire, l’individualisme d’un Montherlant consistent à cultiver la singularité, à ne vouloir ressembler à personne, à échapper aux catégories sociologiques.
Selon un sondage réalisé sur un très vaste échantillon, 99.999% des Helvètes déclarent que la plupart des sondages d’opinion leur semblent fiables. Le 0.001% restant est formé de gens qui exercent le métier de statisticien.
Voici une réflexion de matheux hyperchiant sur l’hypersensibilité. Si « chose » est une variable aléatoire gaussienne, il est habituel de définir un individu « surchosique » ou « hyperchosique », soit par une position au-delà de la moyenne + 2 fois l’écart-type, soit par une position au-delà de la moyenne + 3 fois l’écart-type. Dans le premier cas, la proportion d’individus hyperchosiques vaut 2.3 % ; dans le second, elle n’est que de 0.14 %. Selon Jung, la proportion d’individus hypersensibles est d’environ 25 %, et des psychologues actuels vont même jusqu’à porter le chiffre à 30 %. Alors, soit le terme d’hypersensibilité est mal choisi (il faudrait alors plutôt parler de sensibilité légèrement supérieure à la moyenne), soit certains psychologues n’envisagent pas la sensibilité comme une variable aléatoire gaussienne.
En étudiant de manière statistique le vocabulaire de millions de livres (en tous genres) et des articles du New-York Times, des sociologues ont trouvé que le vocabulaire de l’émotion et de l’intuition a reculé de 1850 à 1975, au profit de celui de la logique et de la raison ; mais la tendance s’est complètement inversée depuis.
Comme l’avait écrit Jean Romain à la fin du 20e siècle, nous sommes dans une période de « dérive émotionnelle ». Et ce phénomène, né dans les années « New Age », semble s’accentuer avec les réseaux sociaux.
Un des mots à la mode est « le ressenti ». Les jeunes évoquent leur « ressenti » pour dire qu’ils se sentent blessés par des propos d’enseignants. Les « discriminés » évoquent aussi leur « ressenti ». Et de récentes lois vont dans ce sens, puisque les lois contre le harcèlement disent que « le ressenti de la victime doit avoir la priorité sur les intentions du présumé coupable ».
Il me semble qu’il manque un élément important à cette étude. Il aurait fallu aussi se pencher sur l’évolution du vocabulaire de la morale et des jugements de valeur. J’ai l’impression, peut-être fausse, que l’usage de ce vocabulaire est en augmentation en France depuis une vingtaine d’années. Surtout quand il s’agit de « condamner ».
Peut-être que cette tendance s’inscrit dans une tendance plus large qui consiste à suivre la pente de la facilité. En effet, porter des jugements moraux, c’est facile, c’est au niveau de n’importe qui, ça ne demande ni savoir vaste, ni profond pouvoir d’analyse. Pour reprendre une formule désabusée de Céline (à propos de l’amour), on pourrait dire que le jugement moral, c’est l’infini à la portée du caniche…
Article paru dans « Le Courrier » (octobre 2022) : « 80% des élèves disent avoir été discriminé-es ». Probablement un effet du matraquage de certains mots et de certaines idées. Dans les années 60, quand des camarades de classe m’embêtaient, je ne rentrais pas à la maison en disant à mes parents : « On me discrimine ! ». Je disais simplement : « Jean-Louis m’a embêté ! » ou « Adriano m’a embêté ! ». Et c’est une bonne chose que des gamins livrent bataille, du moment que ça se passe « à la loyale », un contre un, de forces à peu près égales. Se bagarrer fait partie d’une bonne éducation.
Utilitarisme
Un des principes fondamentaux de l’utilitarisme est de maximiser le bien-être général.
Supposons que le bien-être général aie reçu définition précise, que la science puisse déterminer son maximum théorique dans tous les cas de figure et que la politique permette de l’atteindre.
Imaginons maintenant que l’humanité (laissons de côté les animaux, pour simplifier) soit divisée en deux peuples A et B, qu’une haine irrémédiable oppose.
Le peuple A représente un quart de l’humanité, le peuple B les trois quarts.
Le maximum théorique de bien-être général vaut :
10 pour cette humanité composée des deux peuples A et B ;
20 pour une humanité qui ne serait formée que du peuple B ;
100 pour une humanité qui ne serait formée que du peuple A.
Que choisirait un utilitariste parmi les trois possibilités suivantes ?
1. Laisser coexister les peuples A et B.
2. Exterminer (de manière indolore) le peuple A pour réduire l’humanité au peuple B.
3. Exterminer (de manière indolore) le peuple B pour réduire l’humanité au peuple A.
Supposons que soit conçu un excellent système d’aide à la décision, adapté à toutes les circonstances de la vie quotidienne. Ce système (qui pourrait faire appel aux prodiges de la technologie) permettrait à chacun, en fonction de ses goûts, de ses intérêts, de ses valeurs, de son environnement, etc., d’augmenter ses chances d’avoir une vie belle, intéressante, créative. Souhaiteriez-vous qu’on fasse beaucoup de publicité pour ce système, qu’on l’enseigne au plus grand nombre ? Ou jugez-vous préférable de ne pas trop injecter d’efficacité dans l’existence et donc de laisser chaque individu se débrouiller avec les clefs que lui fournissent les aléas de sa vie ?
Mao a écrit : « le marxisme n’est ni magique ni beau ; il est utile. » Voilà pour moi une bonne raison de ne pas être marxiste. Je préfère le magique et le beau à l’utile. D’ailleurs, on ne devrait jamais employer le mot « utile » au sens absolu. Utile à quoi ? Utile à qui ? Le bien-être d’un sous-ensemble du monde vivant ? C’est un critère qui peut séduire les théoriciens de la politique. Mais si mon plaisir est de célébrer la beauté, un crayon m’est plus utile que n’importe quelle doctrine.
Parmi les lieux communs commentés par Jacques Ellul, il y a celui-ci : l’intérêt général doit l’emporter sur les intérêts particuliers. Il fait remarquer que, sauf dans certains cas simples, il est difficile de définir un intérêt général ou un intérêt commun. De plus, l’intérêt général est une notion qui privilégie une optique utilitariste. Dans la pratique, on peut éventuellement considérer qu’il est possible de dégager un intérêt général (la majorité) pour un choix binaire. Mais quand les choix possibles sont très nombreux, comment faire ? Et surtout, l’intérêt commun est mis à toutes les sauces par les politiques. C’était au nom de l’intérêt général du peuple allemand que le noble Adolphe voulait se débarrasser des Juifs. C’était au nom de l’intérêt général de l’URSS que le sage Joseph emprisonnait les poètes. C’était aussi au nom de l’intérêt général qu’on abattait des élevages entiers de poulets dès qu’il y avait suspicion d’un cas de grippe aviaire. On pourrait invoquer l’intérêt général pour faire de même avec les humains. Au fond, tous ces grands principes de liberté, d’égalité, d’intérêt général, etc. sont bêtes à en pleurer. On n’a pas besoin d’invoquer ces mots creux pour défendre une personne X contre une personne ou un groupe qui veut lui faire du mal.
Un problème pour les utilitaristes. Quelle objection pouvez-vous faire aux philosophes pessimistes qui pensent que la mort est préférable à la vie, et donc que maximiser le bonheur du plus grand nombre consiste à tuer tout le monde ?
Un autre problème pour les utilitaristes. Le patient zéro a 100 personnes qui l’aiment ; chacun des patients 1 à 5 n’a que deux personnes qui l’aiment. La mort du patient zéro fera souffrir 100 personnes ; la mort des patients 1 à 5 fera souffrir en tout 10 personnes. Vous n’avez que deux possibilités : soit vous sauvez le patient zéro, soit vous sauvez les patients 1 à 5. Que décidez-vous ?
Dès qu’on veut prendre de nombreux critères, l’utilitarisme devient mathématiquement problématique. Comment choisir le « meilleur » vecteur dans un espace à n dimensions ? Celui de plus grande norme ? C’est une possibilité, mais elle n’est pas plus « naturelle » qu’une autre.
Quelques dilemmes moraux :
1. Vous vous trouvez dans une situation où vous avez le choix exclusif entre sauver de la mort un être humain ou sauver de la mort 20 chevaux. Que faites-vous ?
2. Même question, mais vous savez maintenant que l’être humain dont il est question est une personne horrible qui a torturé par plaisir de nombreux enfants.
3. Même question, mais vous savez maintenant que cet être humain qui a torturé de nombreux enfants est aussi un génie scientifique qui pourrait trouver un remède efficace contre le cancer.
Varia
Remplacer le mot « homme » par le mot « singe » permet de dégonfler bon nombre d’affirmations morales, philosophiques ou religieuses.
Quand le spécialiste est en désaccord avec lui-même, il est probable qu’il n’ait pas complètement tort.
L’ennui, c’est que les grands médias donnent surtout la parole à des spécialistes très en accord avec eux-mêmes…
Sur l’immigration, ma position est la suivante : de même qu’un taux faible de mutation chromosomique favorise l’évolution du vivant et qu’un taux élevé l’empêche, un taux faible de migrants enrichit une culture juste ce qu’il faut pour la faire évoluer, tandis qu’un taux élevé risque d’anéantir une culture.
Je me demande qui est à l’origine (à la fin du Moyen Âge) du choix d’un animal assez laid et souvent jugé malpropre, impur – le cochon – pour symboliser la lubricité. Le cochon fortifie l’image d’une sexualité « sale », comme le voulaient les chrétiens et, avant eux, certains auteurs juifs ou grecs. Il serait intéressant d’examiner dans chaque culture traditionnelle quel animal est le plus souvent associé à la luxure. En Occident, il me semble que le chien, le taureau, le coq, le cerf, le bouc, etc. rivalisent parfois avec le cochon. Une civilisation qui aurait jeté son dévolu sur l’écureuil, par exemple, serait vraisemblablement porteuse d’une vision joyeuse et raffinée de la sexualité. Imaginez un peu, si, au lieu de dire un livre cochon, un tableau cochon, on disait un livre écureuil, un tableau écureuil, cela changerait profondément notre regard…
L’art est la science intuitive de l’étonnement. La science est l’art de chercher à remplacer l’étonnement par un artifice qu’on nomme explication. Facile, simpliste, mais il y a un peu de ça.
La nature équilibre les tendances. L’altruisme fait autant partie de notre cerveau que la volonté de puissance. L’état de nature n’a rien à voir avec le postulat de Hobbes. Aucune espèce animale n’est perpétuellement en bagarre ou en rut. Les êtres humains sont naturellement modérés (à quelques exceptions près). La morale est une couche intermédiaire (exécrable quand elle tend à culpabiliser) entre l’équilibre social naturel (insuffisant quand les sociétés se complexifient) et l’équilibre social imposé par des lois (variables, mais avec un fond commun qui correspond aux universaux de la nature humaine). Éduquer la liberté, c’est parvenir à la générosité sans avoir besoin de passer par la morale, c’est acquérir une légèreté bienveillante qui ne prête pas l’oreille aux lourdeurs culpabilisantes.
Les jours de promenade, j’aime le moment qui précède le sommeil. Mon esprit compose alors des images à partir de ce que j’ai vu. Il s’agit bien de composition, car ces images ne sont pas fidèles à la réalité, elles ne font que lui ressembler en combinant des éléments de manière vraisemblable. Ces images peuvent me donner l’impression d’un très grand réalisme, d’une haute définition. Mais c’est une sorte d’illusion. Chaque image du film qui se déroule dans ma tête est fugace, fantomatique. Je ne parviens pas à arrêter ma caméra mentale pour explorer une image en détail. Si j’essaie de zoomer sur une pierre, tout va se brouiller ou c’est une autre pierre qui va se présenter. Hier soir, j’ai eu de la chance. Mon esprit a inventé de très belles pierres qui n’existent pas, mais qui avaient l’air tellement réelles, mon esprit à recréé une Allondon et ses rives, d’une manière artistique. Ce phénomène est banal, mais il continue à m’émerveiller, à m’intriguer.
Ce n’est pas grave d’être un vieux con. La vieillesse donne à la connerie une patine de sagesse. Ce n’est pas grave d’être un jeune con. La jeunesse a besoin de tout expérimenter, y compris la connerie. Les cons les plus insupportables sont les cons mûrs à point, les cons de trente ou quarante berges, passés maîtres dans l’art de répéter les idées à la mode, ces idées qu’ils prennent trop au sérieux.
Vrai
Il me semble qu’il y a au moins trois catégories de Vrai. La vérité d’un fait : par exemple, Agatha est née en Roumanie. La vérité conventionnelle : par exemple, en français, le verbe s’accorde avec le sujet. La vérité logique conditionnelle : par exemple, l’énoncé X est vrai sous les hypothèses ou axiomes A, B, C, etc.
Vérités historiques, vérités scientifiques… ? Elles sont multiples dans les deux catégories.
Vérités historiques :
1. Avec témoignages écrits et traces matérielles.
2. Avec témoignages écrits, mais sans traces matérielles.
3. Avec des traces matérielles, mais sans témoignages écrits.
Vérités scientifiques :
1. Existence d’une chose (par exemple particule, élément chimique, anticorps)
2. Existence de caractéristiques d’une chose
3. Appartenance à un ensemble selon une classification
4. Efficacité d’un modèle prédictif
5. Vérités provisoires d’une « Grande » théorie
6. Vérités conditionnelles (dans un système axiomatique)
Pourquoi beaucoup de philosophes, de penseurs religieux et de gens en général emploient le mot « vérités » pour désigner en fait des « convictions », des « croyances », des « principes », des « valeurs », des « hypothèses », des « affirmations floues » ? Pourquoi ne pas limiter le mot « vérités » à des faits (par exemple : il y a une bouteille de champagne dans mon frigo) ou à des énoncés mathématiques (par exemple : si j’accepte les axiomes de Zermelo-Frankel et les règles usuelles de la logique, alors il y a une infinité de nombres premiers) ou à des énoncés conventionnels (par exemple : j’appelle « homme » tout bipède sans plumes) ou à certains énoncés scientifiques (par exemple : il est extrêmement probable que les choses observées dans les instruments de Mayor soient bien des exoplanètes et non pas des images fantômes créées par un démon farceur) ? Ce serait tellement plus simple de réserver le mot « vérités » à des énoncés vrais (ou hautement probables). Et quant à tout le reste, tout ce fatras que les esprits confus rangent sous l’étiquette de « vérités », le vocabulaire est suffisamment riche pour employer d’autres mots.
La formule américaine employée dans les tribunaux : « Jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité » est très ambitieuse… surtout le « toute la vérité »… Comment un témoin pourrait-il être sûr d’avoir dit toutes les vérités pertinentes au jugement d’un cas ? Sa mémoire sélectionne et déforme, son esprit fait ensuite de même en fonction de ce qu’il croit pertinent de dire. La manière dont il s’exprime biaise la réception des faits relatés. « Toute la vérité » : illusion de prétoire.
Un sujet du bac philo de cette année : « La science satisfait-elle notre besoin de vérité ? » Une première réponse (qui me vaudrait la note de 2/20) :
« Aux gens qui prennent le temps d’acquérir du savoir dans tous les domaines, il est probable que la science apporte des satisfactions : les rapprocher de certaines vérités, les nourrir de théories qui imprègnent leur esprit d’intelligence et de beauté, leur permettre de se sentir plus intimes avec un monde fascinant. Pour ce qui est des autres, c’est-à-dire l’immense majorité, la question ne mérite guère d’être examinée, puisqu’ils n’ont qu’une connaissance très superficielle de la science. »
Une seconde réponse (qui me vaudrait la note de 3/20, ou un peu plus si le correcteur est islamo-gauchiste) :
« Ce n’est pas la science qui satisfait notre besoin de vérité, mais le Coran. »
Une troisième réponse (qui me laisse espérer une note de 4/20) :
« La question est insensée, puisque la vérité n’est pas un besoin. L’esprit se contente très bien de foutaises. »
Une quatrième réponse (avec laquelle je vise la note de 5/20) :
« Mais que voulez-vous que je vous dise ? Je ne sais pas vraiment ce qu’est la « science » ; ni ce qu’il faut entendre par « satisfaction » ; je ne comprends pas quel énigmatique personnage se trouve derrière le possessif singulier « notre » ; je me sens incapable de distinguer suffisamment un « besoin » d’une aspiration vague ; et la vérité me trouble quand elle sort toute nue d’un puits d’ignorance. »
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