a a a

© 2021-2024 Kurt Fidlers

Souvenirs d'un moment de l'enfance alors que défilent les hauts lieux de l'architecture Suisse de la Riviera.
Reprendre la lecture

L’histoire n’a qu’une fonction connexe.

Elle n’est rien sans les personnes qui l’ont façonnée.

Au fil des quais, de mes extrémités percluses de douleurs m’empêchant de tenir un fixpencil, et de mes articulations grinçantes, je me souviens des hommes et des femmes qui m’ont été chers.

Nous sommes en 1995.

Et alors que mes pas hésitants me conduisent plus loin que le point de fuite du bâtiment administratif de Nestlé, réalisé par Jean Tschumi en 1960, mes souvenirs remontent à cet été 1924. J’avais alors douze ans.

Je me souviens de mon père. Emilio.

 

Immigré italien, il s’était installé à Vevey en 1899 avec sa famille alors qu’il n’avait que neuf ans.

A quatorze ans, il quitta l’école et se mit à travailler sur les chantiers. On disait de lui que c’était un sacré bosseur, du moins, on ne tarissait pas d’éloges sur son travail.

Durant quatre ans, il écuma les chantiers de la région et, après avoir amassé son petit pécule, il se prit un local artisanal et créa une société de construction.

Une année plus tard, il épousa ma mère, une Maillard du canton de Fribourg.

Ils s’installèrent dans une petite maison qu’il avait fait bâtir dans le quartier populaire de l’Athénée. Là, se disputaient des constructions plus massives, agglomérées à l’Ouest de la Veveyse, le cours d’eau qui descendait depuis Châtel-St-Denis et se jetait dans le lac. L’endroit était encore préservé de l’urbanisation qui se développait dans le Sud-Est de la ville.

La maison était simple. Sa seule prétention relevait de sa fonctionnalité. Sur trois niveaux, réalisée en dalles à hourdis et façades en briques crépies, elle n’avait pas l’ambition des villas luxueuses des coteaux de Corseaux qui offraient un panorama sur le lac Léman.

En 1912, je vis le jour. Je fus leur seul enfant au désespoir de mon père qui rêvait d’une grande fratrie.

Le temps passa et grâce à son talent, il constitua une petite équipe d’ouvriers et étendit son activité entre Lausanne et Villeneuve, villes qui voyaient se développer leur urbanisation, comme si le tournant du siècle avait ce pouvoir de tout chambouler.

L’entreprise, devenue florissante, acquit une bonne notoriété sur toute la Riviera vaudoise. Mais malgré cela, mon père conserva la maison dans le quartier de l’Athénée.

Il était ce genre d’homme. Concentré sur sa tâche. Il ne voulait pas donner aux autres l’impression qu’il ne lui était plus nécessaire d’écumer les chantiers et d’étaler sa réussite. En vérité, il aimait ça : bâtir. De ses mains.

Et c’est peut-être cela qu’il me transmit. Cette volonté intarissable de ne pas baisser les bras et de s’avouer vaincu. C’était un battant. Et je l’admirais pour ça malgré ses défauts.

Avant l’incident de l’été 1924, je lisais beaucoup, épluchant les ouvrages littéraires contemporains et classiques. Je me destinais à prendre des chemins académiques sous le regard chargé de fierté de ma mère, à l’inverse de mon père qui lui, voyait cela d’un mauvais œil.

Avec son vécu d’ouvrier, il lui était difficile d’admettre l’intérêt de son fils. Cela le dépassait. Cloisonné dans les schémas de son éducation, il n’arrivait pas à se défaire de cette situation qui le désarçonnait. Et plutôt que de la comprendre et de l’accepter, il s’enfermait dans un mutisme pesant. Il ruminait, ravalant sa colère.

A son insu, et en parallèle de mes lectures, je me mis à dessiner des croquis.

Pris d’affection pour les peintres de la Renaissance et de l’impressionnisme, je ne comptais plus les dessins, les aquarelles, que j’avais réalisé sous l’œil admiratif de ma mère qui taisait mon talent face à son mari obtus.

Ce qui furent d’abord des portraits, se transformèrent ensuite en croquis plus schématiques. J’imaginais des cités nimbées de silhouettes évanescentes, noyées dans les décors comme dans les tableaux des grands maîtres.

Puis, de l’art figuratif, je passais naturellement au dessin technique. Ma fascination s’orienta vers les grandes cités de l’Antiquité dont je tentais de reproduire les Sept Merveilles. Grâce à cette technique, mon trait s’affina, et se raffermit au fil du temps.

En guise de documentation, je me rendais régulièrement à la bibliothèque municipale pour y consulter des ouvrages traitant d’architecture antique et des lithographies des siècles passés.

Je tombais sur un bibliothécaire qui remplaçait Madame Boulard, la vieille acariâtre qui n’avait que le mot « Chhhhht » à la bouche. Celui-ci était élancé, avait l’allure d’un dandy avec son nœud papillon, sa fine moustache, et ses cheveux impeccablement peignés en arrière.

Il fronça les sourcils lorsque je lui tendis des livres sur l’architecture antique.

— Dans quel but louez-vous ces ouvrages, jeune homme ?

Je balbutiais des mots inintelligibles.

Il opina sans sourire et me demanda sur le ton de la confidence :

— N’as-tu jamais rêvé de lignes sobres ? D’un dessin original, où toute la perspective se rejoint en un point distinct ? Cette ligne de fuite qui, dans un rêve, peut prendre des allures de perspective accélérée comme savait si bien les réaliser William Hogarth ?

— Je… je ne comprends pas, furent les seuls mots qui sortirent de ma bouche.

— Voici quelque chose de plus contemporain qui vous ouvrir à d’autres perspectives
jeune homme, me dit-il en me tendant deux ouvrages.

Les couvertures annonçaient : Staatliches Bauhaus im Weimar 1919-1923 et Città Nuova.

Résigné de n’avoir pu louer les ouvrages que je voulais, j’allais prendre place à l’écart sous un éclairage blafard. Et subitement, alors que j’ouvrais le livre sur le Bauhaus, tout devint clair. Mais ce n’est que lorsque je découvris le travail du jeune architecte futuriste Antonio Sant’Elia, que tout s’illumina autour de moi.

Ce jour-là, je feuilletais avec une passion grandissant l’ouvrage intitulé Città Nuova qui allait devenir l’inspiration de ma future vocation.

C’était comme si je m’éveillais d’un rêve et qu’une image éblouissante s’imposait à moi : celle d’espaces ouverts, où les façades se reflétaient dans des plans d’eau, où la course du soleil acheminait la lumière et inondait l’intérieur d’une surface de vie.

 

Cette période fut très anxiogène pour moi mais aussi libératrice pour celui que je deviendrais. J’avais découvert ma passion, celle qui m’animerait toute ma vie.

Et aujourd’hui, tandis que les quais me conduisent jusqu’à cet endroit qui, un jour, a vu ma vie basculer tout autant d’un point de vue professionnel qu’émotionnel, je me dis que je n’aurais pas souhaité que cela se déroule autrement. Peut-être devais-je passer par ce stade-là pour enfin découvrir qui je voulais réellement devenir.

L’incident était survenu un après-midi d’été, durant les grandes vacances. Alors que je découvrais une part de moi-même, celui-ci allait tout changer pour moi.

 

— Qu’est-ce que c’est ? demandais-je.

— Ben, une maison de troglodyte, répondit Nico en ricanant.

Gustave leva les yeux au ciel pour souligner l’intervention idiote de Nicolas.

Sa grimace provoqua l’hilarité.

— Une quoi ? pouffa Denis.

— Ça m’a plutôt l’air d’une maison de pêcheur, avança Gustave encore hilare.

Assis sur le flanc d’un verger, notre vue s’étendait sur le Léman. Au-delà du lac se dressaient les cimes crénelées des Dents-du-Midi et du Grammont qui se fondaient en direction de l’Ouest, des alpes françaises, légèrement noyées sous un voile de brume.

On m’avait expliqué que c’était l’évaporation du lac qui causait cet effet « opaque ».

L’été 1924 était pourtant chaud et sec.

Nous étions quatre amis, assis à l’ombre d’un cèdre, et regardions le chantier sur les berges du lac où s’affairaient des ouvriers.

Nico expliqua que le terme troglodyte nous venait du grec ancien qui signifiait « caverne » et « pénétrer dans ». En résumé, un troglodyte était un habitant des cavernes.

— Arrête de nous charrier, Nico. A force de te bourrer la caboche avec toute cette science, tu vas finir vieux et célibataire comme ce bon professeur Labuelle, ricana Denis.

Je ne relevais pas la remarque, car je n’étais pas moins curieux que mon ami Nicolas.

Celui-ci, de sa tête blonde ébouriffée, adressa un sourire carnassier à Denis. Mais il ne démentit pas ce que nous savions tous : il remplacerait Monsieur Labuelle dans les classes du primaire lorsque celui-ci serait devenu trop vieux pour enseigner.

Soudain, nous entendîmes depuis le chantier un éclat de voix, puis un autre. Nos têtes se tournèrent dans cette direction.

— Et si on allait voir de plus près ce qui s’y passe les gars, proposa Gustave le plus petit et aussi le plus intrépide d’entre nous.

Sans attendre d’éventuelles récriminations de Denis, nous nous élançâmes dans l’herbe haute. Il était sur nos talons et nous criait de l’attendre, ralenti par son embonpoint.

Le flanc du verger descendait en pente douce, et venait mourir au niveau d’une route carrossable qui séparait les coteaux des berges du lac.

Un mur avait été érigé pour délimiter la propriété avec la route. Alentours, des friches, des vergers, et les moustiques assaillant l’impudent qui recherchait la fraîcheur des eaux du lac.

Planqués derrière le mur à mi-hauteur, nous fîmes des signes à Denis pour qu’il soit discret, ce qui habituellement n’était pas son for. Il haletait comme un bœuf quand il nous rejoignit.

Derrière le mur, nous entendîmes un dialogue animé entre deux hommes.

— Vous ne pouvez pas faire ça… dit le premier à l’accent italien fortement prononcé.

Il grommela.

— Je vous dis que ça fonctionnera, ne soyez pas si entêté, répondit le second au parler
distingué.

— Et moi je vous dis qu’en vingt ans de chantier, je n’ai jamais vu quelque chose d’aussi saugrenu, riposta le premier.

Je connaissais cette voix. Et ces roulements caractéristiques de « r ».

L’autre rétorqua :

— Et bien faites-le et vous pourrez dire partout qu’un Maître d’Ouvrage vous a ouvert les yeux sur les méthodes de construction modernes. Il faut de l’ouverture, Emilio. De la lumière, bon sang !

Subitement, à l’évocation de ce prénom, je me sentis pris d’un malaise.

— Si vous voulez de la lumière, Monsieur Jeanneret, allumez l’interrupteur ! Je n’assumerai aucune responsabilité en cas de fléchissement, je vous préviens.

Probablement que mes amis s’aperçurent de mon trouble, car je vis Nico m’interroger du regard et froncer des sourcils.

Denis me toucha l’épaule et chuchota :

— Ça va Jean ? T’es pâle comme une merde de laitier.

— Partons d’ici, dis-je aussitôt sur le point de me lever pour prendre mes jambes à mon cou.

— Quoi ? dit Nicolas, mais on vient à peine d’arriver. C’est maintenant que ça devient intéressant.

Je n’avais aucune envie de m’éterniser, quand soudain, la tête d’un ouvrier émergea par-dessus le muret et s’écria :

— Qu’est-ce que vous faites là vous ?

Nous sursautâmes.

La discussion entre les deux hommes s’interrompit puis, ils apparurent par l’ouverture pratiquée dans le mur de délimitation et s’approchèrent de nous.

Mon malaise s’accentua.

L’un était imposant. Il avait de l’allure dans son costume et sa chemise blanche impeccable ornée d’un nœud papillon. Son visage allongé était cerclé par de larges lunettes rondes et noires. Des cheveux parsemaient son crâne qui ne tarderaient pas à se clairsemer. Ses lèvres, aussi minces qu’un trait, suçotaient une pipe.

A ses côtés se tenait un autre homme. Plus petit et trapu. Son visage blêmit aussitôt quand il nous vit.

— Vous connaissez ces jeunes gens, Emilio ?

Silence durant lequel l’homme se demanda ce qu’il devait répondre, puis déclara :

— Non. Ce n’est pas un endroit pour vous. Partez ! Allez oust, rentrez chez vous !

Nous n’attendîmes pas un second avertissement et nous enfuîmes à toutes jambes.

Je ne pus m’empêcher de lancer un regard au second homme, qui l’évita, suscitant mon incompréhension.

Une fois aux portes de Vevey, nous nous arrêtâmes, essoufflés. Nico, toujours l’esprit alerte, me prit à parti.

— Jean, tu peux expliquer ce qui s’est passé là-bas ?

Je haussais les épaules. Gustave et Denis nous regardaient dubitatifs.

— T’as vu comme il t’a regardé, enchaîna-t-il. C’était qui ce type ? Tu le connais cet Emilio ?

Un peu honteux, je lui répondis d’une voix tremblante :

— C’était mon père.

 

La situation dans laquelle je m’étais retrouvé m’avait fait comprendre à quel point les gens peuvent être durs, même nos parents.

Ce jour-là, le traitement dont m’avais gratifié mon père me fut des plus amer et difficile à digérer. Et ne pas en connaître la raison est toujours plus rude à accepter plutôt que de recevoir la brimade elle-même.

Après les quais et le bâtiment de Nestlé, mes pas me portent vers les bâtiments d’enceinte de la piscine municipale de Vevey-Corseaux. Il n’y a plus d’accès au lac aujourd’hui, seulement un parking pour les usagers de la piscine. Je le contourne et rejoins un trottoir qui longe la route cantonale jusqu’à ma destination.

Je repense à ce qui s’est passé après l’incident.

 

Sur le chemin du retour, j’avais quitté mes amis et ruminais. Mon esprit tourmenté, pris dans un écheveau de sombres pensées oscillait entre l’incompréhension et la colère.

Qu’était donc passé par la tête de mon père pour m’ignorer ? Qui était cet homme avec qui il avait eu cet entretien animé ?

En rentrant, ma mère m’accueillit à bras ouverts, mais je n’eus pas le cœur de lui raconter ma mésaventure.

Je m’excusais et montais dans ma chambre, attendant le moment fatidique où mon père rentrerait.

Je pris mon carnet de croquis et commençais à dessiner. Ce qu’il en ressortit n’était pas à la hauteur de mes espérances tant la situation me pesait.

Lorsque mon père rentra, il fut l’heure de dîner.

Autour de la table, de maigres paroles furent échangées. Il ne souffla mot sur mon sujet de préoccupation qui me taraudait. J’évitais son regard.

Ma mère, sentant la tension autour de la table, s’affaira rapidement à la vaisselle.

Au fond de moi, je bouillonnais.

Fallait-il que je provoque une discussion ? Mon père me laisserait-il ainsi, sans explication ?

Le soir venu, j’allais me coucher et eu beaucoup de peine à trouver le sommeil.

Les jours défilèrent, me laissant encore plus perplexe que je ne l’avais été lors de l’incident.

Mon père me fuyait, je le voyais bien.

 

Cette promenade m’a fait prendre conscience que je ne suis plus ce jeune homme d’antan. La route cantonale que je longe maintenant n’était pas plus qu’un chemin de terre lorsque j’avais douze ans.

Mes yeux fatigués distinguent sans peine le mur d’enceinte, celui-là même derrière lequel je m’étais caché pour travailler durant l’été 1924.

Aujourd’hui, la maison est gérée par une Fondation. Elle y accueille des adeptes d’architecture du monde entier. On y vient visiter l’œuvre du Maître qu’il réalisa pour ses parents.

L’état des façades et des aménagements intérieurs m’indiquent que le temps a passé. Autant sur la construction que sur moi.

Je pénètre par l’ouverture côté route qui débouche quasiment sur l’entrée de l’habitat.

La fille, probablement une des étudiantes en architecture qu’emploie la Fondation, me salue d’un « Salut Gianni, comment ça va aujourd’hui ? »

Je lui réponds que ça va en me dirigeant vers le jardin.

Je m’assieds sur le petit banc qui jouxte le mur percé d’une alcôve dévoilant le tableau figé sur le lac qu’il borde et les Dents-du-Midi.

Elles sont immuables, alors que tout ici se dégrade.

 

A défauts d’explications par mon père qui restait muré dans son silence, je voulus en avoir le cœur net.

Et plutôt que de subir une confrontation, j’en appris plus sur lui. Ses constructions, ses immeubles, les villas qu’il avait réalisées pour le compte d’autrui.

Je retrouvais dans certains de ses bâtiments des lignes que j’avais découvert chez Sant-Elia. Il avait, lui aussi, une touche contemporaine, quoi qu’il en dise.

Et comme mû par un besoin de comprendre, je retournais sur le chantier à l’insu de mon père.

Caché derrière le mur Est, perpendiculaire au lac, j’y visualisais une structure, un prisme rectangulaire sur lequel, à l’extrémité Ouest au premier étage était greffé un autre prisme rectangulaire. Comme si ce dernier n’était relié à aucune structure porteuse au rez-de-chaussée. Il semblait flotter. Pourtant, il était accessible par un escalier à droite de l’entrée.

J’estimais la base de la structure principale à une dimension de seize par quatre mètres, sur un niveau.

Côté lac, la façade Sud était percée d’une longue baie vitrée surmontée d’un caisson. Le revêtement de façade n’avait pas encore été appliqué, et j’imaginais une finition de type crépi.

 

Comme beaucoup d’enfants, j’étais baigné de certitudes.

Jusqu’à ce que j’apprenne à apprendre, à écouter les plus anciens. Ceux qui savaient, du moins, croyaient savoir.

Mes études m’ont fait prendre conscience que parfois, la perspective est autre que celle que vous avez sous les yeux. Prenez l’exemple d’un escalier de Penrose. En le voyant, vous croyez que sa réalisation est impossible, or, si vous y regardez de plus près, vous vous apercevez qu’il n’est est rien. Si vous l’empruntiez, vous monteriez ou descendriez suivant la direction de vos pas. Et malgré tout, votre œil vous souffle que c’est impossible.

A l’époque j’étais moi aussi aveuglé, trompé par mes yeux.

Entre mes mains, je contemple le croquis que j’avais réalisé alors, persuadé que c’était là la meilleure esquisse que j’imaginais pour la finition de la maison Le Lac.

 

Les heures s’écoulèrent sans que je m’en rende compte. Et c’est sans le vouloir que je m’endormi.

Ce n’est que quand la fin de journée sonna pour les ouvriers que l’on me réveilla.

De toute sa hauteur, mon père se tenait devant moi, sourcils froncés. J’allais vraisemblablement passer un mauvais quart d’heure, m’étais-je dit.

— C’est magnifique me dit-il en me tendant la perspective.

Je restais muet.

— C’est toi qui l’a faite ? enchaîna-t-il.

— Tu… tu aimes ?

Il opina.

— Tu as du talent, mon fils. Bien plus que je n’en aurais jamais. La seule chose que je
sais faire, c’est construire…

— Mais…

— Et une chose que je ne sais pas faire, me coupa-t-il, c’est parler. Je te dois une explication Gianni.

Et il m’expliqua que son Maître d’Ouvrage était exigeant, visionnaire. Peut-être l’un des meilleurs qu’il avait rencontré.

Ce jour-là, il n’avait pas voulu décevoir celui qui le payait, celui qui, peut-être un jour, parlerait de son travail et aurait la possibilité de mettre en péril mon héritage.

Je l’ai enlacé et lui ai dit que je l’aimais.

Ce à quoi il m’a répondu que lui aussi.

 

A la remise du chantier, mon père me fit rencontrer Charles-Édouard Jeanneret-Gris et lui montra la perspective que j’avais réalisée. Celui qui se nommait Le Corbusier me gratifia de félicitations et me promit un grand avenir dans l’architecture.

Je ne suis pas devenu aussi renommé que lui, mais j’ai voyagé, bâti. Partout dans le monde. Sur la base des racines de toutes les cultures, constamment émerveillé par ce dont l’homme est capable de réaliser de ses mains, grâce à son esprit.

Entre les mains je tiens une photographie prise par mon père à la fin du chantier. Il l’a gardée précieusement toute sa vie, accrochée à un mur de la maison du quartier de l’Athénée.

Elle me rappelle mon père et Le Corbusier, les deux hommes, morts la même année, qui m’ont le plus inspirés.

Et bien qu’issu de l’esprit brillant du Corbusier, ce projet fait aussi partie de l’œuvre de mon père.

Maintenant, je suis heureux d’avoir accompli ce que j’ai accompli ici. Chanceux d’avoir participé avec mon père à quelque chose de plus grand que moi.

Sans le savoir des uns et la technique des autres, nous ne sommes rien.

En même temps, nous sommes ces réalisations.

C’est l’enchevêtrement de nos vies, imbriquées les unes aux autres.

Qu’on le veuille ou non, la vision de l’un apporte de nouvelles perspectives à l’autre et c’est là que la vie prend tout son sens.

Ces constructions sont le reflet de nos personnalités. Elles ont autant de défauts que de qualités.

Nous avons bâti, façonné.

Briques après briques.

Des œuvres qui contemplent le temps.

Et avec cet exercice, nous nous sommes construits.

 

FIN

 

N. B. Ce texte est dédié à Charles-Édouard Jeanneret-Gris, dit Le Corbusier, décédé le 27 août 1965 à Cap Martin. Photo Le Lac à Corseaux. Construction entre 1923-1924.

Commentaires (2)

Kurt Fidlers
24.01.2021

Merci Starben Case pour ce commentaire ! Ravi que ça vous ai plu.

Starben CASE
23.01.2021

J'ai bien aimé cette histoire qui sert de pont entre deux générations, entre un fils et son père, entre l'enfant et l'architecte. Emouvant

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire