Créé le: 28.12.2021
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En suivant l’étoile du shérif

Contes, Humour, Noël

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© 2021-2025 a Marie Vallaury

Chapitre 1

1

Un conte de Noël pour paresseux, et complètement à l'ouest...
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La porte du bureau s’ouvre dans un fracas terrible, et réveille en sursaut le shérif Banner, qui s’offrait une petite sieste bien méritée après une matinée de dur labeur. Par dur labeur, le gros homme sous-entendait l’astiquage minutieux du volumineux trousseau de clés accroché à son ceinturon, accessoire incontournable de tout shérif qui se respecte. Et cela même si la prison de Lazy City ne compte que deux cellules, les bandits de cette ville étant aussi peu motivés par leurs activités criminelles que le reste de la population par leurs occupations quotidiennes.

Les yeux hagards et le filet de bave aux lèvres, le shérif Banner s’extrait avec difficulté de son rêve, une onctueuse histoire de massage et de crème Chantilly, et lève un regard chassieux vers l’intrus.

— Teddy ? Ça va pas le ciboulot de rentrer ici comme un sauvage ? On ne t’a pas appris les bonnes manières ? Je travaille, moi !

Teddy, c’est le stagiaire, et il n’est pas si mal élevé que ça puisqu’il ne relève pas l’absurdité de la dernière phrase de son patron. Le jeune homme a commencé son stage auprès de la police de Lazy City il y a deux mois, et il n’a toujours rien appris, mis à part à marcher plus lentement, bailler aux corneilles et confectionner des sandwiches au beurre de cacahuètes, fromage et poulet. Mais ça ne diminue pas l’adoration qu’il ressent pour le shérif. Il est prêt à faire l’impossible pour lui ressembler, professionnellement et physiquement, et là, il y a du boulot. Teddy est tellement maigre qu’on ne sait jamais s’il est de face ou de profil, et pour atteindre la masse de graisse rebondie et ondulante du shérif, il va falloir sérieusement mettre le paquet. D’où les sandwiches au beurre de cacahuètes.

Pour l’instant, le stagiaire est essoufflé et dégoulinant de sueur.

— Shérif ! On a volé le petit Jésus !

Encore plongé dans les réminiscences de son rêve érotico-gastronomique, le shérif peine visiblement à capter l’urgence de la situation. Sa cervelle, prioritairement orientée boustifaille, lui envoie des images de chapelets de saucisses qui flottent comme des écharpes derrière un homme masqué fuyant sur son vélo.

— Quelqu’un a volé un jésus chez le charcutier ?

— Mais non ! Je reviens de l’église, c’est le petit Jésus de la crèche qui a disparu.

— Le vrai petit Jésus ?

Teddy fixe son patron avec stupeur. Garder immaculé l’objet de sa vénération demande parfois d’incompressibles efforts.

— C’est un poupon en plastique, shérif, il fait partie des accessoires de la crèche grandeur nature que le pasteur Buddy installe chaque année dans l’église.

— Ben alors, quelle importance ? Ce n’est qu’un foutu jouet.

— C’est que la messe de Noël, c’est ce soir, et elle ne peut pas avoir lieu sans Jésus. Et le pasteur tient beaucoup à son poupon, un cadeau, je crois.

Le shérif Banner pousse un soupir si virulent qu’il éplucherait un kilo de patates en une seule fois. Venir le déranger à quelques heures des vacances, et pour le ridicule pantin de plastique d’un troupeau de bigots, en plus ! Si ce n’est pas la misère, ça y ressemble. L’homme retournerait bien à sa donzelle enrobée de crème Chantilly, mais bon, le devoir l’appelle. Il se redresse, gonfle le torse et lisse sa moustache d’un geste ample :

— Puisqu’il en est ainsi, je déclare l’enquête ouverte !

Et il retombe sur son fauteuil, bras et jambes écartés, ventre étalé, tête renversée en arrière, et se met aussitôt à ronfler.

Teddy reste figé sur le seuil, éperdu d’admiration. La vision de son patron en plein travail d’investigation le conforte dans sa volonté. Un jour, ce sera lui, humble stagiaire, qui succédera à cet homme de génie, se donnant corps et âme aux exigences de ses enquêtes. Il prendra place dans le fauteuil affaissé par tant d’années et de surpoids, se préparera un sandwich au beurre de cacahuètes, et, contemplant le portrait du shérif Banner accroché au mur, il astiquera son propre trousseau de clés, dans l’attente d’un mystère à élucider ou d’un bandit à emprisonner.

Pour ne pas déranger son patron en pleine introspection, le jeune homme rejoint son bureau à pas de loup et s’installe sans bruit. Le travail du shérif peut durer plusieurs heures, il ne lui reste qu’à patienter. Et pour s’entraîner à suivre les traces de son mentor, tant qu’à faire, Teddy se plonge lui aussi dans les brumes moelleuses d’une petite sieste.

Il est réveillé par un cliquetis de clés. Le shérif est debout et arpente le bureau de long en large, en chaussettes et le sourcil froncé, preuves d’une intense concentration. Il lance un regard furibond en direction du stagiaire qui se lève d’un bond et rajuste sa chemise froissée.

— Teddy… carnet !

Le jeune homme, fou de joie, attrape carnet et crayon. S’il a des notes à prendre, c’est que l’exploration onirique pratiquée par son patron a donné des résultats. Le crayon levé, fébrile, il attend la liste des suspects potentiels révélés par la sieste d’investigation du maître. Les noms tombent, dictés d’une voix impitoyable. Dans ces moments-là, le shérif n’est plus ce tas de gelée languissante que tout le monde connaît. Les rêves ont parlé, et l’espace d’un instant, il devient un guerrier, un super-héros auquel il ne manque que la cape et les bottes. D’ailleurs, il enfile ces dernières et se dirige d’un pas militaire vers la porte. Teddy n’a que le temps de mettre son chapeau, d’attraper son précieux carnet et de suivre son chef en courant. L’opération « Interrogation des suspects » est lancée.

Fidèle à lui-même, le shérif Banner se laisse guider par sa plus grande obsession. C’est donc son ventre qui l’amène chez son premier suspect, et soit dit en passant, son meilleur ami : le charcutier John Stone. Tout en picorant des petites saucisses en dégustation, le shérif discute le bout de gras avec John, et il ne lui faut que très peu de temps pour comprendre que le charcutier n’est pas coupable d’avoir confondu le petit Jésus de plastique avec de la matière première pour fabriquer son saucisson. Mais ce n’est qu’après avoir goûté le dernier pâté maison, un jambon de derrière les fagots et une tranche d’andouillette qui lui rappelle sa sœur que Banner se décide à passer au suspect suivant.

Le rythme déjà ralenti par les délicieux corps gras récemment ingérés, le shérif se dirige vers la maison de Madame Trenton. À deux pas derrière lui, Teddy le suit comme une groupie talonnerait une star. Il y a à peine une demi-heure, l’élève se voyait à la place du maître, les pieds dans ses bottes, les fesses dans son fauteuil, plongé dans des rêves de grandeur qui lui donneraient la solution à ses enquêtes. Mais à cet instant précis, alors qu’ils s’apprêtent à sonner chez la deuxième suspecte, le stagiaire mesure à quel point il n’est qu’un novice, qu’il a encore tout à apprendre. Il ne demande plus qu’à rester humblement dans l’ombre du grand homme, à marcher dans ses pas, à suivre son étoile de shérif. Et, peut-être, un jour qui sait, saura-t-il rêver comme lui ?

Bien qu’accueillis très poliment par Madame Trenton – l’intemporel privilège de l’uniforme – les deux enquêteurs voient leur interrogatoire écourté de façon brutale et se retrouvent penauds sur le perron. Sans plus aucun respect pour le fameux uniforme, la brave dame, accusée d’avoir volé le faux nourrisson pour se consoler de sa dernière fausse couche, parvient de justesse à retenir une gifle qui l’aurait sans doute conduite à faire connaissance avec l’une des deux cellules de Lazy City, mais laisse libre cours à une avalanche d’injures et de blasphèmes d’une inventivité remarquable.

Un peu honteux, le shérif s’éloigne des hululements de la demoiselle meurtrie, et demande à consulter le carnet. Leur prochaine visite s’avère plus dangereuse, et s’il traîne les pieds pour y aller, cette fois, ce n’est pas par indolence ou à cause d’une digestion difficile. Fredo le Balafré est connu pour être un petit malfrat, dealer de deuxième catégorie. Ce qui est un peu idiot, car il est en réalité le seul et unique dealer de la bourgade, et donc pourrait prétendre à être automatiquement classé en première catégorie, en tous cas selon ses revendications offusquées et larmoyantes. Le shérif le verrait bien éventrer le petit Jésus pour y cacher sa came et la transporter en toute discrétion.

Il n’y a personne chez Fredo, et un voisin leur apprend que le dealer est à l’hôpital depuis quinze jours, victime d’une expédition qui a mal tourné. En effet, le trafiquant s’était mis en tête de recruter de nouveaux clients plus jeunes et avait essayé d’appâter des enfants au jardin public avec des jolis comprimés roses qui ressemblaient à des bonbons. Mais il n’avait pas prévu que les bambins seraient protégés par la meilleure armée qui soit : leurs mères. Mis hors d’état de nuire par une horde de furies déchaînées, Fredo le Balafré compte ses nouvelles cicatrices à l’hôpital. Comme quoi il n’était pas encore prêt à passer en première catégorie. Dans tous les cas, il ne peut pas être responsable du vol du petit Jésus. Sans oser montrer son soulagement, le shérif barre le nom de Fredo dans le carnet et annonce le nom du prochain suspect : Jimmy Martinez, dit Klepto Man.

— Shérif ?

— Oui, Teddy ?

— Vous voulez vraiment aller fouiller chez Martinez ?

Le shérif s’arrête et se retourne, l’air pensif.

— Je vois ce que tu veux dire, petit. Dans trois heures on est censé être en vacances, et on n’aura jamais fini. Cette maison est un vrai capharnaüm, et Dieu n’y retrouverait pas son fils. Tu as raison, laissons tomber ce suspect. De toute façon, Jimmy n’est pas croyant, qu’est-ce qu’il serait aller foutre dans l’église ?

L’enquête continue, mais le shérif a faim et mal aux pieds. Il expédie vite fait les deux suspects suivants. Thérèse Williams, sardoniquement surnommée Mère Teresa par les habitants de Lazy City, une femme très riche mais qui voit sa fortune comme un manteau trop serré qu’elle préfère donner aux pauvres. Elle s’habille de frusques de seconde main, voire de troisième, et va manger à la soupe populaire plusieurs fois par semaine. Le shérif pense qu’elle aurait pu voler le nourrisson pour le donner à un enfant pauvre comme cadeau de Noël, mais il n’y croit pas beaucoup, il voit mal Mère Teresa commettre un larcin. Et les torrents de sanglots sincères de Thérèse Williams, outrée de se voir soupçonnée, achève de le convaincre.

Le dernier suspect leur rit tout simplement au nez. Harold Jenkins est un partisan acharné de la défense de l’environnement, du genre à bouffer ses épluchures de carottes plutôt que de les jeter. La théorie du shérif, un vol symbolique pour dénoncer les tonnes de plastique larguées dans l’océan, provoque une telle crise de rire chez l’écologiste que celui-ci s’empresse de récupérer ses larmes pour arroser ses plantes. La mort dans l’âme, le shérif abandonne et se résout à aller voir le pasteur pour lui faire part de l’échec de l’enquête.

À leur arrivée à l’église, Banner et Teddy sont surpris par un bruit de moteur ronflant par intermittence. À l’intérieur, un âne et un bœuf en carton-pâte veillent sur un berceau de paille vide. Les deux acolytes se dirigent vers l’origine du bruit, une petite pièce au fond de l’église. Ils y trouvent le pasteur Buddy vautré de tout son long sous plusieurs couches de couvertures, la bouche grande ouverte, pionçant comme un bienheureux.

On sent le shérif impressionné. Ce n’est pas souvent qu’il est confronté à quelqu’un qui ronfle plus fort que lui, et connaissant sa propre tendance à s’énerver quand on le réveille de sa sieste, il hésite à secouer le pasteur. C’est alors que Teddy lui fait un signe et lui montre quelque chose, un vieux pull en laine posé sur une chaise. Le shérif écarquille les yeux en signe d’interrogation. Teddy soulève alors un bout du vêtement et une petite main rose apparaît.

— Ah l’emplumé de mes deux… murmure le shérif, le petit Jésus n’a jamais été volé…

— Peut-être qu’il voulait le garder pour lui tout seul, répond Teddy, les yeux fixés sur le nourrisson tout nu au creux du pull de laine.

— C’est ce qu’on va savoir tout de suite.

D’un geste, le shérif arrache les couvertures et bouscule le pasteur qui ouvre un œil vitreux.

— Shérif ? Qu’est-ce que vous faites ici ?

Sans répondre, Banner montre du doigt son stagiaire qui tient dans ses bras Jésus, pudiquement emballé dans le pullover. Le pasteur devient rouge écrevisse et baisse la tête.

— Comment vous allez m’expliquer ça, pasteur Buddy ?

— Je… je ne sais pas ce qui m’a pris. Pardon, shérif. C’est trop dur en ce moment, je crois que je fais un burn out. Je suis si fatigué… Je n’avais pas le courage de dire la messe de Noël ce soir, alors j’ai imaginé ce stratagème. Je n’avais pas prévu que vous viendriez pendant que je dormais.

— C’est une honte, pasteur Buddy. Il y a des centaines de personnes qui comptent sur vous et sur Dieu, ce soir. Alors vous allez me faire le plaisir de vous bouger la soutane et de préparer cette messe. Et vous avez intérêt à ce que ce soit la plus belle que vous n’ayez jamais dite, sinon je vous promets que toute la ville sera au courant de votre trahison.

Tandis que le pasteur, honteux et marmonnant, se met à l’écriture de son prêche, Teddy va déposer le petit Jésus dans son berceau, sous l’œil attendri de l’âne et du bœuf.

Très haut, bien au-delà de la flèche de l’église pointée vers le ciel, on entend chanter le chœur des anges reconnaissants.

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