Créé le: 04.12.2019
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Elle et lui

Nouvelle

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© 2019-2024 André Birse

Elle enfant, lui enfant, elle et lui adolescents, eux parents, eux se séparant. … jusqu'à … depuis lors, au-delà de la mort. Projet.
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Elle enfant

 

Commencer par et avec elle, partie en avril 1992, dont le souvenir s’éteint si je ne prends la peine de l’échauffer en moi et de me garder avec lui vivant. Elle est née en 1938, le 7 juillet. Elle a aimé sa mère, me l’a dit plusieurs fois d’une façon qui ne laissait place à aucun doute émotif. Une sincérité de sentiment qui allait chercher très loin, au fond de la vie, des vérités si proches du réel et pourtant inaccessibles car fondées déjà sur le passé. Je me souviens du manteau gris que portait ma mère le jour où elle enterra la sienne, en 1968, de la beauté ineffable de sa tristesse et du caractère implacable, irrattrapable de l’adieu. Cette sensation était furtive ou devait l’être. Je découvrais, mi-attentif, mi-surpris, cette tristesse maternelle et m’en voyais insolent. M’y vois encore, ne l’étais pas. Tout est à reconsidérer et cette reconsidération créée une constance. Elle m’a dit quelques fois « un jour tu comprendras ». Je n’aimais pas cette phrase, la trouvais banale et défiante. Aujourd’hui, je la chéri.

 

Je sais que son père inspirait la peur et qu’il s’était mal comporté. Il y avait des histoires d’alcool, de femmes et de balles tirées dans le plafond. Dans une fête, un jour, elle me demanda d’aller le saluer. Il était planté dans l’enfoncement d’une porte sur la Place de la liberté. J’ai dû, c’est surprenant ou peut-être ne l’est-ce pas, chercher le nom de cette place pour l’écrire. J’avais retenu Place blanche. Or des places blanches, il n’y en a pas. Peut-être innommées, en bout de vie. Il était discret, lointain, peu fier. Mes sentiments d’ado en écho. Je l’ai salué avec peine et ne l’ai plus revu. Il y avait, ce jour-là et même, c’est curieux, tout au long de sa vie blessée et une solidité en elle que j’étais seul à voir ainsi.

 

Je ne crois pas que c’était une illusion. La force probablement de son intelligence. Le cours de sa vie l’aura fragilisée. Elle était l’aînée de quatre enfants. En pensant à sa maison d’alors, je vois des pierres et ne sais plus très bien où la situer. Une grange, une remise, les années quarante. Comment faisaient-ils ? L’usine jamais très loin et les histoires de personnes et de famille. Baptistes, anabaptistes, je ne sais plus lesquels. Elle s’amusait de n’avoir pas été baptisée et moi avec elle. Un Dieu protecteur auquel elle ne croyait guère. Son enfance. De son enfance je ne sais presque rien. On s’intéresse tant à la sienne oubliant jusqu’à celle de sa mère. Une photographie sur les bancs d’école. Il y a de la vitalité en elle, et cette vivacité d’esprit. J’y cours encore après. Un jour, je comprendrai.

 

Je dois fermer les yeux pour ressentir, imaginer, comprendre, ce que fut pour elle ce temps d’enfance. Une photo d’artiste des années 40, une femme fumant appuyée contre une paire de ski en bois dans la neige ensoleillée, nous dit-on, de Champéry. Ce n’était pas elle, mais une part possible de sa mythologie. Elle nous parlait pourtant de ces premières années que l’on croyait pouvoir toucher. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Elle n’en n’a, à vrai dire, pas tant parlé. Le dire n’était pas si profond. Il fallait deviner et je n’ai su le faire. Les habits nous ont été décrits. Les bas, je crois me souvenir qu’elle nous a parlé de ses bas. Les repas, sa chambre avec sa sœur partagée, comme plus tard l’établi d’ouvrière. Le pays, je peux encore le voir, m’y rendre pour ça, que ce ne soit plus tout à fait le lieu et moins encore le temps.

 

On marche sur les pavés, vers les fermes et les immeubles, saisir l’instant paraît simple sur le moment puis il aura fui. Il en allait de même pour elle. Deux pans de montagne créent une vallée, le silence du village et les propos dans les maisons, une place pour le rire et plus encore pour le sourire qui le contient. Elle m’a parlé de son roman qui était en elle, de celui qu’elle aurait pu écrire et qui m’aura échappé. Aucune chance de le reconstituer. Le nom d’une chanteuse, Lucienne Boyer, «parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres». Sûr qu’elle a plané autour d’elle cette chanson et en elle avec un espoir vif dès l’enfance de tout sauver par ce dont il fallait qu’on lui parle. Pierre Dudan a dû la réconforter avec sa voix chaude et sincère, qu’elle a ressentie comme telle. Des chansons pour le peuple et pour soi. Un sourire continu alors qu’il en a bavé lui aussi, comme les autres. Ce n’est pas, le désarroi que l’on gardait de lui. Il s’en allait «clopin-clopant dans le soleil et dans le vent», et ce fut toujours vrai, il suffit d’écouter, «De temps en temps le cœur chancelle… y’a des souvenirs qui s’amoncellent… ». Elle était dans cet état d’esprit, sensiblement.

 

J’étais persuadé avoir en moi son enfance pour l’avoir partagé vingt ans après. Mais je ne saurais la décrire, ne le peux pas. Plus, une porte qui se ferme, une fenêtre qui ose tout. La neige, les moineaux, le cri des paysans dans le soir, la tranquillité des sapins contre lesquels, c’est certain, elle allait se réfugier.

Les mots en famille et au village. Venus de la bouche d’autrui qu’elle savait faire siens. La vie pour promesse première, ce qu’elle allait rendre possible. Le visage des hommes, leur raideur, et la marge d’action qui se devinait dans les regards flétris. Elle a aimé la solidité et l’espoir, plus encore pour avoir tôt perçu le matin et dans sa vie, le mal que d’autres font à autrui.

Comme je suis gêné de n’être pas plus au clair avec le souvenir de l’enfance de ma mère. C’est en boucle. Tout finit en boucle. Ils étaient quatre, une maman si gentille qu’elle le fut trop, un père qui repartait le soir vers d’autres foyers, des anecdotes et des faits essentiels perdus entre ragots et non-dits, une habileté folle devant l’existence et celle-ci qui se fait ogresse. Les habits, toujours, si différents du temps d’après ou d’aujourd’hui. Vivacité dans le regard, c’est l’espoir qui nous vient avec lequel on joue avec lequel on triche. Elle voulait être laborantine.

Je n’ai en moi l’enfance de ma mère que par petites touches émotionnelles et reflets cognitifs, d’une vivacité d’esprit qui perdure et qui se meurt dont elle m’a fait l’offrande en son temps, avec le corps, le sang et les espoirs contents.

 

Lui enfant

 

Il est parti depuis quelques mois. Je suis en phase avec sa mort, moins avec son absence et commence ici l’évocation de son enfance, du peu que j’en sais. Elle était présente dans son regard ce dont je ne m’étais pas aperçu de son vivant. La maison rouge, je ne crois pas l’avoir connue sinon par sa présence dans le langage aujourd’hui disparu de la famille. On pouvait avoir le sentiment d’une profusion, toujours à disposition et un jour, un autre jour, le premier ou le dernier de l’année, celui du solstice ou d’un anniversaire, un jour d’après, un autre ordinaire où l’on ne fait rien. Un jour, il n’y a plus rien. Cette maison rouge a été détruite pour laisser la place à une usine – interminablement longue ce me semblait quand j’étais enfant – et cette usine a elle-même été rasée. Il y est né, le 21 mai 1938. Un frère l’avait précédé de trois ans. Parents ouvriers, venus de deux villages avoisinants, portant le même nom avant même le mariage. Une mère solide autant qu’exigeante, un père plus facétieux, mais on a parlé de sa ceinture qu’il sortait pour corriger ses enfants, le cadet surtout. Mon père était le cadet. Venu après.

 

Très vite, encore dans les années quarante, je suis marri de ne pas le savoir avec certitude, la famille a déménagé dans une maison vers l’église. Ce devait être 1948. Je ne sais rien de ce qui précède. Quelques photographies, d’école. Les visites du dimanche les villages des parents. Pontenet ou Champoz. Des vergers, des lisières, les pâturages en mai. Peu de noms de fleurs, pas de tendresse pour les sapins, mais pour leur silhouette au loin. L’hiver tout était blanc et c’est ce qu’il préférait enfant. Aucune histoire ne me revient. Les noms des membres de la famille. Les cousins de Baden, ceux de la Chaux-de-fonds, de Berne. Des alliances, des amis. Il m’a raconté une aventure avec un corbeau avec lequel il se lia et dont il fut cruellement séparé et je sais aussi que le soir, il se promenait au cimetière et n’était jamais saisi par la peur. Les mots de la douleur émotionnelle n’étaient pas dans son langage. Des yeux sombres, un regard qui l’était aussi. J’ai saisi le vide et cherche le plein qu’il trouvera plus tard dans le bleu de mer. Mon père enfant, je l’imagine frêle et gaillard dans la force de son individualité et les vides de la sociabilité. Comment a-t-il fait pour sortir de cet après-guerre avec une telle volonté de ne pas médire d’autrui ? J’ai vécu longtemps aux côtés de son enfance et ne m’en suis pas nourri, sinon inconsciemment, par le silence, le tu et l’émotion subsistante.

 

Une ville aura tenu très tôt dans sa vie un rôle idéal et fantasmatique, Lausanne. La sœur de grand-maman s’y était mariée et avait deux enfants dont une fille, Nady. Il s’y est rendu pour les vacances et parla longtemps de ses baignades à la plage de Vidy avec Nady, sa cousine. Il a dû se sentir libre loin de sa vallée qu’il aura vécu comme une contrainte. Elle fut pour lui un lieu de servitudes qui ne lui aura laissé que l’ombre de sa révolte. J’y ai vécu mes premières années et cette ombre et cette révolte je les ressens aussi, avec moins de peine pourtant. Un même lieu pour des génération et des nomos différents. Mais j’ai pris de l’avance par manque de repère dans les années quarante.

 

Le discours autour de son enfance a toujours été pauvre. Chez lui et autour de lui. Une photo dans une poussette, se devait être avant 1940, l’évocation toute générale de la guerre. Des soirs, des levés, le moment de la toilette, les pieds dans une bassine. La ceinture de son père, brandie à réitérées occasions, présente dans le discours. Plus tard, tout au long de sa vie, il aura employé le mot misère auquel il a substitué ce silence dont il a drapé les terres de ses premières années.

 

 

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