Créé le: 14.08.2024
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Elle

Histoire de famille, Poème en proseAu-delà 2024

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© 2024 Emeraude

© 2024 Emeraude

Ce texte attrape au vol des fragments de rêves et une image pour la transformer en métaphore: énième tentative de définir une limite indéscriptible, inconcevable
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Au-delà…

mais de quoi ?

d’un rideau, d’une porte, d’un mur, d’une limite, d’un temps, d’un âge…

rideau  →  en papier de soie, en velours épais, en tulle, en lamelles,

en fine dentelle

porte  →  fermée, obstinée: chercher la serrure et l’ouverture

mur  → en béton, il repousse et renverse, est sourd et implacable

limite  →  invisible, mais palpable, présente et puissante, transparente

temps  →  il s’écoule par dessus la limite, au delà du présent,

devient futur, ne l’est déjà plus, est déjà le passé

âge  → qui traîne les pieds derrière le temps qui court

 

Au-delà…

mais pourquoi ?

par défi, curiosité, nécessité, obligation, contrainte ou injonction

chantage ou persuasion

pour dépasser les doutes et la peur

y aller tout court, la tête haute

pour braver l’ennemi intérieur

 

Au-delà…

mais comment ?

comme une invitation, un signe, un geste encourageant

pour franchir le pas vers l’inconnu

l’insondable

le grand vide

le rien du tout

ou le TOUT… ?

franchir cette ligne:

est-ce définitif ?

est-ce possible de revenir en arrière ?

cette question ne se pose peut-être plus

une fois la limite franchie,

elle n’a plus de sens puisque

passé, présent et futur ne font plus qu’UN…

comment sortir du temps ?

voilà un infini

encore rempli de quelque chose

ou vidé de tout

pour faire place à un autre tout…

pourtant c’est séduisant

de se donner la preuve

que la peur est inutile,

de lâcher les freins en béton qui nous entravent

et se donner des ailes pour décoller

j’aimerais que ce soit léger, aérien, parfumé et infini

j’aimerais un chemin aplani

vers un horizon lumineux

 

Au-delà…

j’y vais ou j’y vais pas ?

ne t’éloigne pas trop

attends-moi

je viens avec toi

 

Encore enveloppée dans la brume de tous ces points de réflexion, de suspension et d’interrogation, Aurélie comprend qu’elle se réveille. Sans encore ouvrir les yeux elle se sent, à regret, réintégrer par étapes son corps endormi : elle voudrait bien rester dans cet au-delà, où le sommeil l’a emportée dans une dimension étrange et mystérieuse, qui a toutes les apparences d’une réalité différente de l’état de veille. Là où la transparence est reine, où l’absence d’obstacles et de doutes aplanit la route, où tout est simple, évident et vrai. Est-ce tout simplement  » au-delà « , ou bien est-ce  » l’Au-delà  » ? Dans cette nuance subtile  s’installe le mystère de l’invisible.

 

* * *

 

Trois jours plus tôt, au milieu du brouhaha de la rédaction du journal, sa ligne personnelle avait sonné. Au bout du fil la voix de sa mère était hésitante:

– Il faudrait que tu viennes, si tu peux… Elle ne va pas bien. Il a fallu l’hospitaliser.

Le timbre voilé était insolite et trahissait une émotion, une inquiétude différente.

– Que dit son médecin traitant?

– Je suis là depuis hier soir: je ne l’ai pas vu. C’est l’équipe de l’hôpital qui a pris le relais; mais c’est le week-end, il n’y a que le médecin de garde: il n’a pas reçu le dossier. Il doit  s’agir d’une pneumonie. Émilie est montée au chalet avec son mari et les enfants. Je ne sais pas quoi faire…

Tout était désormais dissonant: les voix agitées des collègues collisionnaient dans la tête d’Aurélie avec la détresse de sa mère.

– Je fais le nécessaire aussi vite que possible pour te rejoindre, mais je ne pourrais pas arriver avant demain après-midi… courage, je t’appellerai d’ici-là.

Quelques heures pour déplacer à la semaine suivante les rendez-vous agendés, se concerter avec les collègues disponibles pour qu’ils la remplacent sur trois ou quatre jours, informer son chef des circonstances qui l’obligeaient à un départ rapide (mais il n’avait pas à s’inquiéter: tout était sous contrôle), rentrer en vitesse, boucler une petite valise, essayer de dormir quelques heures et partir sans attendre. Un voyage d’au moins six heures de voiture l’attendait. En ce début du mois de décembre, la météo n’était pas bonne: la neige s’annonçait jusqu’en plaine. Il fallait être prudente.

Cette route, Aurélie la connaissait par cœur: elle l’avait faite des dizaines de fois pour rejoindre ses grands-parents pendant les vacances, pour les fêtes, les anniversaires, lorsqu’ils étaient malades ou en difficulté. Elle avait grandi avec eux et leur vouait une gratitude sans bornes. Elle prévoyait de faire une pause dans cette localité où tant de souvenirs s’étaient empilés dans un mille-feuille de tendresse et d’affection. Depuis peu, la maison où elle avait grandi ne lui était plus accessible: quelques semaines après le décès de grand-père, la propriétaire avait exploité une subtilité juridique, résilié sans ménagement le bail et mis grand-maman à la rue… sans omettre de la menacer d’une évacuation, si nécessaire, par les forces de police ! Elle avait quatre-vingt-sept ans… Pensant bien faire, ses enfants l’avaient installée dans une autre ville, près de sa fille cadette, Émilie, dans un appartement assez semblable à celui qu’elle devait quitter: l’essentiel de ses meubles avait pu y être emménagé, y compris le vieux piano droit, un Gaveau des années ’20, décoré de sa marqueterie caractéristique « en soleil ». Aurélie l’entendait lui demander :

– Joue-moi un morceau s’il te plaît. Je vais te regarder depuis le canapé… ça va me faire des souvenirs…

Mais tout l’environnement, les contacts humains et le quotidien s’étaient évaporés. Grand-maman n’avait plus aucun repère.

Il y avait là l’évidence d’un déracinement qu’Aurélie avait d’emblée pressenti comme fatal, après plus de soixante ans de vie passés dans les mêmes murs. Depuis, l’indignation et la colère bataillaient dans son esprit, sans trouver le moyen d’aller au-delà, de passer le cap, de tourner la page… cela s’était passé un peu plus d’un an auparavant, dans une sorte d’indifférence générale qui rajoutait de l’écœurement à ses sentiments de révolte. Pour la première fois de sa vie Aurélie avait senti monter dans ses tripes le désir et l’envie de vengeance, comme une puissance obscure et malfaisante. Cette sorte de fureur silencieuse était humiliante: elle s’était crue au-dessus de ce genre de réactions primaires. Elle n’en était pas fière et devait se rendre à l’évidence: un thème qu’elle devrait méditer…

Le cœur lourd, Aurélie s’était remise au volant pour la dernière étape de son voyage.

Au fil des kilomètres ses pensées s’étaient assombries, la confiance avait cédé la place à l’inquiétude. Sous la pluie battante, la route s’avérait bien plus longue que d’habitude.

Le jour déclinait rapidement dans les nuages bas lorsqu’elle était enfin arrivée à destination: les fenêtres de l’hôpital commençaient à s’allumer. La réceptionniste lui avait indiqué l’étage et le numéro de la chambre. Sa mère était là et l’avait accueillie en la prenant dans ses bras:

– Je crois qu’elle t’a attendue.

 

* * *

 

Elle s’était assise à côté de son lit, lui tenait la main et guettait chacune de ses respirations. Par moment Elle semblait vouloir dire quelque chose et faisait visiblement un effort pour articuler quelques mots qui restaient incompréhensibles. Le souffle se faisait progressivement plus court et plus espacé: Aurélie ne pouvait ou ne voulait pas comprendre. C’était peut-être une sieste bienvenue, un sommeil léger après tant de nuits blanches, ou bien… le doute s’était tout de même insinué dans son esprit. Ce beau visage calme, détendu, disait peut-être autre chose. Ce dimanche après-midi, étrangement silencieux, se dilatait dans un espoir, dans une attente interminable… L’infirmière ne venait plus: elle avait regardé attentivement le bout des doigts bleutés de la malade et reposé délicatement les mains sur le drap. Puis elle s’était éclipsée sans un mot. Aurélie et sa mère se regardaient désemparées. D’un instant à l’autre, que faire? Qui appeler? À quoi penser? Que dire? Au delà de la respiration de cet instant… y en aurait-il une autre ? Le temps semblait suspendu dans cette fraction de seconde où tout était possible ou pas du tout… au delà de cette fraction de seconde, une autre fraction de seconde: le fil de la vie suspendu à une particule de temps. Une image s’installait dans l’esprit d’Aurélie: une toile d’araignée, impalpable et fine, ondulant doucement dans la brise du soir, un dernier rayon de soleil illuminant de lueurs argentées les fils si solides et souples dans leur géométrie étoilée.

Très lentement, imperceptiblement, la brise du soir avait cessé.

 

*  *  *

 

À présent Aurélie se réveille complètement: c’est l’aube d’un de ces jours où l’on réalise que quelque chose de définitif s’est produit et que plus rien ne sera comme avant.

Il faudra apprendre à accepter cette évidence terrible de la séparation et trouver le moyen de vivre avec cette déchirure à chaque nouveau matin.

Une journée difficile l’attend: elle ne sait pas comment l’affronter. Elle voudrait du silence, du calme et du temps: tout se bouscule et s’agite alentours. Il faut dégager la chambre, dès que possible. Voici la liste des pompes funèbres: l’employée de l’hôpital assure qu’elles répondent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les paroisses par contre ont des horaires particuliers. Il faut appeler la famille, organiser les déplacements, trouver un lieu protégé et accessible, où Elle sera encore un peu là, pour ceux qui voudraient lui dire au revoir. Aurélie est prise à la gorge par le rythme accéléré de tout ce qui doit se faire en si peu de temps. Son visage paisible, à Elle, se situe dans une autre dimension et diffuse ce calme absolu que nul ne semble être capable de comprendre. L’invisible peut s’incarner et devenir perceptible dans les trois dimensions de l’espace, prendre couleur et même diffuser l’essence d’un parfum…

Est-ce cela   » l’Au-delà  » ?

Elle avait affronté chaque jour de sa vie comme  » un pas au-delà « , vers une autre étape de courage et de ténacité: au-delà de chaque épreuve, une volonté, une confiance, une foi, redite et relancé chaque matin. Comme Aurélie, Elle peinait à se réveiller… la mise en route était difficile. Pourtant Elle affrontait ses journées avec le courage qu’il fallait pour ne pas se laisser aller, ne pas se décourager, rester droite et debout face aux adversités, aux injustices, aux chagrins inconsolables. Jusqu’au bout Elle avait tout donné: le cadeau de son dernier instant était de suggérer à Aurélie la possibilité d’un passage impalpable et paisible vers un autre côté où elle habite désormais à l’abri de toute vilenie, en toute sérénité.

– Je t’ai attendue: n’ai pas peur…

 

 

 

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