Créé le: 31.08.2022
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Destins de cendres

Fantastique, Fiction, Horreur

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© 2022-2024 Kurt Fidlers

Dans un monde effondré, le parcours d'un homme à la recherche de l'océan, mirage d'une promesse faite à une défunte.
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Elle lui lâcha la main.

– Vous connaîtrez l’amour. La douleur. Et la mort.

– Un peu notre lot à tous ici-bas en somme, lança-t-il sur un ton sec.

Elle le scruta et ne releva pas la pique.

Se ravisant, il se dit qu’elle devait en voir défiler des gus comme lui. Des sceptiques qui avaient le sarcasme facile comme seule arme.

Fallait souligner que le lieu était à l’avenant : gargote sordide, dans une impasse, à côté des poubelles de l’arrière-cuisine d’un restaurant chinois. Le genre de coupe-gorge où on venait plutôt se faire tailler une pipe pour dix piécettes que lire son avenir.

– Pourquoi êtes-vous ici ? demanda la voyante fripée et tannée comme un vieux cuir.

Ce dont il se souvenait, c’est qu’il s’était retrouvé dans l’impasse avec les odeurs nauséabondes du Canard Succulent. Réprimant une envie de vomir, il s’était précipité contre la porte rouge, avait tambouriné jusqu’à ce qu’une voix éraillée, depuis l’intérieur, l’autorise à entrer.

Sitôt le seuil franchi, les sons de la rue s’étaient tus. Le couloir, faiblement éclairé et les murs suintant d’une odeur âcre déroulaient un passage interminable, jusqu’à la vieille ratatinée assise au centre, à une table ornée d’une nappe élimée, et de bougies qui conféraient au lieu une ambiance étrange. Il était mal à l’aise, et n’aurait su expliquer pourquoi. Peut-être l’absence de fenêtres ou le confinement dans lequel l’avait accueilli la dame ?

Pourtant, il restait convaincu que toute cette smala de saltimbanques n’était que des bonimenteurs, maîtres dans l’art de la manipulation et de la mise en scène.

Il repensa à la question et ne sut que répondre. Il ne se souvenait ni de la raison ni quelles circonstances l’avaient amené là.

Elle hocha la tête.

La voyante se saisit d’un jeu de tarot écorné, le brassa sept fois, et déposa devant elle, une à une, côté pile, vingt-deux cartes formant une croix à cinq branches.

La lumière diminua. La table, la vieille et les bougies se réduisirent à une dimension universelle. Derrière cette pièce cloisonnée, ces murs, pas de relents du Pékinois Déroutant, pas de rues, pas de ville. L’absence d’existence. Le noir absolu où rien ne vivait. Et dans ce néant, deux êtres, face à face. Un homme et une femme avec les cartes du Destin étalées devant eux.

L’esprit de l’homme explorait des interprétations mystiques. Il se sentait aussi libre que prisonnier, comme si on tentait de le saisir.

– Êtes-vous réelle ?

Une question abrupte, dénuée de réflexion, qu’il se surprit à poser.

Elle lui rendit un sourire inquiétant.

Il frissonna.

– Seulement si vous le souhaitez.

– Suis-je en train de rêver ?

– Oui… et non.

– Qui êtes-vous ?

– Je suis une Messagère que l’on vient consulter pour satisfaire sa curiosité. Maintenant, tirez trois cartes.

Ce qu’il fit, de la main gauche.

– Celle du cœur, nota-t-elle.

Les cartes, il ne s’en souvenait pas. Mais était-ce vraiment important ? Après tout, ces voyants ne vendaient que des rêves et de l’espoir.

Soudain, il se retrouva dehors, dans l’impasse. Sur le mur, il n’y avait aucune porte. Seulement une rue sordide parmi tant d’autres.

Il se demanda ce qu’il faisait là.

 

Il rassembla ses souvenirs et partit.

Tourner le dos à une vie comblée de rires, de joie, n’était pas chosée aisée, même si ces moments furent constellés de peines et de chagrins, le chemin pour y parvenir est long.

Debout devant sa maison, il craqua une allumette et la jeta sur le porche où il venait de répandre plusieurs jerricans d’essence. Les lames de bois prirent feu instantanément. Peut-être le brasier attirerait-il les déguenillés.

Toute une horde pouvait débarquer en traînant sa faim insatiable, cela lui était bien égal, car jamais il n’avait éprouvé un si grand vide qu’en cette nuit.

Un soleil rougeoyant s’éleva jusqu’à la nuit étoilée. Le brasier gronda, consuma la charpente qui plia dans un grand fracas en emportant les murs. Les flammes broyèrent ses rêves, alimentèrent ses pleurs, et s’élevèrent jusqu’à toucher la cime des arbres alentours. Le temps lui parut long jusqu’à ce que sa maison soit réduite en cendres et retourne à la poussière.

Célia. Que vais-je devenir sans toi ?

Désormais, son visage, son rire, sa gaieté, emportés sur la route, rejoindraient ses souvenirs.

Avant de brûler sa vie, l’homme était resté au chevet où gisait le corps inerte de sa femme, rongé par la maladie. Son agonie dura une éternité. Maintes fois, elle l’avait supplié de mettre fin à ses souffrances. Il n’avait pu s’y résoudre.

Tandis qu’au dehors régnait le chaos, il s’était insurgé contre ce Dieu qui laissait périr ses enfants dans la plus ironique des situations. Cette fracture l’avait plongé dans un désir violent de la rejoindre. Une pensée glaciale figée sur le geste désespéré qu’il devrait alors accomplir. Mais il lui avait fait une promesse. Et il devait la respecter, quoi qu’il lui en coûte, même si l’idée de se retrouver seul dans ce monde effondré l’effrayait profondément.

Célia était partie sans un adieu. Il ne saurait jamais si elle l’avait vraiment aimé.

Peut-être est-ce mieux ainsi

Sa maison réduite à un tas d’ossements brûlants, le cinquantenaire pleura des larmes asséchées par le brasier.

Tout retourne à la poussière, lui avait-on dit un jour.

 

Durant ce qui lui parut des mois, il chemina en direction de l’Ouest, vers son but : l’océan pour y répandre les cendres de Célia. Elle ne l’avait jamais vu, aussi, il lui avait juré qu’il honorerait son vœu.

Au long de son périple, il évita les routes, longea des voies de chemin de fer rongées par la rouille, envahies de végétation, et remonta le fil de rivières taries sous le soleil de plomb. Ignorant les villes en ruine où le temps, depuis l’effondrement, s’était acharné à transformer les réalisations humaines en châteaux de sable, l’homme marcha sans cesse, besace sur le dos, pistolets et machette sur les hanches et fusil en bandoulière.

Une nuit, il campa dans une forêt proche d’une ville qui s’appelait autrefois Nederland. Autour d’un carré de troncs d’arbres, en guise de défense pour son campement, il tendit un fil serti de clochettes. Son alarme à déguenillés.

Gravir l’Est des Rocheuses avait été éreintant, il s’endormit rapidement et se mit à rêver, comme chaque nuit depuis son départ. Un rêve aux contours du visage de Célia, de ses cheveux noirs, ondulants au rythme de son corps qui dansait sur une musique lancinante.

Cette fois, le rêve prit une teinte sinistre.

Les bruits devinrent sourds, sa femme l’attira à elle, se mut dans une impasse obscure, là où, au fond, se trouvait une porte rouge. Son corps s’évanouit. Il se retrouva seul, une carte à la main avec l’inscription L’Arcane sans nom qui représentait un squelette, faux à la main, en train de moissonner un champ de têtes humaines. Un mauvais présage.

La cuisine du Chinois Baveur expurgea des relents de nourriture asiatique. Il ne savait pas où il était, seulement demeurait une impression de déjà-vu. La porte rouge, éveilla quelque chose en lui. Il toucha le bois et le sentit vibrer. La possibilité qu’une chose malsaine y fût tapie l’angoissait. Il tenta de l’ouvrir malgré tout. Elle alla céder, lorsqu’il s’éveilla en sueur, terrifié.

Un son de clochettes.

Il s’extirpa de la tente, machette à la main, les entrailles broyées par son cauchemar. Le jour se levait.

Un déguenillé était là, les tibias pris dans le fil, le silence de l’aube perturbé par le tintamarre des clochettes. Ses orbites cherchaient sa proie, sa mâchoire claquait de faim, ses bras décharnés tentaient de le saisir. L’homme lui flanqua un coup de machette sur le crâne qui explosa dans une gerbe de sang noir. La créature s’effondra, désarticulée.

Après avoir empaqueté ses affaires, l’homme reprit la route, encore secoué par son rêve. Toute la journée, il traîna son goût amer. Et la suivante, puis celle d’après, et ainsi de suite durant des semaines, jusqu’à ce qu’il ait franchi l’hiver des Rocheuses, et que la douce température de l’ancien État de l’Arizona prenne place.

Sur les cimes et dans la nature, il ne croisa qu’une poignée déguenillés, autrefois randonneurs et gardes faune. C’est ensuite, dans les plaines, qu’il aborda des communautés où, derrière des hautes palissades, l’humanité se reconstruisait. Au-delà des planches de bois, parfois, il entendait les rires d’enfants. Il était alors envahi d’un sentiment d’injustice, qu’il ravalait aussitôt en se disant que tout espoir n’était pas perdu, que la vie, où qu’elle soit, peu importe à quels tourments elle était exposée, continuait de se répandre.

Mais l’homme ne voulait pas se mêler aux autres, trop obsédé par son cauchemar.

En quête de nourriture, ses pas le menèrent dans la ville de Flagstaff. Il pria pour que tout n’y ait pas été pillé.

Il contourna un bâtiment administratif, et perçu les bruits gutturaux propres aux déguenillés. Il devait faire vite avant qu’ils ne se rassemblent et le trouvent. Il repéra une épicerie dans la rue principale, attendit à l’angle opposé pour s’assurer que c’était sans danger. D’un pas souple, il atteignit l’entrée, jeta des coups d’œil alentours, pistolet à la main. La devanture était crasseuse, les gonds de l’entrée fracturés, signe qu’il n’y aurait probablement aucun vivre. Il tenta cependant sa chance, ouvrit le battant, se faufila et pénétra dans le magasin. L’endroit était poussiéreux et calme, les rayonnages vidés. Il jura et se dirigea vers l’arrière-boutique, sur ses gardes. Rien.

Surgissant de nulle part, un épicier en lambeaux se jeta sur lui, la mâchoire claquant comme un vieux dentier sur ressort. Surpris, l’homme leva son arme. Trop tard, elle lui échappa quand le déguenillé fondit sur lui. Des relents de putréfaction l’assaillirent. Une pensée surgit dans son esprit : « Je vais mourir ici, au milieu de nulle part ».

Il tenta tant bien que mal de repousser les assauts du décharné. Il chercha frénétiquement son couteau contre sa cuisse, l’extirpa du fourreau et d’un geste rapide, le planta dans la tête du mort-vivant qui s’écroula sur lui, répandant un sang noirâtre et visqueux sur sa chemise.

L’homme se releva, poisseux, le cœur tambourinant. Il observa la créature. De la poche arrière du jean crasseux dépassait quelque chose qui attira son regard. Il s’en saisit. C’était une carte de tarot. L’Arcane sans nom.

L’homme tituba.

Et le monde bascula.

Brusquement, il se retrouva dans l’impasse, la carte à la main, les odeurs du Pékinois Frit comme repère olfactif. La porte rouge l’attendait. Son cœur battait plus vite qu’auparavant.

Comment pouvait-il être ici, alors qu’il se trouvait dans une épicerie à Flagstaff ?

Il toucha le bois. Qui vibra.

– Il y a quelqu’un ?

– Entrezje vous attendais, répondit une voix lointaine derrière la porte.

C’était comme dans son rêve. Le couloir obscur, les bruits subitement éteints de la rue et la pièce sans fenêtre avec la vieille femme.

– Vous êtes enfin là, Josh.

Stupéfait, il la regarda sans rien comprendre. Jusqu’à son prénom. S’appelait-il réellement Josh ?

– Je… j’ai rêvé de vous. Depuis des mois… Vous… vous êtes le Diable !

Elle rit. Son visage s’illumina d’un air compatissant.

– Oh Dieu, non mon petit. Je ne suis pas le Diable.

– Alors qui êtes-vous ?

– Je vous l’ai dit lorsque nous nous sommes vus la première fois. Vous ne vous en souvenez pas ? Je suis une Messagère, et aujourd’hui, je suis là pour vous délivrer.

– Me délivrer ? Je n’en ai pas besoin, dit-il avec aplomb.

– Oh que si, Josh.

Josh ne saisit rien. Dans ses rêves, la vieille voyante irradiait d’une puissance néfaste. Il l’avait sentie.

Mais maintenant, ce n’était pas le cas.

– Vous devez regarder les cartes, Josh. Souvenez-vous.

Sur la table, disposées en pentacle les vingt-deux cartes face contre la table et trois retournées : L’Arcane sans nom, l’Hermite et le Soleil. Celles qu’il avait tirées… un soir sombre.

– Que… que signifient-elles ?

– L’Arcane sans nom, la treizième du jeu de tarot, est aussi celle que l’on compare à la Mort. Or, il n’en est rien. Elle indique seulement que vous devez faire votre deuil, vous êtes resté trop longtemps dans l’ombre. Elle signifie pour vous, que les changements ne sont pas dangereux, bien au contraire. Trouvez la lumière.

De quoi devait-il faire le deuil ?

La voyante enchaîna :

– L’association avec l’Hermite, dit-elle en désignant celle représentant un vieil homme vêtu d’une bure, candélabre en main, révèle que vous êtes en processus de transformation et qu’ensuite vous pourrez atteindre la sagesse. Après la compréhension vient l’acceptation, Josh.

Avant que Madame Soleil ne reprît, il se demanda en quoi il était devenu plus sage.

– Enfin, le Soleil annonce la clarté, le succès. Associée à l’Hermite elle peut être négative et indiquer le repli sur soi. Une trop grande introspection peut mener à la solitude
et à la détresse, et évincer ceux qui nous aiment. Sinon, elle annonce le changement profond, le rayonnement.

Josh songea aussitôt à Célia, et les larmes qu’il avait contenues durant des mois, s’écoulèrent instantanément.

– Elle va mourir… lâcha-t-il dans un hoquet.

– Je sais. Mais il en va ainsi pour nous tous. Il faut l’accepter. Tout retourne à la poussière. L’essentiel c’est que vous soyez là pour surmonter cette épreuve avec elle.

Il opina, comprenant enfin.

– Maintenant, il faut vous réveiller, Josh, le temps est venu. Ceux qui vous aiment ont besoin de vous, ne restez plus dans l’ombre.

Derrière la voyante s’ouvrit alors une porte de laquelle s’échappa une luminosité intense, chaude et aveuglante.

– Elle vous attend, dit-elle en observant Josh se diriger vers la lumière.

 

Il ouvrit les yeux et Célia était là. Des larmes inondaient son beau visage. Il tendit sa main et les essuya.

– Je t’aime, dit-il avant de sombrer à nouveau.

– Moi aussi, Josh, moi aussi, l’entendit-il répondre.

 

Trois jours s’écoulèrent.

Célia lui raconta qu’il y avait onze mois de cela, il avait été consulter une voyante après un défi lancé par leur stupide voisine. La blague avait mal tourné lorsque Josh était ressorti de la gargote et qu’il était tombé sur des types ivres qui l’avaient roué de coups et laissé pour mort. Heureusement, il s’en était sorti, mais au prix de tous ces mois de coma. Onze mois durant lesquels Célia avait dû vendre la maison pour payer les soins médicaux, et trouver quelque chose de plus petit, de moins cher. A l’extérieur de la ville. Dans les bois.

Josh se remit sur pieds et un jour, alors qu’il s’apprêtait à quitter l’hôpital, il demanda à Célia :

– Où est la vieille voyante Célia ? Elle était là récemment, non ?

Elle le regarda, stupéfaite, et se demanda comment il pouvait savoir.

– Après ton agression, se sentant responsable de ce qui t’étais arrivé, elle n’a pas cessé de venir ici, prier à ton chevet. C’était vraiment quelqu’un de bien. Oh Josh, je suis désolée, elle est décédée il y a environ six mois.

Il n’arrivait pas à y croire. Et pourtant, il se rappelait qu’elle lui avait dit être une Messagère.

… De bon présage, songea-t-il.

 

Quinze mois plus tard.

– Tu as vu Josh ?

– Non, quoi ?

– Les infos parlent d’un virus qui se répand. L’encéphalite méningite aiguë qui s’
attaque au système nerveux central. Ils racontent que les gens deviennent violents, que
leur morsure contamine ceux qu’ils mordent.

– C’est de la mauvaise science-fiction tout ça.

– Ça me fait peur.

– Ne t’inquiète pas ma chérie, la rassura-t-il en la prenant dans ses bras. Si c’est réellement le cas, et non une fake news, alors les scientifiques vont vite nous pondre un vaccin comme le Covid-19.

Lorsque les paroles franchirent sa bouche, Josh n’y crut pas un instant. Il le savait. Tout cela s’était déjà déroulé dans son rêve.

L’effondrement c’était maintenant.

Il n’eut pas la force ni le courage d’en parler à Célia. Il fallait que les choses se fassent. Influencer le Destin pouvait parfois s’avérer aussi futile qu’inutile. Mais en lui se creusa un vide immense rien qu’à la pensée que sa femme allait mourir et qu’il devrait affronter ce monde rempli de morts.

 

FIN

 

 

Tirage :

1ère carte : L’Arcane sans nom

2ème carte : L’Hermite

3ème carte : Le Soleil

 

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