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Je suis le Fou, le Mat du tarot. Baluchon à l’épaule, je voyage léger. J’ai coupé les ponts, largué les amarres et je me laisse désormais guider par mes instincts, ce petit chien qui jappe et éventuellement me mordille les fesses quand je tends à m’assoupir dans une situation trop confortable.
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Je suis le Fou, le Mat du tarot. Baluchon à l’épaule, je voyage léger. J’ai coupé les ponts, largué les amarres et je me laisse désormais guider par mes instincts, ce petit chien qui jappe et éventuellement me mordille les fesses quand je tends à m’assoupir dans une situation trop confortable.

 

Je n’ai pas toujours été ainsi. Née en 1906 dans une famille bourgeoise de province, tout me prédestinait à me marier jeune avec l’un des notables du bourg, à lui faire de gentils enfants et à offrir le thé aux autres femmes de notables, toutes gentilles et charmantes. Destinée que j’ai suivi à la lettre, épousant Arthur, le plus jeune associé de mon père, avoué de son état et « promis à de grandes choses », lui donnant un garçon et une fille et tenant un ménage impeccable. Bonne couturière, j’habillais les enfants sans fantaisie, gérais la maisonnée sans soubresaut et répondais sans murmure à toutes les exigences.

Mon mari nourrissant quelques ambitions politiques, je faisais appel aux talents culinaires de Françoise, cuisinière hors-pair malgré sa basse extraction sociale, lors des repas qu’il me priait d’organiser de plus en plus souvent. Quand il remarquait ma présence ou les effets de mes efforts, c’était pour me féliciter d’un sourire satisfait, auquel je répondais avec une courbette qui n’était même pas ironique : j’étais son humble servante. Lors de sa réélection au conseil municipal, qui le désigna maire, il me tapota la joue après un banquet particulièrement réussi, puis sortit avec ses amis pour ne rentrer que tard dans la nuit, passablement éméché si j’en crois le bruit qui monta du hall d’entrée. Je priai silencieusement pour qu’il n’entre pas dans ma chambre et fus soulagée de l’entendre passer, essoufflé et trainant les pieds, dans le corridor.

Les enfants ne m’offraient ni joies ni inquiétudes particulières. L’ainé, Guillaume, d’un naturel secret, adopta fort vite l’attitude hautaine de son père envers la gent féminine, uniquement bonne à satisfaire ses besoins et dont la moindre marque d’affection lui semblait insultante. Je me souviens du jour de ses huit ans. Alors que j’avais préparé un goûter pantagruélique pour ses quelques camarades et leurs mères, et fait preuve d’imagination pour leur proposer nombre d’activités ludiques, il refusa tout net de m’embrasser au moment de son coucher. « Cessez ces minauderies, mère, je ne suis plus un enfant », m’asséna-t-il de sa voix haut perchée. Profondément blessée, je tentai de m’endurcir moi aussi et lui répondis d’une voix égale : « Ce sera comme tu voudras ».

Geneviève était plus vivace. Ses boucles blondes, sa bouche en cœur et ses yeux changeants comme les couleurs de ciel en faisaient la préférée des commerçantes du quartier, de ses institutrices, et de son père bien sûr. Elle adorait être au centre de l’attention et développa des talents de séductrice dont elle usait et abusait envers tous, sauf moi. Si j’avais espéré une relation de complicité féminine, je compris vite qu’elle aussi me voyait comme son inférieure, à qui elle ne s’adressait que pour exiger un service impeccable et rapide. J’essuyai de nombreuses rebuffades lors de mes rares tentatives de lui faire entendre raison, ou de la mettre à l’ouvrage. Un jour que je lui demandai de découdre l’ourlet de sa belle robe bleue, puisqu’elle avait grandi et que ses genoux dépassaient, elle éclata d’un rire mauvais : « Ne soyez pas ridicule, vous le ferez vous-même. Je ne veux pas abimer mes mains à des travaux d’aiguille ! » Sursautant devant tant de malice, je lui rappelai qu’une jeune fille accomplie se devait de savoir coudre. « Pas moi ! J’épouserai un prince qui m’entourera de serviteurs, ne voyez-vous pas que je suis la plus jolie ? »

J’abdiquai, cette fois-là comme toutes les précédentes et toutes les suivantes, et me résignai à ce rôle pour lequel j’avais été éduquée et qui me valait, il faut le dire, l’admiration des autres maîtresses de maison. Parmi elles, je n’avais qu’une seule véritable amie, Madeleine que j’appelais Madouce depuis l’enfance. Elle aussi avait « fait un bon mariage », mais le sort ne leur avait pas donné d’enfants, ce qui ne manquait de la réjouir. De nature nettement plus indépendante que moi, jouissant d’une fortune considérable et d’un mari souvent absent, elle étouffait dans notre petite ville et m’encourageait constamment à la suivre au café, au théâtre ou dans des expéditions dont je savais quand elles commençaient mais pas vraiment où elles nous mèneraient. Cédant devant son insistance, j’acceptai ainsi de la suivre au mariage de sa cousine à Angers. Madouce m’avait convaincue d’oublier ce qu’elle appelait ma vie morose et, pour une fois, d’essayer de m’amuser. « J’ai connu une Christiane plus vivante, on dirait une morte ! Allez, prends tes plus belles tenues, nous partons vendredi avec le train de 10h28 et logerons chez ma cousine ».

J’étais un peu affolée mais aussi excitée par cette perspective. La mère d’Arthur avait exigé que « ses petits » viennent lui tenir compagnie, mon mari devait se rendre à une réunion du parti, je disposais donc de trois jours, un fait exceptionnel. Quelques jours plus tôt, navrée de constater une fois encore que mes robes étaient trop tristes, Madouce m’avait emmenée d’autorité Aux Dames de France, qui venait d’ouvrir ses portes, et m’offrit un tailleur-jupe pour la journée et une longue robe fluide pour la soirée. Elle insista pour renouveler aussi ma garde-robe intime, ce qui fit monter le rose à mes joues, mais comment résister à son rire contagieux ? Je retrouvai la légèreté de ma jeunesse et finis par tout accepter.

 

C’est ainsi que nous débarquâmes à Angers par un bel après-midi de printemps. La cousine de Madouce, débordée par les préparatifs et sa nervosité, nous supplia d’aller déjà à l’Hôtel de France où aurait lieu la fête du lendemain et où elle nous avait réservé une chambre spacieuse. De nouvelles tenues, le train, l’hôtel sans mari ni enfants, tant de liberté devant moi : ma joie augmentait d’heure en heure ! Après avoir pris possession des lieux, rafraîchies et coquettes, nous sortîmes bras dessus bras dessous, prêtes à vivre l’aventure. Nous admirâmes le château, suivîmes les quais et la promenade du Grand-Mail et rejoignîmes la Place du Ralliement où, assoiffées, nous nous assîmes à une terrasse et commandâmes deux Schick’s, « l’apéritif inédit » qui faisait fureur à l’époque. Yeux pétillants, lèvres rouges entrouvertes, nous regardions passer les gens en faisant force commentaires coquins qui nous faisaient éclater de rire.

Deux femmes encore jeunes et rayonnantes ne peuvent passer inaperçues longtemps. Conscientes des regards qui se posaient sur nous, nous riions d’autant plus et acceptâmes de bonne grâce deux nouveaux apéritifs « offerts par ces messieurs », nous dit le serveur à l’éblouissant tablier blanc en désignant trois jeunes hommes souriants assis à la table voisine. Enhardis par nos verres levés à leur santé, ils se joignirent à nous, se présentant aussitôt : Julien, clerc de notaire, Antoine, ingénieur, et Gilles à la profession incertaine.

Une conversation décousue s’ensuivit. Julien et Antoine encerclaient mon amie, tandis que Gilles me couvrait d’un regard rendu troublant par la longueur de ses cils. Il possédait une beauté presque féminine ; long et mince, la nonchalance de sa tenue dénotait une insouciance qui contrastait avec le cadre rigide de ma propre vie. « Pardonnez-moi, lui dis-je, je n’ai pas compris ce que vous faisiez dans la vie… » « Moi ? Je vis. Pas vous ? » Était-ce l’effet de l’alcool, de la liberté, certes passagère, dont je jouissais, ou l’ourlet parfait de ses lèvres roses ? Sa réponse m’enchanta. Et tandis que Madouce faisait tournoyer la tête de ses deux compagnons, je souriais au mien et me laissai bercer par sa philosophie. Il me posa de nombreuses questions, réagit avec une horreur simulée à la « profonde tristesse » de ma situation et m’encouragea à faire comme lui : vivre, vivre comme bon nous semble sans tenir compte des injonctions sociales ou morales. Jamais personne, pas même Madouce, ne m’avait parlé ainsi.

Puisque nous refusions un troisième apéritif (je me sentais déjà pompette), nos admirateurs nous proposèrent d’aller dans une « gargote de bon aloi » manger les meilleures spécialités de la région. Nous partîmes tous les cinq comme de vieux copains et arrivâmes dans un antre enfumé mais propre, où ils furent reçus en princes. Une table fut immédiatement dégagée, et alors que je demandais à voir le menu, ils me répondirent en chœur : « Ici, c’est galipette d’Anjou et cul de veau ! » Madouce et moi éclatâmes de rire, pensant à une plaisanterie plus ou moins graveleuse, mais point du tout : nous dégustâmes de délicieux champignons farcis, suivis d’un quasi de veau en cocotte qui fit exploser nos papilles. Le vin blanc coula à flots, les anecdotes fusaient, je n’avais jamais autant ri de ma vie. Serrés les uns aux autres, entourés de convives aussi joyeux que nous, nous nous sentions unis et indestructibles.

En toute logique, une fois repus il fallait danser. Là encore, nos trois compagnons connaissaient le lieu idéal, un cabaret vraiment sympathique (« avec artistes, s’il vous plait ! » s’exclama Julien, « et il nous plait » répondit Madouce). Suivant Julien, Madouce et Antoine qui, enlacés, zigzaguaient sur les trottoirs, Gilles me prit la main et ne la lâcha plus jusqu’à notre arrivée devant l’Alcazar, audacieux bâtiment Art Nouveau où six bustes de femmes dénudées souriaient pour nous souhaiter la bienvenue. À la fois café-concert, music-hall et dancing, ce haut-lieu des nuits angevines m’invitait dans un paradis de rêve.

Nous nous installâmes, nous guinchâmes, nous bûmes et nous parlâmes. Beaucoup. L’atmosphère était à la joie. Nos compagnons connaissaient tout le monde, notamment de fort belles femmes, mais Gilles ne paraissait s’intéresser qu’à moi, me lâchant à regret quand l’un ou l’autre insistait pour que je lui accorde une danse. Ce fut une folle nuit, la première de ma vie…

Quand les serveurs désireux de nettoyer la salle vide exigèrent que nous quittions les lieux, nous sortîmes éblouis par les lueurs de l’aube. Un peu sonnés, nous fîmes quelques pas et trouvâmes un banc sur lequel Madouce et moi tombâmes, rattrapées par un épuisement profond. Gilles se glissa à mes côtés, couvrit mes épaules de sa veste et de son bras léger, et nous restâmes silencieux un long moment. Antoine partit à la recherche d’un taxi et revint, nous nous y entassâmes tous les cinq sans dire un mot.

Arrivées à l’hôtel, Madouce et moi sortîmes et nous penchâmes par les fenêtres ouvertes pour remercier nos compagnons de cette nuit exceptionnelle. Gilles au regard si doux effleura mes lèvres avec les siennes et murmura : « À demain ? » « Oui. Enfin… je ne sais pas ». « À demain », affirma-t-il d’un ton soudain sérieux.

De retour dans la chambre, je m’effondrai toute habillée sur mon lit, le corps inerte et le cœur battant. « Oh, Madouce, quelle nuit ! » « Parfaite ! Cela faisait trop longtemps que je ne te voyais pas si heureuse… et il me semble que Gilles n’y est pas pour rien ! » « Ah, Gilles… Gilles… je vais rêver de lui cette nuit, c’est sûr ! » « Mais pour cela, il faut te coucher. Allez, courage, déshabille-toi et hop, au lit. » « Oui maman ». Nous éclatâmes une dernière fois de rire, avant de rejoindre les bras de Morphée, qui prirent pour moi la forme et l’odeur de ceux de mon philosophe désormais préféré.

 

Le lendemain, trop tardives pour prendre le petit-déjeuner en salle, nous fîmes monter beaucoup de café noir à la chambre. Sur le plateau, deux longues roses, l’une rose et l’autre rouge, avec un carton accolé : « Pour deux femmes merveilleuses, que j’attendrai toute la journée au café où nous nous sommes rencontrés. Respect, tendresse et amitié, Gilles. » Émue aux larmes (« c’est la fatigue » prétendis-je à Madouce qui riait), je lui demandai quel était notre programme. Elle s’empressa de dire qu’elle devait filer voir sa cousine, que celle-ci épousait un imbécile (« Notre destin à toutes, on dirait… mais rien ne dit qu’on ne puisse lui tordre le cou ! ») et que ma présence n’était pas nécessaire à la cérémonie, que j’avais donc quartier libre jusqu’à 18 heures. Je fondis en larmes, elle me bouscula (« Ne sois pas idiote, saisis ta chance ! ») et, tel un tourbillon, me laissa bientôt seule.

Je me recouchai sur le lit, perplexe et ravie à la fois. Que devais-je faire ? J’étais seule et libre comme l’air pendant plusieurs heures, un homme charmant, délicieux et profond m’attendait et m’attendrait tant qu’il le faudrait, que faire ? Je vous parle des années 30, la place et le rôle de la femme avaient été ancrés, voire cloués au tréfonds de mon être depuis l’enfance. J’avais mené jusqu’ici une vie sans émotion mais sans bavure, allais-je y renoncer ? Impossible.

Pourtant les souvenirs de la nuit antérieure insistaient. Ses regards, sa main chaude tenant la mienne. Et surtout, certaines phrases. « Moi, je vis. Et vous ? » Étais-je vivante ? Cette vie modèle d’épouse, de mère parfaite, était-ce une vie, était-ce ma vie ?! Pas vraiment. Mon Dieu, que faire ?

Pour mettre un terme à cette torture, je pris une longue douche, maquillage léger et nouveau tailleur dont la jupe bordeaux découvrait mes mollets, et décidai d’aller prendre le soleil. Marchant au hasard, je trouvai un parc et m’assis sur un banc, étendant mes bras sur le dossier et offrant mon visage aux bienfaisants rayons. Soudain, je sursautai : une femme étrange venait de s’asseoir à côté de moi. Yeux plissés dans un visage sillonné de rides profondes, une dent en or brilla quand elle me sourit. « Vous m’avez l’air troublée, ma jolie. Je peux sans doute vous aider. » « Euh, non, je ne crois pas… » « Si. Faites-moi confiance. » ajouta-t-elle d’une voix douce mais ferme.

Après tout, je me sens perdue, je ne risque rien, et qui sait, c’est peut-être le destin qui m’envoie cette femme ? « Que proposez-vous exactement ? » Plongeant une main dans l’une des poches de sa grande jupe bariolée, la femme en sortit un jeu de tarot qu’elle me tendit. « Vous aider à savoir qui vous êtes vraiment. Tirez une seule carte. » Subjuguée, je pris le paquet entre mes mains, mes yeux oscillant entre lui et le visage buriné. Je sortis enfin une carte, la lui tendis sans oser la retourner. Elle la posa, face en l’air entre nous, et un rire joyeux s’échappa de sa gorge.

« Le Fou, il Matto, le Mat dans la langue de Marseille. C’est la plus belle carte du Tarot, le dernier arcane majeur. Vous le voyez, il avance dans la vie, libéré de son passé, suivant sa voie personnelle. Le jeune chien qui le talonne représente son instinct, qui lui indique la voie vers la libération. Le message est clair, ma jolie. Écartez-vous des sentiers battus et prenez la route, où qu’elle vous mène. Vivez ! »

J’étais abasourdie. La vieille me caressa la joue, me sourit, empocha son paquet de tarot et s’éloigna. De loin, elle me cria encore : « Il faut vivre, vivre sa vie, vous comprenez ? ».

Alors le nœud qui me bloquait la gorge et les sens depuis tant d’années se dénoua, laissant libre passage à un flot d’émotion intense. Pleurant, riant, je me mis à courir, à courir comme une petite fille débordant d’énergie, et j’arrivai haletante, décoiffée, à la terrasse du café où Gilles se leva d’un bond. Illuminé, il m’ouvrit ses bras et je m’y blottis avec une telle violence que nous retombâmes enlacés sur sa chaise. Rires. Oh que c’est bon de rire !

 

Depuis ce jour béni, 38 ans se sont écoulés. Depuis je vis ma vie, cette vie du Mat qui va sans attache ni remords. Parfois seule, parfois accompagnée pour un bout de chemin, j’essaie d’écouter ce qui résonne au fond de moi et de le suivre au plus juste. Je tente, bien sûr, de ne faire aucun mal, mais nul ne peut plus m’empêcher de vivre, de vivre ma vie.

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