Chapitre 1

1

Il y a des fois où pour moi l'écriture fait office d'exutoire. J'ai écrit cette nouvelle durant l'automne 2021, alors que j'avais pas mal de peine à supporter les tensions liées à la crise sanitaire. Les personnages sont fictifs, mais le ressenti est bien réel.
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Je ne connais pas vraiment ma voisine du dessus. En fait non, c’est plutôt elle qui ne me connait pas vraiment. De caractère plutôt réservé, j’ai de la peine à aborder les gens et j’évite de parler de moi. Vous avez déjà remarqué comme les gens aiment parler d’eux? C’est un excellent moyen de détourner la discussion quand on souhaite éviter d’être le sujet de conversation.

Avec ma voisine du dessus, c’est trop facile. Elle s’aime énormément et adore attirer l’attention. Il n’y a qu’à voir son maquillage qui la met parfaitement en valeur, sa coupe de cheveux toujours impeccable (de longues boucles blondes qui lui tombent harmonieusement sur les épaules), ses habits toujours à la dernière mode. Juste ce qu’il faut de voyant pour être remarqué sans tomber dans le vulgaire. Sans oublier des chaussures, toujours à talons, qui signalent son entrée et ponctuent son départ, comme des points de suspension. Elle a une parfaite maîtrise de l’emballage et une propension certaine à devenir le centre d’intérêt. Elle en impose, sait capter l’attention, comme si un rayon invisible attirait les gens vers elle.

Moi, elle m’intimide.

Et depuis quelque temps, elle me fait peur.

 

Ce sentiment a commencé à germer quand je l’ai croisée devant les boîtes aux lettres, une étoile jaune épinglée à sa jaquette. Je ne pouvais pas en détacher les yeux, abasourdi de trouver ce symbole en plein 21e siècle. Elle a remarqué mon étonnement, car elle m’a spontanément expliqué:

— C’est parce qu’on nous ostracise, on nous prive de nos libertés, comme les juifs sous le régime nazi.

Sur ce, elle s’en est allée d’un pas résolu, rythmé par le tic tic décidé de ses talons.

Je suis resté sans voix. Ce qui n’était pas gênant en soi puisqu’il n’y avait plus personne à qui parler. Et heureusement! Cette affirmation, maintes fois entendue, me met fondamentalement mal à l’aise.

Déjà, je ne vois pas le rapport. Je trouve ça même hyper prétentieux d’une certaine manière. Et franchement irrespectueux pour ceux qui ont souffert et qui sont mort sous le régime nazi. J’ai beau chercher, je ne vois pas le lien entre des gens qui se sont vu confisquer leurs biens, parqués dans des ghettos, puis déportés vers des camps de concentration où la plupart ont été assassinés en masse de façon réfléchie et systématique, et d’un autre côté des gens qui sont libres de ne pas se faire vacciner et qui se font à peine amender s’ils ne respectent pas les mesures sanitaires. Car, faut-il le rappeler, on est en pleine pandémie.

 

La société actuelle m’effraye. Je n’ai jamais été le gars super à l’aise dans les soirées, mais je ne crache pas non plus sur une petite bière entre potes le vendredi soir, une sortie le samedi, un repas ou un ciné.

Avec le Covid et le confinement, tout s’est arrêté. Je me suis retrouvé enfermé chez moi, dans mon trois pièces, en télétravail, avec des sorties pour faire mes achats ou pour une promenade, histoire de prendre l’air dans le parc voisin.

J’ai été très ému de voir les élans de solidarité dans mon quartier pour approvisionner les personnes âgées, envers le corps médical en première ligne face au virus et aussi tous ces messages de partages, de force, de courage, d’espoir et d’amour sur les réseaux sociaux. J’ai vu le monde se serrer les coudes. On est tous dans le même bateau, on se retrouve tous face à la même menace, on est tout pareil, tous autant démuni. L’humanité tout entière faisait preuve de solidarité.

Puis la première vague est passée, on a eu un bref moment de répit avant que la deuxième ne s’annonce et là, tout est parti en cacahuète.

Je m’étais habitué au calme, à l’unité de la population quasi unanime face à la menace commune. Je me disais que le monde était beau, je voyais de l’espoir. Enfin on réalisait qu’on était tous sur la même planète et on allait en prendre soin.

Ma naïveté, qui parfois peut être une force, m’a valu ici une désillusion magistrale.

J’ai réellement pris conscience de la note discordante en surprenant une discussion entre ma voisine du dessus et le voisin du deuxième. Elle parlait de nanoparticules injectées dans notre corps à l’aide du vaccin contre le Covid, et qui permettraient à Bill Gates de tuer une partie de la population grâce aux antennes 5G que les autorités profitaient d’installer discrètement alors que tout le monde était confiné.

Je me suis approché et je lui ai demandé comment elle savait qu’il y avait des nanoparticules dans un vaccin qui n’existait pas encore. Ma question était dénuée d’intention belliqueuse, j’étais juste intrigué et je voulais comprendre. Elle m’a répondu, d’un air hautain:

— C’est connu, renseigne-toi!

J’ai répondu que j’allais faire ça et je suis parti la queue entre les jambes, me maudissant d’avoir osé lui poser une question plutôt que de m’en tenir aux salutations standards.

C’est là que j’ai réalisé, après m’être renseigné comme suggéré par ma voisine du dessus, que le monde ne vivait plus en harmonie solidaire, mais qu’une cacophonie dissonante commençait à se répandre à la surface du globe.

 

Ça, c’était il y a une année, depuis ça n’a fait qu’empirer. Jusqu’à l’étoile jaune mentionnée précédemment. Je sais qu’on ne partage pas les mêmes idées, ma voisine du dessus et moi, mais grâce à mon excellence dans l’art d’esquiver les sujets qui fâchent, j’arrive toujours à éviter la confrontation.

Surtout, j’essaye de ne pas me retrouver face à elle, ce qui limite considérablement les risques de devoir participer à une conversation déplaisante, voire fatale pour notre cordiale entente de voisinage.

 

J’entends pas mal ce qui se passe dans l’appartement du dessus. Plus que chez mes voisins de palier.

J’entends les meubles qu’on déplace, l’aspirateur, le téléphone en sourdine, des éclats de voix quand ma voisine reçoit des invités. Et surtout, j’entends ses talons. Des fois j’ai l’impression qu’elle aime se promener chaussée de ses escarpins et qu’elle fait des longueurs dans son appartement pour le plaisir. Mais généralement, elle les met avant de sortir, ce qui me donne une indication sur quand éviter de quitter mon trois pièces pour ne pas la croiser. Ça fonctionne plutôt bien comme système.

Elle a régulièrement des gens qui viennent chez elle. Un jeudi soir sur deux. À force de les entendre rire et s’exclamer au-dessus de ma tête, j’ai noté la fréquence de ces soirées.

 

Et puis un jour, un événement totalement sans rapport m’a valu une prise de conscience alarmante. J’aimerais que ce soit faux. Mais quand il y a trop de coïncidences, ça ne peut plus être des coïncidences.

 

Un mardi matin, alors que je me rendais à la pharmacie, une employée était en train d’enlever le panneau «Ici vaccination contre le COVID-19». Ils avaient reçu des lettres de menaces, des lettres anonymes détaillant leur emploi du temps ainsi que les noms des membres de leur famille. Il y était dit aussi quelque chose du genre: halte à la vaccination, au nom de notre liberté, on vous a à l’œil.

Les propriétaires de l’établissement ont eu peur. Certaines pharmacies ont été saccagées, eux préfèrent arrêter de vacciner plutôt que de risquer des représailles.

Ils ont déposé plainte, mais face à une lettre anonyme, la police ne peut pas grand-chose, même si le cachet de la poste montre que le ou les auteurs des menaces habitent dans notre ville.

C’est là que j’ai revu (dans ma tête) ma voisine, vendredi matin, déposer un tas de lettres dans la boîte contre le mur de l’immeuble. J’ai enregistré ce détail dans ma mémoire, car je me suis retrouvé juste derrière elle en sortant de l’immeuble. J’avais pourtant attendu cinq minutes que le bruit des talons ait quitté l’appartement. Mais elle avait croisé un voisin dans le hall d’entrée et je l’ai rattrapée. Comme un bus arrivait au même moment, j’ai sauté dedans pour l’éviter. Ce n’était pas mon bus et j’ai dû charger à l’arrêt suivant.

Oui, ça peut paraître parano comme comportement et c’est certainement très irrationnel. Si ça se trouve, elle me dirait simplement bonjour, ce à quoi je répondrais pareil. Pas de quoi sauter dans le mauvais bus. Mais je n’arrive pas à me faire à l’idée de devoir lui parler.

 

Bref, pour en revenir aux lettres de la voisine. Je n’ai pas pu m’empêcher de faire le lien entre celles qu’elle a postées le vendredi matin et celle qu’a reçue la pharmacienne, tout comme beaucoup de ses collègues, le lundi suivant.

 

Du coup, je me suis demandé si les soirées un jeudi sur deux chez ma voisine du dessus étaient de simples repas entre amis ou s’il s’y tramait autre chose.

 

Un événement m’avait marqué: le sabotage du centre de vaccination. Je ne parle pas des gens qui prenaient des rendez-vous sous de faux noms et ne venaient pas dans l’espoir que les doses soient jetées. D’ailleurs, grâce aux applications d’alerte et à la réactivité et disponibilité des gens, ces doses ont pu être sauvées.

L’événement qui me revient en mémoire c’est une tentative (une des, devrais-je dire pour être plus exacte) de sabotage de la chaîne du froid. Car si les antivax n’ont pas compris le principe du vaccin ARN messager, il y a une chose qu’ils ont bien saisie, c’est qu’il doit impérativement se garder à température basse. Alors quel meilleur moyen pour faire capoter la vaccination que de s’attaquer à la chaîne du froid? Ainsi, ils peuvent rester libres de ne pas se faire vacciner. Et ceux qui veulent se faire vacciner? Ils ne peuvent pas être libres de le faire?

Il y a eu une tentative dans ma région, je ne me souviens plus des détails. Mais une recherche sur Internet me donne la date: un week-end suivant un des fameux jeudis sur deux. Les complotistes diraient «coïncidence? Je ne pense pas…»

Je n’ai pas envie de tomber là-dedans. Mais quand même, il y a de quoi être troublé, non?

Depuis, je suis attentif à ces soirées. Je n’entends pas ce qui se dit, les conversations sont étouffées. Mais je distingue les éclats de rire, les discussions animées où le ton monte, et ce qui est le plus effrayant: les silences. Qui sait ce qui se passe dans un silence?

Souvent ils préparent une manif devant la mairie ou un autre bâtiment qui à leurs yeux justifie une telle action. Ils y crient «liberté» en toute liberté. Je ne comprends pas en quoi ils ne sont pas libres. Enfin si, j’avoue, je comprends en quoi ils pensent qu’ils ne sont pas libres. Mais pour moi c’est plutôt qu’ils ne veulent pas accepter les conséquences de leur choix.

Car tout le monde est libre de se faire vacciner, ou pas. Il n’y a aucune obligation.

Si on fait le choix de ne pas se vacciner, on reste un facteur à risque plus marqué, donc nos interactions sociales sont limitées. Ce qui semble plutôt logique.

 

Mais les antivax regardent les conséquences de leur choix, effectué en toute liberté, et s’offusquent. Ils veulent le beurre, l’argent du beurre et la crémière en prime.

Moi aussi j’ai envie de crier liberté! Mon slogan serait «Rendez-moi ma liberté. Faites-vous vacciner!»

Mais non, ils ne font pas confiance aux scientifiques ni au gouvernement, à l’OMS ou aux médecins complices. Car on nous ment! C’est le procès de Copernic version Covid. Le siècle des Lumières à rebours.

 

Je les entends de nouveau au-dessus de ma tête, ses talons qui claquent. Elle va sortir. Je regarde l’horloge, ajoute 5 minutes et j’ai mon heure de départ.

Manque de bol, en sortant de l’ascenseur, je la vois, une pile de tracts à la main, devant les boîtes aux lettres. Elle a alpagué une voisine et lui explique le monde.

La femme hoche la tête ni intéressée ni distante. Je n’arrive pas à savoir si elle adhère ou pas aux thèses de ma voisine du dessus. Elle, elle n’en doute pas, de l’adhésion de son interlocutrice. Je ferme mentalement mes oreilles, passe à côté d’eux en lançant un bonjour neutre et me presse dehors. Je saute dans le bus qui arrive à l’instant, le bon cette fois. Peut-être que cette journée sera bonne après tout.

 

Le soir en rentrant, je découvre son trac dans ma boîte aux lettres. C’est un pamphlet nauséabond contre les journalistes et notre quotidien national en particulier. Il appelle à une manifestation devant les locaux de la rédaction, pour leur «mettre le nez dans leur caca.» Tous des menteurs, des vendus au gouvernement, aux Big Pharma et tout le reste, qui cachent la vérité et profèrent des mensonges pour faire peur aux gens et les forcer à se faire vacciner.

En matière de faire peur aux gens, j’en tiens un bel exemplaire entre mes mains.

Mais ce tract me crispe particulièrement, presque plus que toutes les inepties proférées par les complotistes et autres antivax. Ce tract me glace, car je travaille dans le journal en question. Et je le reçois comme un uppercut en plein visage. Je ne peux m’empêcher de le prendre comme une menace directe. Déposée dans ma boîte aux lettres. Par ma voisine du dessus.

Certains disent que je suis trop sensible, que je prends les choses trop à cœur. Ils n’ont pas tort. Mais je suis comme ça. Je ne peux pas changer mon caractère. Et ce tract de ma voisine du dessus me fait l’effet d’un coup de couteau dans le dos.

Je ne suis pas journaliste, je travaille à la composition. Mais quelle différence cela représente pour eux? Mon employeur est un paria. Comme visiblement l’expression «ne pas tirer sur le messager» est devenue obsolète, tous ceux qui y travaillent sont des parias par ricochet.

Heureusement, ma voisine du dessus ne sait pas où je travaille. Elle ne s’intéresse pas vraiment aux autres. Mais si elle savait quand même? Ou si elle l’apprenait?

J’ai peur. Ses talons claquent sur ma tête et je me tasse, comme s’ils pouvaient m’atteindre, me pourfendre. Je me terre dans mon appartement. J’attends 15 minutes pour sortir maintenant, après son départ. Je redoute qu’elle apprenne qui je suis, qu’elle me dénonce à ses amis d’un jeudi sur deux et qu’ils viennent s’en prendre à moi. Car je suis à leur portée, juste sous leurs pieds.Oui, je sais, j’exagère, ma réaction est trop intense par rapport à la réalité. Mais certains collègues journalistes se sont vus prendre à parti violemment dans des manifestations qu’ils couvraient. Quand trouverons-nous des menaces personnalisées avec notre courrier, comme les pharmaciens, les médecins, les vulgarisateurs scientifiques?

 

Ma voisine du dessus s’insurge contre la situation, manifeste librement dans la rue pour dénoncer la privation de liberté dont elle est victime. Elle n’a pas peur, elle n’a pas honte de crier haut et fort ce qu’elle pense. De mon côté je préfère me taire, garder mon opinion pour moi, de crainte de me retrouver embarqué dans un débat stérile qui ne ferait que crisper un peu plus ses participants. Je dissimule mon ressenti, mes croyances pour éviter d’être pris à parti dans une conversation surréaliste.

Emprisonné dans la sécurité de mon appartement, je planifie mes sorties avec autant de soin qu’une exfiltration. Heureusement, grâce au télétravail, je peux me terrer la majeure partie du temps, ne me risquant à l’extérieur que pour réapprovisionner mon garde-manger. Pour cela j’ai trouvé un chemin de traverse: j’ai banni l’ascenseur de mon parcours et n’empreinte plus que l’escalier. Aucune chance d’entendre résonner ses talons sur les marches qui mènent à mon étage, le septième.

La descente s’effectue autour de la cage d’ascenseur, ainsi je bénéficie d’une deuxième assurance contre les rencontres non désirées. Seul point faible de mon plan, je dois traverser le hall d’entrée et longer les boîtes aux lettres en terrain découvert. Passage que je franchis la tête haute, après tout, on est entre gens civilisés, il paraît.

Quand je l’entends marcher sur ma tête, je me demande: sait-elle ou ne sait-elle pas que je travaille pour ceux qu’elle considère comme des vendus? Et si elle l’apprenait, me mettrait-elle dans le même panier que les «médecins corrompus», les «journalistes à la solde du gouvernement», les «politiciens pilotés par Big Pharma»? Où bénéficierais-je d’une trêve pour cause de voisinage? Sait-elle ou ne sait-elle pas? Je vis dans un paradoxe de Schrödinger duquel je redoute de sortir.

 

Ses talons claquent sur ma tête et je me terre, craignant de me faire dénoncer, d’être victime de leur délire qui, à mes yeux, commence à relever du fanatisme. Je panique à l’idée de me retrouver pris dans une de leur démonstration, même verbale.

Je ne pense pas qu’ils s’attaqueraient physiquement à moi. Ils me feraient plutôt des blagues. Rempliraient ma boîte aux lettres de feuilles mortes. Laisseraient des colis nauséabonds sur mon paillasson. Tagueraient ma porte. Des actions innocentes. Innocentes? Sans graves conséquences? Peut-être, mais ça ne les rend pas moins désagréables pour qui les subit. Surtout que ces «farces» sont généralement anonymes. Un moyen très digne de s’en prendre à quelqu’un!

 

Ses talons claquent sur ma tête, mon estomac se crispe, mon cœur manque un battement, je me terre dans mon appartement. Et dire que l’autre jour, elle portait l’étoile juive…

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