Créé le: 22.02.2019
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Dents longues

Fantastique

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© 2019-2024 Kurt Fidlers

Une vieille guimbarde sur une route perdue qui va mener son conducteur mystérieux au monde d'En-Bas.
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Un petit village, encaissé dans une vallée. La nuit était avancée. Une lune pleine et lumineuse se noyait dans un ciel étoilé. Le fond de l’air était frais, même pour la saison.

Une voiture roulait à vive allure. Trop vite pour respecter la limitation de vitesse.

La route, bordée par une allée d’épicéas, serpentait jusqu’aux premières habitations, dont les façades furent, l’espace d’un instant, baignées par la lueur des phares de la vieille guimbarde teintée de noir. Tôle ponctionnée de rouille, peinture écaillée, son arrivée était annoncée par le bruit infernal qu’elle répandait de son pot d’échappement déboîté. Elle traversa le petit village sans ralentir, puis laissa derrière elle les dernières habitations pour s’enfoncer plus loin dans la vallée.

L’enseigne d’un motel, aux néons défectueux, apparut sur la route. La vieille Chevelle Malibu de 1965 s’arrêta bruyamment dans la cour, soulevant un nuage de poussière.

Un homme vêtu d’un costume sombre en descendit. Il était grand, maigre et tenait à la main une sacoche en cuir noir. La portière claqua dans le silence sépulcral de la nuit. Il se dirigea d’un pas assuré en direction de l’enseigne miteuse qui indiquait « Réception 24/24H ». Seule une veilleuse surplombait l’entrée.

L’homme poussa la porte qui fit tinter une clochette.

Derrière le comptoir somnolait un jeune garçon boutonneux, les pieds posés sur le bureau. Un petit téléviseur diffusait un vieux film noir/blanc des années ’50, The return of Dracula. La pièce sentait le vieux mobilier, la moquette effilochée et l’odeur froide de cigarette.

L’étranger, d’un geste sec, fit tinter la sonnette posée sur le comptoir.

Le garçon s’éveilla en sursaut, manqua de tomber de sa chaise, et avant de basculer, eut le temps de s’agripper aux bords du bureau, les yeux exorbités, le souffle court.

– Je veux la chambre n° 13, dit le grand type.

Derrière son comptoir, le jeune, la chevelure hirsute, encore choqué par son réveil brutal, n’eut pas le temps d’observer le nouvel arrivant. Et sous l’effet incontrôlable d’une impulsivité adolescente, il lança :

– Oh, mais hé, pourriez quand même faire gaffe…

Sa phrase resta en suspens lorsqu’il leva les yeux sur l’homme qui lui faisait face. Un grand type chauve aux yeux profondément enfoncés dans leurs orbites soulignées par des poches sombres. Son visage oblong au teint blafard était tranché par un nez aquilin, et sa bouche n’était qu’un mince trait. Le genre à vous filer la chair de poule.

Le visage de l’adolescent se figea, il se leva, prit son registre, parcourut d’un geste épouvanté les colonnes griffonnées, le teint subitement blême.

– Euh… oui, oui, la 13 est encore libre. Voici la clé. Vous êtes dans la région pour affaires…? Vacances…? tenta-t-il maladroitement.

– Disons que je convertis les brebis égarées.

– Ah, vous êtes pasteur ?

L’étranger étira un sourire carnassier sur des dents acérées.

– C’est une vue de l’esprit, oui…

Le garçon déglutit, mais se ressaisit aussitôt.

– Bon, hé bien, bienvenue à Dream Falls. Monsieur ?

– Smith. John Smith.

– Vous resterez longtemps, Monsieur Smith ?

– Pas suffisamment longtemps pour convertir toutes les brebis égarées malheureusement.

A nouveau ce sourire carnassier. Le jeune garçon frissonna.

– Ça… ça vous fera 150 $ la nuit.

Le type qui se faisait appeler John Smith déposa 300 $ sur le comptoir.

– Je ne veux pas être dérangé les prochaines 48H.

– Evidemment, Monsieur Smith. Comptez sur notre discrétion. Je transmettrai au personnel de chambres les instructions pour qu’ils ne vous dérangent pas.

Un sourire malicieux étira la bouche du réceptionniste qui se saisit de l’argent.

John Smith émit un « Grrmmbl » d’approbation et sortit de la réception. Il longea le porche faiblement éclairé jusqu’à la chambre n° 13 dans laquelle il pénétra.

L’intérieur, à l’image du motel, était pouilleux. Une moquette, d’un ton autrefois vert pastel, se déroula sous ses pieds. Elle était effilochée aux endroits de passage, les rideaux, en velours côtelé couleur prune, étaient tirés, la parure du lit double s’accordait à la moquette, et les quelques tableaux qui ornaient les murs transpiraient de représentations éculées.

– Affligeant, constata-t-il pour lui-même.

Il déposa sa sacoche sur lit, l’ouvrit et en extirpa un parchemin enroulé qu’il dissimula dans son veston. Puis, sans attendre, se leva et vint se placer à côté du lit, face au mur. Il frappa cinq coups rapides, puis deux autres plus espacés et prononça la formule :

– Urbi et Orbi in Hell.

Dans le pan de mur se découpa la forme d’une porte que John Smith poussa. Un escalier en pierre s’étendit sous ses pieds. Les marches descendaient très loin en contre-bas, obscurcies par les ténèbres. Il commença sa lente descente. La porte se referma sur lui, et avec elle, des relents de renfermé.

Une dizaine de minutes plus tard, une vaste salle voûtée de calcaire au plafond bas s’ouvrit devant lui. Sur le mur opposé, six nouvelles galeries. Il emprunta la troisième depuis la gauche, puis, pendant encore une centaine de mètres, marcha arc-bouté avant de déboucher sur un univers souterrain où se déployait une foule animée par le marchandage, les étalages, les conteurs, les badauds.

Le monde d’En-Bas.

Cet univers, organisé telle une pyramide souterraine s’élevait en un dôme, organisé en niveaux hiérarchiques. Les senteurs étaient épicées, âcres, parfois insoutenables.

Sans perdre de temps, John Smith emprunta la coursive hélicoïdale qui s’élevait contre les parois concaves du dôme. A mesure qu’il arpentait le chemin en légère déclivité, il sentit le poids des regards furtifs jetés sur lui.

Au fil de sa progression se profilaient des galeries où chaque communauté disposait d’une anfractuosité. Il croisa des farfadets, des leprechaun, des démons primaires, des brownies, un troll, un groupe de korrigans et, chose étrange, une lilith. Tous s’écartaient de son chemin, les visages empreints de déférence.

Le monde d’En-Bas était une vraie termitière vivante tout au long de l’année, sauf pour Samain, où alors, tout ce monde s’animait en un carnaval de festivités encore plus délirantes qu’à l’accoutumée.

Au neuvième niveau, il pénétra dans une large galerie qui accédait au cercle des vampires. John Smith déboucha sur une large place où des étalages et des échoppes dévoilaient une activité où les vampires étaient rois.

L’enseigne du Bois sang soif ornait une haute façade de calcaire vermoulue.

Lorsqu’il poussa l’huis, le brouhaha s’estompa pour devenir murmure. En se dirigeant vers le bar, des vampires aux teints blafards s’écartèrent sur son chemin, le détaillant des pieds à la tête.

John s’accouda au comptoir et commanda une Sang-ria au barman, un petit vampire joufflu, aux crocs rétrécis, qui lui servit aussitôt son verre. Il but et reposa son verre. De son veston, il sortit le parchemin cacheté qu’il déposa sur le zinc. Le barman, l’œil inquiet, le regarda faire.

John s’adressa à lui :

– Harry McElhone ?

L’autre hocha la tête.

– Vous êtes suspecté de vendre du sang froid mélangé aux alcools à vos invités. Il s’agit d’une infraction grave à la Loi. Je vais vous demander de me suivre sans opposer de résistance. Vos invités doivent quitter votre établissement sur-le-champ le temps que l’enquête soit close.

Des protestations s’élevèrent dans l’assemblée.

Harry, penaud, décacheta le parchemin et lut. A peine eut-il fini que John fut encadré par une meute de vampires impatients d’en découdre.

– Messieurs, dit-il, y en a-t-il un parmi vous suffisamment saint d’esprit pour me laisser effectuer mon travail ?

Il chercha nonchalamment du regard dans l’assistance, puis une voix s’éleva, forte. Il reconnut le voïvode Vlad Tepes, dit l’Empaleur.

– Que se passe-t-il, Magister ?

– Cette affaire concerne cet homme ici présent.

Les yeux de Vlad s’embrasèrent.

– Les Lois ne sont-elles pas faites pour être contournées, Magister ? Nous en sommes les preuves vivantes, n’est-ce pas ?

– Je vous laisse libre juge de cette appréciation, Vlad. Et si vous avez quelques doléances à formuler, je vous laisse le soin de les Lui transmettre.

Le teint cireux de Vlad s’empourpra. John s’adressa à l’assemblée.

– Mesdames, messieurs, votre aubergiste ici présent vous sert des boissons au sang froid, ce qui est formellement interdit. La Loi stipule que le sang doit impérativement être maintenu à une température de 35° Celsius, sans quoi, toute créature du monde d’En-Bas qui en aurait consommé, risque de se retrouver en phase de manque, et avec pour conséquence encore plus grave, une Mort prématurée. Et cela n’est pas souhaitable pour Lui. Il souhaite que ses brebis continuent de Lui fournir les âmes dont Il a besoin.

Harry prit la parole, la voix tremblotante :

– Monsieur Smith, comprenez bien ceci : j’ai quatre bouches à nourrir, et la matière première est devenue tellement hors de prix sur le marché, qu’il m’a été impossible de faire autrement… et je vous avoue que je ne suis pas le seul dans cette situation…

– Vous admettez donc votre forfaiture ?

– Je n’avais pas le choix, vous pensez bien. Il a augmenté les prix de manière fictive sur le marché et les petits commerçants comme moi ne peuvent tout simplement pas se permettre des prix aussi exorbitants. C’en est à un tel stade que ma famille vit aujourd’hui dans la précarité, nous n’avons plus un rat à nous mettre sous la dent, c’est dire à quel point les temps sont durs…

– Je comprends votre désarroi, aubergiste, mais je ne suis pas ici pour remettre en cause la Loi, je suis là dans le seul but de l’appliquer. Alors, je vous le redemande encore une fois, n’opposez aucune résistance et accompagnez-moi.

Harry l’aubergiste, longea l’arrière du comptoir et vint se placer aux côtés de John Smith, prêt à le suivre.

Un vampire vint se placer aux côtés de Vlad.

Fut un temps où cet homme avait été beau. Les traits fins de son visage poupon était reconnaissable entre tous : George Gordon Byron. Il prit la parole et capta aussitôt toute l’assistance :

– Cher Magister, n’est-il point envisageable que notre cher Harry, ici présent, pourvoyeur d’un des meilleur breuvage que compte la centaine d’échoppe de ce monde, voit en votre intervention la possibilité de se racheter ? Saviez-vous qu’avant d’atterrir ici, il était le concepteur des cocktails les plus élaborés et avant-gardistes de son temps ?

– Je ne vois pas où vous voulez en venir, my Lord.

– Hé bien, mon cher, vous connaissez notre aversion pour le monde d’En-Haut, et plus précisément pour ceux qui foulent son sol, n’est-ce pas ? Mais contre toute attente, nous avons besoin d’eux, autant qu’ils ont besoin du fantasme que notre société leur évoque. Cela étant, sachez pourtant que parmi

ces humains, certains portent en eux le germe d’une forme de connaissance, et plus particulièrement, un savoir dont nous sommes, pour le cas d’espèce, tributaires.

– Venez-en au fait, my Lord. Je perds patience.

– Oui, certes.

John Smith se demanda combien de temps Lord Byron était-il capable de s’écouter parler.

– Les récentes études scientifiques des humains ont montrées que l’eau tiède apporte énormément de biens-fait au corps. Je m’explique. Tout d’abord, consommé à jeun, elle a la faculté de réduire les problèmes intestinaux, de lutter contre la constipation, d’améliorer la digestion…

– Au fait ! aboya John Smith, faisant sursauter la meute de vampires, Vlad y compris.

– Oui, oui, j’y viens, soyez patient, Magister… où en étais-je ? Ah oui. Les problèmes intestinaux. Savez-vous que l’eau tiède a également la faculté de prévenir du vieillissement prématuré et surtout, là où cela devient intéressant pour le cas qui nous préoccupe, c’est qu’elle nettoie le sang des toxines qu’il contient.

– Et alors ? demanda Vlad, incrédule.

Lord Byron leva les yeux au ciel devant le manque de discernement de l’Empaleur.

– Mais la réponse est pourtant simple, mon vieil ami. Demandons à ce cher Harry de nous confectionner un cocktail à base d’eau tiède et de sang froid et voyons ce que cela nous donne. Si l’effet n’est pas concluant, vous emmènerez avec vous ce cher Harry. Qu’en pensez-vous, Magister ?

John Smith réfléchit. En fin de compte, devant l’insistance de tous les regards portés sur lui, il accepta.

Ainsi, Harry McElhone, confectionna un cocktail au sang froid et dosa avec précision une quantité suffisante d’eau tiède pour que celui-ci ne soit liquéfié et conserve toutes ses vertus, autant que ses qualités gustatives. Après environ une heure où chaque vampire du Bois sang soif était resté muet de fascination devant le barman à l’œuvre, Harry servit une tournée de sa nouvelle mixture à tous les membres de l’assemblée. Tous levèrent leur verre à Harry et burent.

Les yeux s’écarquillèrent, les papilles dansèrent à mesure que ce nouveau cocktail transcendait les convives. L’assistance poussa un vivat à l’adresse du plus fameux barman de tous les temps.

John Smith, convaincu, quitta l’établissement en prenant soin, au passage, de déchirer le parchemin qu’il avait remis à Harry McElhone. Son geste fut accompagné par des hourras de tous les vampires présents, tandis que le tenancier lui fit une accolade de soulagement.

L’affaire terminée, il remonta les sombres couloirs, déboucha à nouveau dans la chambre n° 13, boucla sa sacoche noire et se mit en route pour sa prochaine destination. 48 heures s’étaient écoulées.

Il faisait nuit, et sa vieille guimbarde roulait trop vite sur les routes sinueuses parmi les forêts d’épicéas. John Smith continua ainsi sa tournée des différents mondes d’En-Bas, jusqu’au jour où vint le temps de rendre des comptes.

 

– Alors, Magister, où sont mes brebis égarées ? Je n’en compte que quinze. Il me semble que le dénommé Harry McElhone manque à l’appel.

– C’est à dire que…

– Tes explications ne m’intéressent pas. Je veux juste savoir où il se trouve ?

– Au Bois sang soif, Maître.

– Donc, il n’a pas été interpellé. J’en déduits que tu l’as laissé filer.

John Smith expliqua l’histoire qui l’avait conduite à relaxer le dénommé Harry McElhone. Les yeux opaques qui le sondèrent étaient inquiétants, menaçants.

– Ainsi, tu as estimé, de ton propre chef, qu’il était plus avisé de le libérer des chefs d’inculpation, et ce, sans me consulter ?

Un grondement intérieur sourdait de la Bête.

John opina, mal à l’aise.

– Tu sais ce qu’il en coûte de remettre en question mes décisions, n’est-ce pas ?

– Oui, Maître, mais…

– Silence ! Ton châtiment sera exemplaire. Pour les trente prochaines années, je te condamne à errer parmi les humains, peut-être pourras-tu récupérer ton ancien job d’acteur de série policière…

John Smith n’eut pas le temps de supplier que déjà la Bête avait balayé de sa main griffue sa présence.

 

Le matin était radieux. Le soleil transperçait les interstices des rideaux. Il s’éveilla, sauta au pied du lit, et se demanda si tout cela n’avait été qu’un horrible cauchemar.

Il se planta devant son miroir et constata avec l’effroi teinté d’une pointe de dépit qu’il était redevenu le Telly Savalas d’autrefois.

 

FIN

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