Créé le: 02.11.2025
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Courage ou lâcheté ?
Chapitre 1
1
Un événement dramatique, l'agression d'une jeune collègue, bouleverse Clémentine. Son soutien inconditionnel à sa collègue l'entraine dans une série d'actions qui questionnent ses définitions du courage et de la lâcheté.
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Courage et/ou lâcheté …?
Je me prénomme Clémentine. Nous sommes le samedi 20 mai. Le patron nous a tous conviés à une petite fête destinée à « souder l’équipe », dans sa résidence secondaire sise au bord du lac Léman, sur la rive Sud, entre St Gingolph et La Meillerie. Tous les chefs d’équipe et les employés de l’administration seront présents mais pas les 95 ouvriers et manutentionnaires.
La boîte, c’est une fabrique de sextoys en qualité suisse doublé d’une société d’import-export d’objets similaires importés. Notre « boss », Adolphe Kolly, est l’ancien directeur d’une fabrique d’horlogerie d’entrée de gamme. Il avait quitté ce secteur à la météo conjoncturelle devenue maussade, pour créer à Vevey, cette entreprise qu’il avait nommée « Sexe à piles ». Notre patron se vante encore régulièrement de ce qu’il considérait comme une idée de génie. L’avenir lui a donné raison : les affaires sont florissantes et en 5 ans le chiffre d’affaires a quintuplé de même que le personnel. Kolly, marié à la fille d’un riche promoteur immobilier, père de deux adolescents est également député au parlement cantonal. Pour moi, qui ne vis pas sur les rives du lac Léman mais sur celles du lac de Gruyère, il n’est que mon employeur, qui a invité ses employés à une petite fête aux relents de « team building ».
Normalement, j’adore le printemps : les fleurs, le chant des oiseaux, cette impression de légèreté et de renouveau. Mais aujourd’hui, ce jour de fin mai ressemble à novembre : gris, maussade, triste, lugubre, assombri par ces cumulus dont le ciel se couvre. Ce n’est donc pas avec un enthousiasme délirant que j’ai quitté aux aurores mon lit, ma maison et mon fils de 4 ans confié aux bons soins de sa nounou, ma voisine Alicia. Cette dernière, une veuve d’origine espagnole d’une soixantaine d’années, est plus qu’une nounou, presqu’une maman pour moi depuis le décès de mon mari il y a deux ans.
Pierre, l’amour de ma vie, a perdu la sienne lors d’un banal contrôle routier. Il était gendarme et a été fauché par un chauffard au volant d’une voiture volée, qui a forcé le passage.
Alicia, retraitée de la Poste et célibataire, avait été très présente pour me soutenir et prendre en charge notre fils, Loïc, quand me submergeait la tristesse et que l’émotion de mon deuil devenait trop douloureuse et paralysante. Par la suite, elle est restée dans notre vie et j’ai dû insister pour qu’elle accepte d’être rémunérée comme maman de jour.
J’aurai 35 ans aux cerises, autrement dit sous peu. Je travaillais auparavant comme responsable RH dans une petite fabrique de pâtes alimentaires. L’entreprise ayant fait faillite, j’ai immédiatement cherché un autre travail, la rente de veuve ne me permettant de loin pas d’assumer notre vie quotidienne et les frais d’une maison dont je ne peux pas me séparer : elle constituait le rêve de notre vie avec Pierre et je veux que Loïc puisse y grandir et fréquenter l’école du village.
C’est une petite annonce qui m’a fait connaitre l’entreprise « Sexe à piles ». L’intitulé de la boîte m’a fait hésiter un peu mais finalement, j’ai malgré tout postulé et j’ai été prise.
Au début tout se passait à merveille. Monsieur Kolly m’indiquait les besoins en personnel et me faisait confiance. J’engageais à tour de bras : quatre informaticiens spécialistes des imprimantes 3D, quelques automaticiens ou mécaniciens sur machines, 4 logisticiens pour organiser et diriger des manutentionnaires. Ces derniers prenaient en charge le stockage des produits fabriqués ou importés et s’occupaient de l’expédition des commandes.
Les manutentionnaires, donc la majorité du personnel, étaient engagés sous contrat à durée déterminée. Je tentai de convaincre mon patron que s’il voulait un personnel fiable et qui se fidélise, il aurait eu tout intérêt à proposer des CDI au terme des temps d’essai. Il refusa tout net, arguant qu’il voulait pouvoir licencier plus facilement si quelqu’un ne lui convenait pas, particulièrement si l’un de ses employés faisait mine de se syndiquer.
Ce fut là notre première divergence. Il me fit bien comprendre qu’il exigeait que ce soit la dernière. Il était le patron et décidait. N’étant pas particulièrement téméraire ou revendicative et comme j’avais besoin de ce travail, j’ai donc fait le dos rond.
Je ne sais pas encore si j’ai bien fait d’accepter cette invitation. Nous nous entendons assez bien entre collègues mais le patron n’est pas forcément quelqu’un que l’on désire rencontrer en dehors du travail : Imbu de lui-même, colérique parfois, ne supportant pas la contradiction, amateur de plaisanteries sexistes et lourdes, bref, tout pour plaire. Mais justement, sa personnalité ne nous encourage pas à lui refuser quelque chose, même une invitation privée un samedi matin. Donc, tous les employés invités ont répondu positivement et je n’ose pas faire exception. Lâcheté de ma part ? Peut-être ? Mais réflexe de protection de mon emploi : certainement.
Le ciel est de plus en plus noir alors que j’atteins la douane de St-Gingolph. La météo annonce une embellie pour l’après-midi. Je croise les doigts en espérant que dans un moment nous pourrons au moins profiter un peu du soleil et de la vue sur le lac. Il pleut à verse quand je parque ma voiture à l’endroit indiqué sur l’invitation d’où part la petite route en terre battue qui donne accès à la villa.
Il pleut sans discontinuer. Le ciel est plombé de gros nuages noirs qui éternuent des éclairs dans un bruit d’enfer. Le vent n’arrange rien et les gouttes de cette pisse céleste qui tombent en rangs serrés m’attaquent méchamment, piquant mon visage et ruisselant sur mes lunettes. Une eau brunâtre coule sur la petite route qui descend vers la villa et s’échappe parfois dans le lacis de ruisselets qui se forment sur les bas-côtés. Le terrain alentour, saturé de liquide, peine à déglutir cette eau. Sur les quelques mètres qui me séparent de la maison, je m’enfonce dans la boue et peine parfois à retirer mes chaussures qui ne s’extirpent de cette gangue de boue qu’avec un horrible bruit de succion. Ces borborygmes glougloutants, déclenchés par la traction verticale de mes pieds cherchant à se libérer, engendrent au tréfond de mon être la peur viscérale d’obscures forces chtoniennes, ces monstres souterrains et infernaux de la mythologie grecque, tentant de m’aspirer dans les sombres entrailles de la terre.
Enfin, soulagée et maculée de boue jusqu’aux mollets, j’atteins la terrasse en dalles grises qui entourent le bâtiment. Il n’y a pas de sonnette et je toque à la porte.
J’attends un instant puis renouvelle mon geste avec un poil plus de force et de conviction. La porte s’ouvre, enfin. Adolphe Kolly me sourit et me prie d’entrer.
– Bonjour Clémentine. Tout va bien ? Vous avez fait bonne route ?
– Oui, tout roule, si je peux dire. Par contre, les quelques mètres de marche ne m’ont pas rendue très présentable.
– Pas de problème, Vous êtes resplendissante ! et pour la boue, aucun souci, gardez vos chaussures. Les femmes de ménage passeront lundi. Et comme ils annoncent beau temps dès midi, nous pourrons tous profiter du soleil et du lac.
J’entre. Tous mes collègues sont déjà là, installés sur les chaises et les fauteuils d’une vaste pièce, dotée d’un coin cuisine, qui doit faire office de salon et salle à manger. Je salue tout le monde. On me tend un verre. Je m’installe sur une chaise, près de la baie vitrée qui donne sur un petit jardin fleuri qui borde le lac. Jacques, un collègue informaticien et José, un logisticien responsable des expéditions, sont en grande discussion.
José venait de poser une question à Jacques. Je n’ai pas eu le temps de saisir de quoi il s’agissait mais Jacques réagit brusquement, en haussant le ton.
– «Tu sais, moi, tous ces trucs d’intellos qui me culpabilisent de bien vivre, ça ne m’intéresse pas. Je ne lis que le sport, les nouvelles people, les faits divers et je ne regarde pas le téléjournal ni les magazines d’actualité. Contrairement à d’autres, je consulte les publicités qui prouvent que l’économie fonctionne mais je vire à la poubelle toutes les demandes de dons des ONG et même la propagande électorale. De toutes façons, on ne peut rien y changer et aujourd’hui, qui peux-tu encore croire ? Tu dois bien admettre que l’on ne convaincra jamais personne, ni un beauf indifférent, ni un illuminé religieux, ni un opprimé désespéré, ni un candidat au terrorisme et encore moins un dictateur ou un tyran sanguinaire avec un discours moralisant ou angélique qui respire trop la réprimande professorale.
Tu me rappelles ma mère quand elle me disait chanceux de manger la soupe que je détestais parce qu’il y avait des gens qui crevaient de faim au Darfour. Comme si le fait de finir ma soupe pouvait changer quoi que ce soit à la famine en Afrique !!! ».
– Je ne te fais pas la morale. Je te demande simplement si tu n’as pas essayé d’avoir un peu d’empathie pour toutes celles et ceux qui n’ont pas ta chance : un bon job, une belle maison, une famille heureuse. Comment peut-on rester indifférent au sort de millions d’êtres humains broyés par les guerres, les dictatures, la famine, la pollution générée par cette fuite en avant que constituent la croissance à tout prix et la course effrénée au profit ?
– Oui j’ai essayé mais j’y ai renoncé. J’ai vu trop de glandus qui abusent de notre naïveté, de notre charité et des aides publiques. Désormais, je fuis les turbulences du monde en tentant d’oublier la misère, les guerres, les migrants ou les scénarios catastrophes sur l’avenir de la planète. J’ignore aussi ces dirigeants religieux fanatiques qui nous chient des anathèmes ou des fatwas dans lesquels marchent des crédules décérébrés qui répandent alors cette odeur nauséabonde d’intolérance et de violence. Si tu te sens coupable de vivre confortablement, c’est ton problème et rien ne t’empêche de vendre tous tes biens au profit des plus démunis.
– Ton raisonnement, c’est la politique de l’autruche. C’est même assez lâche, non ?
– Ben j’aime mieux faire l’autruche ! d’abord c’est quoi la lâcheté ? Eviter les ennuis, ce n’est pas être lâche mais réaliste. Quoi de plus normal que de chercher, d’abord, le bien-être, la sécurité et le bonheur, ? Quoi de plus normal que de vouloir mettre ses proches, à l’abri du besoin, loin des fracas du monde ? N’est-ce pas là une quête universelle ?
Je me contente de les écouter. J’hésite à leur raconter les longues discussions sur le courage et la lâcheté que j’avais avec mon mari Pierre. Il me disait que la peur était un réflexe de survie sur lequel on devait s’abstenir de tout jugement moral : chacun réagit différemment face à une situation génératrice de peur. Il disait aussi qu’il faut infiniment plus de courage pour parler que pour fuir dans la violence qui est souvent un signe de faiblesse, à moins bien sûr qu’il n’y ait pas d’autres solutions que l’usage de la force. Cela dit, nous étions d’accord qu’il est impossible de définir précisément ce que sont le courage ou la lâcheté. La seule certitude est que ces émotions mobilisent des comportements qui dépendent de la personnalité de chacun et surtout des circonstances. Pour Pierre, la seule vraie lâcheté était le refus de porter secours quand les circonstances le permettent.
Mais, dans l’immédiat, je n’avais pas la force d’évoquer Pierre. Je leur proposai donc de changer de sujet en leur rappelant que le patron nous avait invités pour une fête et pas pour entamer ces grands débats qui trop souvent se terminent en disputes. José acquiesça en s’adressant à Jacques.
– A propos du patron, il est où ? Avant, je l’entendais rire avec le groupe qui est près du coin cuisine, Mais là, je l’ai juste vu passer et sortir de la maison avec notre apprentie Shadya.
– C’est vrai que le soleil revient et qu’il veut peut-être lui montrer la plage et le ponton
– On pourrait peut-être l’imiter et laisser nos grands débats à l’intérieur. Qu’en pensez-vous ?
Une partie des collègues est déjà à l’extérieur : certains installés sur des transats, les autres déambulant entre plage gazonnée et ponton d’amarrage. A quelques encablures, un imposant bateau à moteur blanc s’éloigne. Voyant nos regards interrogatifs la secrétaire de direction croit bon de préciser à Joseph:
– Monsieur Kolly avait promis à Shadya de l’emmener faire un tour dans sa « barque ».
– Seule ?
– Oui, seule : il a dit que c’était un cadeau exclusif à la plus jeune de nos employées, notre apprentie de deuxième année de tout juste 17 ans.
– Sa barque ?
– Oui, c’est comme ça qu’il appelle son bateau….
– …qui a plus du yacht que de la barque de pêcheur.
– Oui, tu as raison mais si ça lui fait plaisir de parler de « sa barque » et s’il considère cela comme un trait d’humour, on ne va pas contredire notre employeur…. N’est-ce pas ?…
La dernière remarque de Sophie, la secrétaire, a le mérite de nous faire tous rire de bon cœur.
L’orage qui avait accompagné mon arrivée n’est plus qu’un souvenir. Le soleil nous ramène des températures de saison. Un couple, vraisemblablement du personnel de maison, installe un grill et garnit d’amuses-bouches les quelques tables de jardin qui parsèment la terrasse et le gazon.
Une heure plus tard, vers midi, sous un soleil maintenant radieux, le repas est servi à l’extérieur. Juste avant, monsieur Kolly, notre hôte et notre employeur, s’est fendu d’un discours de bienvenue dans lequel il souligna l’importance d’une équipe soudée, d’un personnel motivé et compétent. Cette petite agape est là à la fois pour nous le rappeler et nous remercier du travail déjà accompli. Shadya se tenait un peu à l’écart, l’air absente. J’aime bien cette jeune apprentie en informatique, syrienne âgée de 18 ans, souriante et efficace que je côtoie quotidiennement depuis le début de sa formation voici deux ans. Sa famille est arrivée en Suisse en 2018.Ils habitent un appartement vétuste de 4 pièces dans un quartier populaire de Renens, dans l’Ouest lausannois. Son papa, blessé dans un bombardement, ne peut se déplacer qu’en fauteuil roulant. Sa maman parle à peine le français et se contente d’être présente au maximum possible pour son mari, Shadya et les jumeaux, Leila et Marwan, âgés de 10 ans. Malgré ou peut-être à cause de cette situation familiale précaire, la jeune femme fait preuve d’une énergie positive et d’une soif d’apprendre hors du commun.
Mais aujourd’hui, la jeune femme n’affiche pas l’air enjoué que je le lui connais d’habitude.
Je m’approche d’elle et lui demande si tout va bien. Elle me répond que non, qu’elle ne se sent pas bien et demande si je peux la ramener sans tarder. J’accepte et nous en avertissons la secrétaire avec qui elle avait fait le trajet aller. Je la soutiens par le bras jusqu’au parking.
A peine assise dans la voiture, la jeune femme s’effondre en larmes.
– Qu’est-ce ce qui se passe Shadya ? Raconte-moi !
La jeune femme réprime un sanglot et réussit à dire :
– Le patron, il m’a violé !
Ses mots sortent ensuite comme un torrent en crue. Elle décrit les approches doucereuses puis violentes, son refus, ses cris, sa sidération qui la paralysa. Elle raconte le passage à l’acte de l’agresseur sans omettre aucun détail.
– Après, il m’a dit de me rhabiller et que si je disais quelque chose, je perdrais mon travail et qu’il dirait à mes parents ce que fabrique l’usine. Tu te rappelles, quand tu m’avais engagée, je t’avais dit que mes parents croyaient que l’on fabriquait du matériel médical. Si je leur avais dit la vérité, jamais ils n’auraient voulu que je fasse l’apprentissage chez vous.
– Et maintenant, qu’est-ce que tu veux faire ?
– Je ne sais pas mais je veux surtout que mes parents ne sachent jamais rien : ce serait
la honte pour eux. Peut-être qu’ils me chasseraient de la maison.
– Tu ne peux pas laisser passer ça, il faut porter plainte. Ce porc doit être puni !
– Je ne veux pas perdre mon travail et je ne veux surtout pas que mes parents sachent.
– Tu ne peux pas arriver à la maison dans cet état. Je te propose d’appeler ma gynéco afin qu’elle t’examine et fasse un constat. C’est une copine et si elle est disponible, je suis sûre qu’elle acceptera de te prendre en urgence. On pourra vérifier que tu n’aies pas de blessures et on aura une preuve de ce viol. Quoique tu décides, ça pourra servir. Après, tu viendras chez moi et tu ne rentreras que quand tu te sentiras assez bien et assez forte pour le faire. OK ?
– Oui…
J’appelle immédiatement Joséphine, une copine d’enfance qui se trouve être ma gynécologue et celle qui m’a aidé à mettre au monde mon fils Loïc. Par chance, elle est disponible et se rendra immédiatement à son cabinet dans lequel nous devrions débarquer d’ici une trentaine de minutes.
L’examen ne révèle aucune lésion grave si ce n’est la rupture de l’hymen. Mais les traces d’un viol sont évidentes. Joséphine fait un frottis qui permettra peut-être de relever des traces ADN même en l’absence de sperme visible. Elle administre ensuite un anxiolytique à la jeune femme et lui demande si cette dernière désire qu’elle fasse suivre un rapport à la police et lui conseille de le faire. Face au refus catégorique de la jeune femme, Joséphine m’assure qu’elle me transmettra le rapport ainsi que les résultats de l’analyse ADN, nous laissant voir avec Shadya la suite à donner, ou pas.
Nous allons ensuite chez moi. J’installe Shadya dans ma chambre, lui suggère d’essayer de dormir un peu pendant que je vais chez Alicia récupérer Loïc. Ce dernier me saute au cou mais demande à pouvoir rester jusqu’au soûper. J’accepte et explique brièvement la situation à Alicia. Cette dernière me propose de garder le petit jusqu’à ce que j’aie pu ramener Shadya chez elle.
Trois heures plus tard, je dépose Shadya chez ses parents. Entretemps, nous avions beaucoup discuté. Pour éviter que son agression soit connue de ses parents, j’avais fini par admettre que porter plainte n’était peut-être pas adéquat dans un premier temps, Nous avions aussi convenu qu’elle ne revienne pas au travail. Pour éviter ces prochains jours d’avoir à expliquer quoi que ce soit à ses parents, elle pourrait venir à mon domicile, travailler ses cours et rentrer à l’heure habituelle. J’ai assez de contacts avec des collègues RH d’autres entreprises pour lui trouver, à terme, une autre place d’apprentissage. Quant au coupable j’avais ma petite idée pour lui faire payer son crime. Il me reste un dimanche entier pour la peaufiner.
Lundi matin, je suis à l’heure au turbin, comme d’habitude. Le patron passe en coup de vent dans mon bureau et me demande pourquoi j’avais quitté sa fête en milieu de journée. Je lui explique que j’ai ramené Shadya qui était souffrante. Il acquiesce et s’en va en me souhaitant bonne journée.
Le soir, en arrivant à la maison, je découvre un courriel de Joséphine qui me transmet son rapport d’examen et confirme qu’elle a trouvé un ADN étranger dans les frottis réalisés samedi. Le lendemain, je subtilise le gobelet de café et le verre d’eau bus par Kolly pendant la séance du comité de direction à laquelle je participe. Le soir même, je l’apporte à Joséphine qui le transmet au laboratoire dirigé par son mari. Elle aura les résultats au plus tard vendredi.
Shadya vient chaque jour à la maison, travaille ses cours, s’occupe de Loïc avec Alicia et tente, tant bien que mal, de surmonter son traumatisme. J’ai demandé à Joséphine l’adresse d’une psychologue spécialisée dans ce domaine. Elle m’en trouve une tout de suite mais il faudra attendre environ une semaine qu’une place se libère. En attendant, Shadya me parle beaucoup. Elle se confie aussi à Alicia. Elle profite au maximum de cet exutoire qui lui permet d’exprimer, ses émotions. Ce « debriefing », l’aide à tenir le coup en attendant un suivi plus professionnel.
Je me croyais timorée et un peu lâche, détournant la tête quand je vois un mendiant et éteignant le téléviseur quand certaines horreurs des actualités se répandent dans mon salon. Je me rappelle Pierre, mon amour, qui disait que la seule vraie lâcheté est de ne pas porter secours quand les circonstances l’exigent et le permettent. Nous sommes dans cette configuration. Je peux secourir Shadya. Je sais comment la soutenir et faire payer son agresseur sans que cela n’ait obligatoirement des conséquences négatives pour elle ou pour moi.
Jeudi soir, j’ai la confirmation que l’ADN retrouvé correspond à celui d’Adolphe Kolly.
Vendredi matin, je fais une photocopie du rapport de Joséphine ainsi que des résultats des tests ADN puis j’entre dans le bureau du patron et lui dis d’emblée que je suis au courant pour le viol de Shadya. J’affirme que j’ai non seulement le témoignage de Shadya et que tous ses employés invités l’ont vu embarquer seul avec Shadya mais, qu’en plus, je dispose d’ un rapport médical complété par des tests ADN.
– Des tests ADN, vous plaisantez ?
– Pas du tout. Vous avez laissé des traces en vous retirant, peut-être un préservatif à l’étanchéité douteuse, qui ont été comparées à l’ADN que vous avez laissé sur vos gobelets d’eau et de café ici.
– Vous avez osé me faire ça ?
– Oui j’ai osé. J’aurais même voulu encourager Shadya à porter plainte sans tarder mais elle craint trop la réaction de ses parents à son égard : dans sa culture, on ne plaisante pas trop avec ce qui est encore considéré comme un déshonneur. Mais cette possibilité reste ouverte et je vous en laisse imaginer les conséquences sur votre vie familiale et votre réputation sociale.
– Vous voulez quoi alors ?
– Proposer un arrangement. Mais je ne veux pas vous en parler aujourd’hui. Je vous invite, pour en discuter, demain, à un tour en barque, une vraie cette fois, sur mon lac, le lac de Gruyère.
Le lendemain, au port de La Roche, j’attends Kolly sur la petite barque de pêcheur que Pierre avait acquise aux débuts de notre vie commune et que je n’avais presque plus utilisée depuis mon veuvage. A neuf heures tapantes, comme demandée, je vois la Mercedes à plaques vaudoises se parquer et mon patron en descendre. Je lui fais signe d’approcher. Il arrive et s’installe à l’avant pendant que je mets en route le moteur. Il n’a pas l’air très rassuré et me demande où sont les gilets de sauvetage.
– Il n’y en a pas. Il y a juste cette bouée au fond du bateau. Cela suffit largement en cas de pépin. Tenez-vous bien simplement, ça tangue…
– Vous n’avez pas l’intention de me noyer ?
– Ce n’est pas l’envie qui m’en manque mais je ne suis pas et ne serai jamais une meurtrière.
– Alors venez-en au fait. C’est quoi votre deal ?
– Shadya est une jeune fille douée et ses notes, tant dans les branches professionnelles que dans ses cours de maturité professionnelle sont excellentes. Elle rêve de faire une école d’ingénieurs et un bachelor, voire un master, en informatique ou en électronique. Vous allez l’aider à réaliser ses rêves en lui versant 4000 frs mensuels jusqu’à la fin de ses études. Il va de soi qu’elle ne travaillera plus chez vous mais lui trouver une nouvelle place d’apprentissage, au vu de ses capacités et de ses résultats, me sera assez facile. Le motif officiel du changement d’employeur sera le type de produits que vous vendez qui sont un peu gênants pour elle.
Je vais d’ailleurs lui faire un certificat de travail en conséquence, que vous signerez. Il est également évident que vous prendrez en charge tous les frais de traitements médicaux et psychologiques nécessaires, pour la part non couverte par son assurance.
– Et si je refuse ? Si je porte plainte pour chantage et extorsions ?
– Vous pouvez. Mais je vous laisse évaluer ce qui vous coûtera le plus, à tous les niveaux, entre une plainte pour viol qui aboutira de toutes façons au vu des preuves que nous détenons et la petite satisfaction de me voir condamner pour chantage. Je vous signale par ailleurs que je viens d’enregistrer tout notre entretien
– Si j’accepte, vous me remettez toutes vos preuves ?
– D’aucune façon ! je les garderai jusqu’à la fin des études de Shadya. J’ajouterais même que si j’entends que vous récidivez avec une autre employée ou n’importe qui, nous utiliserons ces documents en justice.
Kolly se tait un moment, parait se décomposer puis finit par murmurer un « d’accord » qu’il semble extraire du fond de sa gorge.
Je fais faire demi-tour au bateau et me dirige vers le port. A quelques centaines de mètres de notre destination, j’arrête le moteur aux abords d’une berges boueuse qui sépare la forêt du lac. Je me dirige vers Kolly et le fais basculer hors de la barque. L’eau n’est pas très profonde et il ne risque rien. Il sort de l’eau crotté jusqu’à la ceinture. Il me fixe l’air ahuri et me dit simplement :
– Mais pourquoi ?
– Pour que vous vous sentiez sale, ne serait-ce que quelques heures. Shadya en aura pour longtemps à se reconstruire, à effacer la saleté que vous lui avez infligée.
En navigant vers le port, je me dis que les concepts de lâcheté et de courage sont un peu à l’image de ma barque : on navigue à vue. Une définition par trop précise tiendrait plus de l’imposture et de l’escroquerie que de la réalité vécue.
Pierre n’aurait certainement pas approuvé ma démarche à la légalité douteuse. Mais sur le fond et en fin de compte, il en aurait été fier.
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