Créé le: 25.04.2017
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Comme un bruit blanc

Nouvelle

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© 2017-2024 Jacques Defondval

L’Eivouè dè Pertuis l'a envoûté. Il ne repartira plus.
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Comme un bruit blanc

 

Le sol avait frémi. Rufus se ramassa d’un coup sur ses pattes, affolé. Le murmure innocent avait enflé et la terre frissonna encore. Rufus fit un bond prodigieux jusqu’au rocher sur lequel il se tint totalement immobile avec deux pattes plus hautes que les deux autres, comme un dahut. Simon sut  immédiatement qu’il n’aurait pas le temps. Ce temps si court s’étendit et Simon sourit à Rufus.

 

D’abord il y avait eu le trou. Simon l’avait vu, à la sortie du confessionnal. Dans le silence assombri de l’église, à genoux et avec la piété de l’enfant de chœur qu’il était, Simon avait prié en tournant son regard vers l’intérieur de son être, comme on le lui avait demandé. Obéissant, il accomplissait la pénitence murmurée par l’ombre du prêtre derrière le grillage. C’est à ce moment qu’il le vit, au milieu de lui. Vertical, rond et lisse, un trou plongeait vers le bas, bien au-delà des limites de son corps. La lumière qui éclairait ses bords intérieurs se perdait dans sa profondeur. Du fond de cette nuit, Simon entendait un bruit. Cela ressemblait au son que fait une rivière quand on l’entend de loin, un bruit continu et sans fin. Ce bruit, Simon l’entendait résonner jusque dans la pénombre des voûtes. Sorti du sanctuaire, le monde avait peu à peu repris sa place et le trou s’était retiré plus loin. Pendant quelques jours, surtout le soir, quand le tapage de la vie s’éteignait, le bruit d’eau revenait emplir la place laissée. Puis, lentement, il s’était amoindri pour ne plus rester qu’un vague souvenir mystérieux. Il ne restait que les rêves nocturnes qui, de temps à autre, retrouvaient le lieu exact de ce vide circulaire d’où le bruit blanc, continu, inondait son sommeil.

De ce séisme intime et puéril, il y eut quelques répliques aux moments erratiques de l’adolescence, puis la vie laborieuse et affairée étouffa les voix et les échos intérieurs. Pendant trente ans, il avait œuvré sans relâche à la grande Affaire qui consistait à devoir réussir sa vie. Pendant trente ans, toute son énergie vitale avait été aspirée dans l’accomplissement des entreprises dictées par ses talents qu’il avait multiples. C’est ainsi qu’il fonda une famille dans laquelle personne ne lui disputa son savoir ni son autorité. Dans le même élan vital, il créa son entreprise dans laquelle il jouissait du même prestige. Bien calé dans les règles du monde, il avait attiré sans le poursuivre le corollaire de la considération et de l’éclat : l’argent.

 

A soixante ans, au sommet de sa maîtrise et de son aura, il connaissait tous les codes et toutes les lois qui régissaient son monde. Mais au fond de lui, une réticence inexplicable couvait. Le sentiment d’avoir négligé quelque chose d’essentiel, de primordial, le poursuivait. Ce qui au début n’était qu’une gêne épisodique vite balayée par l’action, avait grossi dans l’ombre, au même rythme que ses victoires. Le kyste bénin devint tumeur. Plus Simon s’interrogeait sur l’origine du sentiment d’urgence qui l’avait pénétré, moins il comprenait.

Dans l’année de ses soixante-trois ans, il accepta, sans pressentir la portée de son geste, une invitation de son ami Patrice. Ce dernier était devenu, par héritage, propriétaire d’un vieux chalet au fond d’un vallon alpin. Ne connaissant rien en matière d’immobilier, Patrice avait demandé à Simon de l’accompagner pour une évaluation de « l’objet ». Sur les lieux, Patrice s’était tourné vers Simon en maugréant :

— C’est bien ce que je pensais. C’est le fin fond du cul du monde ici.

Le lieu, malgré la lumière de l’après-midi, dégageait en effet une atmosphère poignante de solitude. L’intérieur austère avait cependant la chaleur du bois et la douceur d’un refuge dans la dureté sauvage environnante.

— La construction est bonne, mais le toit devra être rénové. Les bardeaux, à certains endroits, sont disjoints ou fendus.

— Ouais, et il n’y a pas d’électricité.

— En effet, mais il y a le gaz.

Patrice grogna et se dirigea vers la lourde porte de la cuisine en maugréant :

— Hm, faut encore apporter les bombonnes. J’espère qu’il y a au moins l’eau courante…

Resté seul Simon écoutait le silence du décor. Puis avec stupeur, il prit conscience de ce qu’il avait commencé à entendre. Patrice qui était revenu, expliquait à Simon :

— Bon, c’est pas encore le quart-monde, il y a l’eau.

Simon ne répondait rien. Le regard absent, il écoutait le bruit lointain de la rivière en contrebas qui remontait de la rive escarpée.

— Hé Simon ? Ça va ?

Simon tourna lentement ses yeux vers Patrice et articula sa question qui sonna comme une absurdité aux oreilles de Patrice :

— Ce chalet, tu le fais combien ?

 

La transaction eut lieu quelques semaines plus tard. Personne, dans l’environnement proche de Simon, ne comprit cette résolution qui avait les traits d’une blague. Mais Simon ne pouvait plus oublier l’écho du bruit que la rivière avait réveillé. Dès lors, son métier et ses activités habituelles devinrent secondaires. Le sentiment diffus de ne pas être là où il aurait dû s’accentua et désemparé, il avait consulté son médecin. Le verdict l’avait surpris, et dans un sursaut de lucidité, il informa ses proches : il était dans un état de santé qui exigeait un repos forcé de quelques semaines.

— Ce n’est rien d’autre qu’une vieille fatigue. Ne vous inquiétez pas, quelques temps de repos et tout rentrera dans l’ordre, avait-il dit. Mais au fond de lui, il avait une autre intuition.

 

Il prit ses dispositions, il prit l’indispensable et partit. Dès qu’il fut dans sa voiture, pour la première fois depuis des semaines, il sourit. Arrivé à destination, il s’assit sur le petit banc de bois à l’entrée et écouta, heureux et apaisé. La première nuit, la rumeur de la rivière le tint éveillé pendant plusieurs heures. Puis le sommeil vint. Au petit matin, la pensée folle qu’il ne repartirait plus l’éveilla.

 

Pendant plusieurs semaines, il fit face à ses peurs et chaque nuit, il affrontait une anxiété sournoise. La solitude, le silence sur fond de rivière qui coulait au loin, la rupture, tout le faisait douter. A cela s’ajoutaient les explications troubles et maladroites qu’il avait dû donner. Plusieurs amis s’étaient déplacés pour le rencontrer dans sa montagne. Leur message attentionné avait été mesuré et plein de bon sens. Mais rien n’avait pu ramener Simon à la raison et au monde. Il avait essayé de le leur dire, mais à chaque tentative, il n’avait pu balbutier que des justifications embarrassées et vides. Il s’aperçut que tous ses mots étaient insuffisants. Il ne savait pas lui-même ce qui le retenait si fort.

Pour la première fois depuis son veuvage, son épouse lui manqua vraiment. La rivière, en bas, chuchotait son monologue perpétuel.

 

Quand la première pluie vint, il disposa sous les gouttières les quelques récipients dont il disposait et passa sa journée à les vider régulièrement avant que le contenu ne se répande sur le sol. Dans l’après-midi, quand le soleil reparu, il résolut de réparer son toit.

 

Simon, qui ne connaissait rien ni personne dans la vallée, se rendit au village, plus bas, au Café de la Rosablanche. Dès son entrée dans la salle, il mesura combien la compagnie de ses semblables lui avait fait défaut. C’était comme revenir dans le monde des vivants. Et après avoir partagé le vin, le pain local qui était de seigle et la viande aromatisée, il avait été adopté comme étranger au village, soit, mais quand même digne d’intérêt. Surtout par François, le voyer. Cordial et prenant plaisir à jouer son rôle d’initiateur, il l’avait éclairé sur toutes ces choses du village qu’il ignorait. En rentrant de cette soirée qui lui avait remis de la chaleur humaine dans le cœur et un peu d’ivresse dans le corps, il surprit Rufus sur le devant du chalet. Tétanisé par le halo des phares, l’animal regardait de ses yeux sombres cette lumière aveuglante, sa tête tournée vers Simon. Puis, après quelques secondes de stupeur partagée, il disparut d’un bond soudain vers l’obscurité. Ce fut leur première rencontre.

 

Dans les jours qui suivirent, François, le voyer, se présenta à la porte de Simon. En se dandinant sur ses deux jambes, François s’expliqua un peu gauchement :

— Bonjour… je dois vous faire une visite concernant la taxe de séjour… Vous comprenez, vous êtes sur le chemin, alors heu… Ah oui, ajouta-t-il précipitamment, et puis j’ai apporté ceci, j’ai pensé que…

Sa main droite s’était levée en montrant une bouteille de vin du pays. Simon ouvrit sa porte à François avec un grand sourire. Ils ont parlé des taxes, de bardeaux, de toiture, de la rivière et de Rufus le chevreuil. Et puis ils n’ont plus parlé. Ce silence partagé avait scellé leur fraternité. Depuis, François s’arrêtait régulièrement au mayen de Simon. François avait été charpentier avant d’être engagé par sa commune. Il savait la façon de tailler des bardeaux à l’ancienne dans les quartiers de mélèze. Pendant l’hiver, il avait fait don à Simon de son coup de main et de son fer à tavillon. Rufus aussi devint un invité régulier, sans doute à cause du sel que Simon pouvait lui offrir maintenant de sa main.

 

Au printemps, la pièce froide de l’entrée qui s’était transformée en menuiserie au temps de l’hiver, s’était emplie de bardeaux soigneusement alignés sur le sol. On pouvait y lire combien le geste de Simon s’était affiné à mesure que la neige, au dehors, allait et venait. L’œil exercé de François appréciait les progrès et sa tête approuvait par petits hochements. Il avait aussi remarqué, sur une table basse, quelques tavillons plus travaillés. Un peu plus grands, ils étaient taillés en arrondi sur le bas et soigneusement poncés sur une de leur face.

— Tu vas en faire un motif ? avait questionné François.

— On peut dire comme ça, je n’en suis pas encore sûr, avait prudemment répondu Simon.

François n’avait pas insisté. Dans la vallée, la fierté se mariait avec la pudeur pour permettre l’intimité des gens et des choses.

L’été fut marqué par de fortes chaleurs, inhabituelles à cette altitude. Simon avait bénéficié de l’aide experte de François pour la pose des bardeaux. Sur le toit, les grandes taches claires du bois nouveau ravivaient le gris de l’ancien.

Dans la semaine qui suivit, la température ne faiblit pas. En bas, le murmure de la rivière s’était mué en querelle rauque avec les rochers à cause de la fonte des neiges d’en haut. Une énergie sourde et fiévreuse dilatait la montagne. Dans ce qui restait de la fraîcheur nocturne, Rufus venait lâcher quelques aboiements nerveux avant de disparaître.

 

Le matin du troisième jour, le ciel libéra ses forces accumulées et l’orage fondit sur le vallon. Une quantité d’eau phénoménale s’abattit sur trop peu de terre en trop peu de temps. Il plut pendant trois heures. Simon souriait à son toit refait. Quand le vacarme du déluge décrut, il sortit sur le pas de sa porte. En bas, la colère avait dégénéré en fureur tempétueuse. Pas encore inquiet, mais impressionné, Simon s’avança vers le bord du replat, là où il pouvait voir la rivière devenue folle de rage.

C’est à ce moment que Rufus reparut. Curieux, il se tenait à quelques mètres de Simon. Ensemble, ils ont entendu le même clapotis inconnu qui sortait de la pente un peu plus en dessous. Simon s’avança encore, les sourcils froncés. Là, sous leurs pieds, l’eau venue d’en haut, égarée par son excès, avait suivi de faux chemins entre la terre et le rocher. Aveugle, elle poussait pour aller où elle devait, plus bas.

Le sol avait frémi. Rufus se ramassa d’un coup sur ses pattes, affolé. Le petit ruisseau innocent avait enflé et la terre frissonna encore. Rufus fit un bond prodigieux jusqu’au rocher sur lequel il se tint totalement immobile avec deux pattes plus hautes que les deux autres, dans l’attitude du dahut.

Simon vit alors toutes les choses se mettre à leur place : le trou de son enfance, les discours de la rivière, la compagnie de Rufus et la présence de François.

En souriant doucement, il se tourna vers Rufus en levant une main en guise de salut et dans l’immense raclement de la terre et des pierres emportées par l’eau, il disparut.

 

Quand François revint au chalet à la fin du jour, il contempla la profonde plaie qui avait remplacé la moitié de la place. Hormis le grondement lointain de la rivière toujours furieuse, tout semblait pétrifié. La porte du mayen était restée ouverte et François parcourut toutes les pièces en appelant « Simon ? ». L’esprit humain a cette capacité de réunir tous les éléments disparates d’une situation et d’en faire une synthèse. Il fit ce qui s’imposait et appela des secours.

Dans l’attente de leur arrivée, François se rendit dans la chambre, là où il avait brièvement aperçu les bardeaux sur le mur. Ils étaient soigneusement disposés en tuilage sur la plus grande partie de la paroi qui faisait face au lit. Tous étaient recouverts d’une écriture fine et serrée qui courait sur le bois. A l’encre noire, Simon avait retracé les mots de l’eau qu’il avait appris à entendre.

 

Le corps de Simon ne fut jamais retrouvé. L’effondrement avait amassé un énorme cône de terre, de troncs déracinés et de pierres sur la rive abrupte de la rivière. Seul Rufus aboyait de temps à autre sur

cette masse de sédiments, dernière trace de l’effondrement. A plusieurs reprises, François l’avait surpris dans ces lieux, dans sa position singulière qu’il était le seul à adopter. C’est ainsi qu’il sut où Simon reposait. Au pied de l’éboulis, là où l’épaisseur du glissement était la plus profonde, là où la rivière fait depuis lors, un détour respectueux.

 

Le vieux Joseph, avec son savoir séculaire, connaissait le premier nom donné à la rivière : L’Eivouè dè Pertuis. C’étaient les mots que Simon avait commencé à enluminer sur un de ses bois. En français contemporain la traduction, bien qu’elle ne puisse être littérale, peut s’exprimer par «L’Eau du Trou». Depuis l’aube des temps, elle murmure sans fin son chant de vie et de mort à ceux du vallon. Et les plus vieux savent bien que le moment venu, tous entendent le chœur de ces voix disparues.

Commentaires (1)

Asphodèle
02.05.2017

'Il y a comme un air de Ramuz dans cette histoire où même si elle est en toile de fond, la nature n'en demeure pas moins un personnage à part entière.'

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