Créé le: 24.07.2022
117
2
4
Code: Lyôba 117
Jean-Michel Tardin, agent spécial français, reçoit l’ordre de la DGSE, de se rendre en Suisse, dans la petite ville de Gruyères, pour retrouver deux personnes, doubles nationaux franco-suisses, qui travaillaient pour leurs services et dont ils avaient perdu la trace, six mois auparavant...
Reprendre la lecture
Code : Lyôba 117
Sans aucune nouvelle de leurs deux agents franco-suisses, après avoir déployé tous les moyens dont ils disposaient, les services secrets français avaient fini par abandonner, les considérant comme volatilisés. Du moins jusqu’à ce 30 juillet, où l’un de leurs agents en vacances en Gruyère avec sa famille avait repéré les deux disparus qui vendaient des tommes en ville de Bulle dans un marché folklorique. Selon lui, la barbe en plus, ils correspondaient bien à la photo de Joseph Bersier et Hanspeter Schrago. S’étant renseigné discrètement, il avait appris que les deux barbus seraient au marché artisanal de Gruyères deux jours plus tard. Après avoir reçu ces infos, la DGSE dépêcha sur place Jean-Pierre Tardin, un de ses meilleurs éléments, au caractère fonceur, mais discret et organisé.
– Non, Madame. Mon prénom n’est pas Hercule, mais Jean-Michel… Jean-Michel Poirault. Avec a-u-l-t à la fin. Comme Dassault.
– Ah ! Oui… C’est pas un fabricant de chars ? Les chars Dassault?
Debout devant la réception de l’hôtel, il se retint de devenir impoli, gardant cette image d’homme d’affaire affable, dynamique et sûr de lui. Il tendit, sans un mot, son faux-passeport et laissa la préposée de l’Hôtel Riondêna terminer son inscription.
Arrivé dans sa chambre située à l’étage, il défit ses bagages puis remonta son arme, un P99 Walther avec silencieux, qu’il fixa sous son lit à l’aide de scotch de carrossier.
Il appela ensuite la centrale de Paris à l’aide du code de la mission, Lyôba 117, et laissa un message sur le répondeur : « La colombe roucoule dans son pigeonnier. Pas de tigre dans les parages. Le gruyère n’a pas encore de trous et les souris ne sont pas là ». Ce qui signifiait, en clair, qu’il était en place et qu’il n’y avait pas de danger. Il n’avait pas encore pu repérer les extérieurs, ni aperçu les deux quidams.
Après avoir effectué une recherche sur le Net pour en savoir un peu plus sur la région et surtout sur cette ville de Gruyères, l’agent Tardin sortit de l’hôtel et se rendit à l’Office du tourisme afin d’ obtenir quelques infos sur les exposants qui allaient participer le lendemain à ce marché artisanal organisé dans le cadre de la fête nationale suisse.
La préposée l’accueillit avec le sourire et répondit volontiers à ses questions :
– Deux vendeurs de tommes ? Ça me dit quelque chose… Ah ! Voilà : je pense qu’il s’agit de Dzojè et Hampi. Ce sont les seuls qui ne vendent que ce produit.
– Parfait ! Vous avez leurs coordonnées, par hasard ? Je suis importateur de fromages et leur spécialité m’intéresse.
– Je n’ai pas grand-chose comme adresse. Regardez vous même : Hampi et Dzojè, La Cuvigne-dessous/Ch. Brûlé, 1663 Gruyères… Ils devraient donc habiter dans le coin.
Il la remercia et s’en alla avec ces maigres informations, pas certain qu’il s’agisse bien des deux agents disparus.
Après avoir mangé une excellente fondue au vacherin au restaurant « Le Chalet », il passa sa soirée à effectuer des recherches sur Google, sans rien trouver de pertinent. Pour l’adresse « Ch. Brûlé », une seule indication d’un « Chemin du Brûlé », mais c’était en France. En ce qui concerne les noms « Dzojè » et « Hampi », peu probable que cette région du Tibet pour l’un ou ce village en Inde classé au patrimoine mondial de l’UNESCO pour l’autre aient un quelconque lien avec les deux disparus ! Il eut de la peine à trouver son sommeil, malgré le grand calme qui régnait en ville. La nuit fut peuplée de nombreux cauchemars dans lesquels il croisa, embarqué sur un char d’assaut, deux moines tibétains barbus qui nageaient dans un océan de fromage fondu au bout d’un chemin brûlé par la grande chaleur qui régnait en Inde…
Au matin, il fut réveillé par le brouhaha provenant de la rue principale dans laquelle les marchands installaient leurs étals et amenaient leur marchandise. Depuis sa fenêtre, il tenta de repérer ses deux cibles, mais il était difficile de distinguer l’ensemble des exposants dispersés tout au long de la rue pavée du bourg.
Après le petit-déjeuner, il sortit aussitôt dans la rue où il finit par découvrir enfin sa cible, Hampi et Dzojè, qui s’étaient installés près de l’entrée de la ville. Leur étal se composait d’une petite table recouverte de tommes, à l’ombre d’un parasol. Il observa à distance les agissements des deux prétendus agents secrets, notant en premier lieu leur étrange habillement : gros souliers noirs, pantalon chiné bleu foncé en tissu lourd, tout comme le gilet brodé d’edelweiss dont les manches courtes étaient monstrueusement bouffantes ! Seule la chemise blanche était classique. Il prit discrètement quelques photos et les envoya en « code Liôba 117» à ses supérieurs avec le message : « Le gruyère a bien des trous. Toujours pas de tigre à l’horizon, les deux souris sont là ». La réponse ne tarda pas : « C’est bien nos deux souris; la colombe doit entrer en contact, mais avec prudence ! ».
Rassuré sans être vraiment convaincu de l’identification, il se rapprocha un peu. Parvenu au dernier stand avant celui des deux marchands de tommes, il s’arrêta afin d’écouter discrètement leur discussion. Ce qu’il entendit le laissa pantois :
– Fâ atinhyon, chtiche in âyons dè tourichte, i gugâ par inque todoulon.[1]
– Jô. I han en scho gse… I glaub es isch en Gheimpolizischt.[2]
– Te krè ? On gâpyon chèkrè ?[3]
Mais c’est quoi ce langage ! Rien de ce qu’il connaissait en tout cas. Pourtant, il parlait et comprenait une bonne dizaine de langues apprises au cours de ses nombreuses missions à l’étranger. Il sortit discrètement son portable et enregistra la suite de ce galimatias qui semblait être un langage codé :
– Te moujè kemin mè, Hampi ?[4]
– Villicht scho, Dzojè, mer mund uufpasse.[5]
Les deux acolytes s’étant tus, l’agent Jean-Pierre Tardin balança son enregistrement sur un puissant logiciel de recherche qui lui permettait de traduire instantanément à peu près n’importe laquelle des 172 langues officielles du monde. Mais cette fois-ci, le programme se planta, ne reconnaissant aucun mot, à part les deux noms qu’il avait recherchés la veille : Hampi = village en Inde et Dzojè = région du Tibet…
Il décida donc de les aborder franchement :
– Bonjour messieurs ! Ça fait un moment que je vous observe et je serais presque tenté par votre tomme qui semble avoir un franc succès.
– Salut ! Ouais… On a bien remarqué que tu zieutais par là. Tu veux goûter notre produit ?
– Avec grand plaisir !
L’agent Tardin dégusta avec délectation le petit morceau que lui présentait Dzojè du bout du couteau. Hampi, qui ne s’était pas encore manifesté sortit une bouteille remplie d’un liquide transparent et s’en versa un verre qu’il avala sans sourciller.
Comme Tardin le regardait de travers, il lui proposa :
– Wotsch en Schluck ? S’isch en guete Kartoffelschnaps !
Voyant une lueur d’incompréhension dans les yeux du touriste, Dzojè s’empressa de traduire :
– Il te propose un verre de son excellent alcool de pomme-de-terre !
Il accepta avec plaisir. Et le regretta après la première gorgée, se demandant si ce lascar avait le permis de port d’arme pour trimbaler un tel produit…
Il s’enquit également de la langue parlée par le dénommé Hampi. Il s’agissait d’un dialecte de la partie alémanique de la Suisse, le Schwyzerdütsch. Il comprit ainsi pourquoi il n’en saisissait pas un traître mot !
– Mais… il ne parle pas le français, comme tout le monde par ici ?
– Non, il le comprend plus ou moins, mais il préfère s’exprimer dans sa langue maternelle. De mon côté, je lui cause en patois régional…
Après deux ou trois doses de Schnaps, ils finirent par fraterniser de sorte que Tardin en oublia presque sa mission. Une heure plus tard, il reprit le scénario qu’il avait plus ou moins improvisé :
– En fait, je suis directeur d’une compagnie d’importation de fromages implantée à Paris et je suis en prospection dans votre région dans le but de développer notre offre. Je ne vous cacherai pas que votre tomme ferait fureur auprès de notre clientèle française, aussi je serais ravi de collaborer avec vous.
– Jabach ! Das isch doch en Blödsinn[6] ! s’écria Hampi.
– Euh… mon collaborateur pense que ça pourrait être intéressant, mentit Dzojè. On peut vous en fournir une dizaine par jour.
– Ce serait parfait pour un début ! Mais au préalable, je dois visiter votre usine et contrôler les normes d’hygiène.
– Pas de problème bien sûr ! Je vais t’emmener sur notre site de production. Hampi nous rejoindra plus tard avec la Jeep!
Tardin se réjouit que son plan fonctionnât si bien et se dit que si ces deux-là étaient réellement les agents secrets perdus, ils ne devaient pas être très futés ! Arrivés sur la place de parc située à l’entrée de la ville, Dzojè l’entraîna vers le fond et lui indiqua fièrement son véhicule.
– Quoi ? vous voulez me faire monter sur une mobylette ? Vous n’y pensez pas !
– Mais non ! C’est moi qui conduirai. Toi tu vas derrière!
C’est alors seulement qu’il remarqua le chariot accroché à l’arrière du vélomoteur.
– Allez ! Monte ! Et cramponne-toi aux barres, si tu veux pas te retrouver a bohyon[7] sur le chemin…
Il hésita quelques instants, mais finit par s’asseoir dans la remorque. La mobylette s’engagea aussitôt sur la route qui descendait en lacets jusqu’à la fromagerie de démonstration de Pringy. Ensuite, ils bifurquèrent en direction du Pâquier où ils quittèrent la route principale pour grimper vers Prâ-Jouly, avant de rejoindre la route qui, entre Vuadens et Bulle, suit la rive gauche de la Trême via le Col d’Inson. Jusque là, Tardin, même s’il estimait que c’était bien plus loin que ce qu’il pensait, trouvait le trajet bucolique et agréable, se sentant fier et sûr de son coup, tel Ben Hur dirigeant son attelage vers la victoire ! Tout se gâta un peu plus loin : la belle route goudronnée se transforma en chemin caillouteux avec de nombreux nids-de-poule qui faisaient tanguer dangereusement la remorque. Il dut se cramponner pour ne pas se faire éjecter, se demandant à quel moment il verrait passer dans l’autre sens les morceaux de tomme arrosés de Schnaps qu’il avait engloutis au marché ! Au lieu-dit La Rêche, il eut une nouvelle frayeur : devant eux, un torrent traversait la route ! Et cet idiot de Dzojè ne semblait pas vouloir ralentir. Au contraire, il mit les gaz pour s’engager à grande vitesse dans ce passage à gué qu’il traversa en levant les pieds presque à hauteur du guidon. Ayant franchi l’obstacle, ils poursuivirent leur chemin durant une dizaine de minutes jusqu’au à un joli chalet situé au nord du Moléson. Dzojè arrêta le moteur juste devant la porte.
– Alors, ça t’a plu cette virée ? Pas trop secoué ? Pas trop mouillé ? Pas trop désorienté ?
– Euh.. N.. Non. Ça va ! Mais… elle est où ton usine ? s’enquit Tardin en s’essuyant les habits et se détendant les jambes comme s’il voulait chasser les fourmis qui les squattaient.
– L’usine ? La voici.
– Quoi ? C’est là que vous fabriquez vos tommes ? Je crois rêver. Moi qui pensais que vous habitiez la commune de Gruyères… Là on a fait presque une heure de route !
– Mais oui, mon vieux, on est au chalet du Cheval-Brûlé qui est sur Semsales. Plus loin, on arrive au chalet de la Cuvigne-Dessous qui, lui, se trouve sur le territoire de Gruyères. C’est dans ce secteur que nous estivons avec une quarantaine de génisses. Ainsi que deux vaches et quelques chèvres qui nous fournissent le lait nécessaire pour nos tommes. C’est grand, Gruyères… A propos, viens donc à l’intérieur boire un petit verre de « Grande-Gruyère » pour te remettre de tes émotions !
Lorsque Hampi arriva à son tour avec sa Jeep, au milieu de l’après-midi, il trouva Dzojè assis à la table, devant une bouteille de liqueur verte presque vide. Ne voyant pas Tardin, il s’enquit de l’état de leur invité surprise :
– Wo isch user Maa[8]?
– Dans la chambre, juste à côté. Il pique un petit roupillon. Mais tu peux parler en français, il ne nous entend pas !
– Il est complètement « schnapsé » ?
– Assez pour dormir, mais pas encore assez pour tout avouer. C’est un dur à cuire ! On va poursuivre dès qu’il se réveillera. Faut vraiment qu’on en sache plus sur ses projets…
Désignant la bouteille de Grande-Gruyère, Hampi ajouta :
– On en a encore une en réserve. Tu veux que j’aille la sortir ?
– Non. C’est déjà la réserve…
En fin d’après-midi, lorsqu’il émergea de la chambre, Tardin retrouva Dzojè et Hampi assis à la table.
– Hoi, wy gat’s der ? lui lança Hampi.
– Il demande comment tu vas, traduisit Dzojè.
– Bof ! Mais puisque vous êtes là tous les deux, j’aurais besoin de quelques infos de plus. Donc, vous fabriquez vos tommes dans cette pièce, sans électricité, sans eau chaude, avec une porte en bois pourrie entre l’écurie et la cuisine, avec les mouches qui volent dans tous les sens… Comment pouvez-vous garantir vos tommes sans bactéries ?
Les deux éclatèrent de rire et, tandis que Hampi sortait une bouteille de pomme, Dzojè lui expliqua la chaîne de production : traite des vaches et des chèvres, pasteurisation du lait à 74 degrés durant 30 secondes, caillage à l’aide de ferments lactiques, puis pressage, égouttage et maturation. Le manque d’hygiène ? Les mouches ? Rien de tel, pour obtenir une tomme digne de ce nom !
– Et si on veut tuer les bactéries, un petit verre de pomme suffit ! ajouta-t-il en remplissant trois gobelets…
En début de soirée, notre gaillard n’en pouvait plus et commençait à piquer du nez dans son assiettée de tomme et de jambon de la borne…
– Jetze isch er riif ![9]
– A dè bon.
– Mais on pourra plus rien en tirer, il est dans le coma là !
– T’en fais pas, Hanspeter, j’ai tous les renseignements qu’il nous manquait. Tout à l’heure, pendant qu’il grimpait sur le toit pour tenter de trouver du réseau, j’ai eu le temps de fouiller sa veste dans laquelle se trouvaient trois passeports différents avec sa photo. Seul le premier correspondait au nom qu’il nous a donné, Jean-Michel Poirault, qui est aussi celui transmis par Rosalie, ta copine de l’Hôtel Ryondêna. Donc…
– Yô, es isch à coup sûr « On gâpyon chèkrè » [10], compléta Hampi, mélangeant les trois langues nationales de la Gruyère…
Tandis que Dzojè éclatait de rire, Tardin se redressa d’un seul coup en criant : « La colombe a perdu toutes ses plumes. Le tigre est dans le chalet. La Gruyère est un vrai trou et les souris se battent dans ma tête ! ».
Après deux ou trois bassines d’eau froide, Tardin recouvrit quelque peu ses esprits et décida de quitter ses amis, s’excusant presque de son incursion. Lorsque Dzojè lui désigna son attelage, il s’écria :
– Oh ! Non ! Pas la carriole ! Je préfère aller à pied !
– Mais, non ! Je voulais juste te prêter le teuf pour rentrer à l’hôtel.
N’ayant pas trop le choix, il accepta l’offre et démarra plein gaz, zigzagant sur le chemin qui devait le ramener à la civilisation. Le silence revenu, Dzojè s’exclama :
– Ouf ! On a eu chaud…
– Joseph, tu crois qu’il a tout gobé ?
– Je pense, Hanspeter, mais sait-on jamais ?
– De toute façon, pendant que tu mets en route la génératrice pour commencer la traite, je vais choper du réseau plus haut, avec mon portable, pour avertir le service.
– Et dis-leur qu’ils nous planquent ailleurs, par exemple sur une île déserte, loin de ces chèvres et génisses qui commencent à me gonfler !
– On aura le temps d’écrire nos histoires d’agents-doubles. En plusieurs tomes…
– Non !!! Ne me parle plus jamais de tommes, Hampi !
Carte tirée: « Le Chariot »
[1] Fais attention, celui-là en habits de touriste, il regarde par sans cesse par ici.
[2] Oui. J’ai vu. Je pense que c’est un agent secret.
[3] Tu crois ? Un agent secret ?
[4] Tu penses comme moi, Hampi ?
[5] Peut-être bien, Dzojè. Faisons attention.
[6] Ouais ! Un belle connerie tout ça !
[7] à plat-ventre
[8] Où est notre homme ?
[9] Maintenant il est mûr !
[10] Oui, c’est à coup sûr un agent secret.
Commentaires (2)
Mat L 'Annulaire
24.07.2022
Bravo! J'aime bien-être votre humour.
Daniel Bovigny
25.07.2022
Merci pour votre encouragement!
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire