Créé le: 04.03.2019
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Changeons de sujet

Notre société, Nouvelle

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© 2019-2024 Marie Vallaury

La mode ou la vie ?
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Le crayon hésite, effleure le papier, se soulève légèrement, reprend contact avec la feuille vierge, esquisse, tâtonne, cherche la ligne parfaite, le trait de génie, la proportion idéale. Flora lève les yeux vers la femme nue, impudiquement cambrée sur un socle brut, au centre de la pièce. Elle cherche un point d’accroche, un détail vivant dans cette nature morte immobile, une preuve que la femme n’est pas une statue de marbre sculptée par un artiste sans âme. Son regard suit la courbe parfaite des hanches, la rondeur magnifiques des seins, le fuselage interminable des jambes. Même la chevelure d’amazone semble sortie d’un spot publicitaire, cascadant sur les épaules fines, se déroulant artificiellement en boucles lascives jusqu’à la taille. La peau sublimement lisse suggère des reflets subtils, mais aucune aspérité, aucune fêlure ne viennent jouer avec la lumière. Ni tache de rousseur, ni tache de naissance pour donner du relief au velouté d’un épiderme comme poncé par les peelings et lissé par les crèmes de beauté. Le visage, anonyme, stéréotypé, exhibe sa conformité sans réveiller d’émotion.

Flora soupire doucement et regarde les autres élèves du cours. Tous arborent la même attitude d’attente, d’incertitude. La beauté factice du modèle éteint l’inspiration, efface les désirs. Le vide avance masqué, maquillé, modelé. Ce corps parfait ne raconte rien, ou à peine quelques anecdotes esquissant régimes, privations, contrôle.

Le professeur s’approche de Flora, regarde l’ébauche du dessin, lit le désarroi dans les yeux de son élève. Il frappe dans ses mains pour attirer l’attention : « Je constate que vous éprouvez tous des difficultés avec ce sujet, je vous propose donc d’en changer. Je vous laisse prendre une petite pause pendant que je m’occupe de trouver un autre modèle. À tout à l’heure ».

Flora se lève avec soulagement et s’étire, comme une détenue libérée d’une longue peine. Le temps d’un café, une pause cigarette dans l’arrière-cour, et la voilà de retour à sa place. Elle contemple le nouveau modèle en train de s’installer sur le socle. Son crayon frémit déjà entre ses doigts, son rythme cardiaque s’accélère, une chaleur s’expanse dans son corps vibrant, tous les symptômes de l’excitation qui accompagne habituellement ses phases créatives. Autour d’elle, crayons, fusains et pinceaux commencent une danse effrénée sur le papier, inspirés par la vision fascinante qui s’offre à eux.

La femme est allongée sur le côté, en appui sur un coude, une jambe tendue et l’autre repliée. Son corps dévoilé est une mappemonde, un foisonnement de paysages disparates et singuliers. Le regard de Flora parcourt cette géographie anarchique, cette géologie tourmentée, ne sachant où s’arrêter, s’émerveillant de tant de reliefs saisissants, sombres sillons, dunes délavées, vallons obscurs. Malgré l’écart entre les jambes, les cuisses bourrelées, monumentales, sont inséparables jusqu’à la hauteur des genoux qui eux-mêmes disparaissent totalement dans les chairs boursouflées jusqu’à l’apparition de mollets livides, entrelacs de tendons, de muscles et de chairs flasques, enserrés dans un filet de veines bleutées à demi-éclatées. Puis des pieds larges, osseux, secs et craquelés comme le sol d’un mois d’août caniculaire, des pieds qui parlent de présence, de stabilité, de lien à la Terre.

Le crayon de Flora entame une sarabande sauvage, révélant des instincts de chasseresse, une animalité tapie dans ses entrailles, une féminité rude et sensuelle en même temps. Le croquis chemine, croise un sexe dont on devine, sous une toison fournie et échevelée, l’ouverture vers le plaisir et le partage des fluides, atteint le ventre, si vaste qu’il pourrait enfanter en continu, comme la reine d’une fourmilière prospère. Les plis qui partent de la taille s’étalent au sol comme de la lave refroidie au pied d’un volcan. Des visions gargantuesques de festins, de libations ininterrompues, viennent frapper l’imagination enfiévrée de Flora.

Le dessin vit par lui-même maintenant, il se crée dans un tourbillon d’énergie, il relate la profusion, l’abondance de lait maternel qui nourrit la Terre entière, il dessine des mamelles distendues, sources de l’être et de l’amour inconditionnel, marquées de vergetures, de gerçures, cicatrices d’un combat pour la vie.

Le visage enfin, mosaïque vivante, juxtaposition d’émotions. Les joues roses et rebondies, qui témoignent d’une joie vivace, la lourdeur des paupières qui plient sous les fardeaux, le pli amer de la bouche qui crie les humiliations, l’éclat acéré du regard qui projette une force primitive, invincible et entière malgré les vicissitudes.

Le crayon s’arrête brusquement. Tout est dit. Flora regarde le dessin qui explose dans son écrin de papier. Elle sent son corps vibrer comme si elle venait d’accoucher de la vie même, brute, intense, éternelle. Elle range lentement son matériel de dessin, regarde une dernière fois cette femme, si belle dans sa voluptueuse et rayonnante nature, la remercie secrètement du plus profond de son cœur pour le cadeau inestimable qu’elle leur a offert. Puis elle retourne vers sa petite vie simple et sans surprise, animée d’une force nouvelle et inextinguible propre à soulever des montagnes.

Commentaires (1)

Starben CASE
23.02.2021

Chère Marie, la description de cette transformation d'un élan de perfection à un élan de vie – tout l'opposé – est magnifique !

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