Créé le: 14.08.2022
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Carte blanche

Contes, Fables, NouvelleDestinée 2022

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© 2022-2024 Thierry Villon

Si elle s’inscrit dans les astres Où se trouve la destinée Si tout se joue dans les cartes Et qu’on n’y peut rien changer Moi, je suis la carte blanche Ni dessins, ni destin, rien Seul le chant de l’innocence Pour lumière sur le chemin
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La pente était raide, mais rien de bien pénible pour le vieux Saurer qui en avait vu d’autres sur les routes sinueuses de sa Suisse natale, puis en France au transport de troupes durant l’affreuse guerre. Et Jérémie, son conducteur attitré, connaissait les moindres sursauts de la vénérable machine qu’il soignait avec grande tendresse, beaucoup pour compenser l’éloignement de sa famille. Aujourd’hui, pas de vague à l’âme, tout devrait bien se passer. Le voyage prévu doit les conduire dans le site naturel grandiose du cirque de Navacelles, puis retour à Montpellier, leur point de départ.

Une quinzaine de passagers savouraient la beauté des lieux qu’ils découvraient au fil des kilomètres. Nico s’en mettait aussi plein les yeux, tout en consignant ses impressions dans son carnet. Il aurait besoin de ses notes, au moment d’écrire le reportage sur les beautés de la région. Du moins si son rêve de journalisme se réalisait.
Après la montée sur le causse et quelques kilomètres de replat, la route descendait vers une vallée verdoyante. C’est là qu’un premier incident survint, sous la forme d’un gros trou dans la chaussée qui surprit le conducteur. Il ne put l’éviter tout à fait et le car fit un bon sur la route. Les passagers protestèrent, Jérémie s’excusa, demanda si tout allait bien. Conclusion : plus de peur que de mal.
Fred vérifia sa valise de représentant. Il craignait de la voir dégringoler du filet au-dessus de lui, pire s’ouvrir et tout son stock se répandre par terre. C’est qu’il y en avait pour de l’argent : des blocs à écrire, des crayons, des gommes, des taille-crayons, des cartes à jouer, des cartes de tarot, et tutti quanti.
Lors de la descente en lacets, la panique saisit soudain Jérémie, quand il constata que les freins ne répondaient plus du tout, même en mettant toutes ses forces sur la pédale et sur le levier du frein à main. Il perdit le contrôle du véhicule qui prit de la vitesse, mordit sur le bas-côté, suffisamment longtemps pour que les passagers s’en aperçoivent et commencent à crier. Jérémie hurla : accrochez-vous ! Le car se renversa sur le côté et commença une glissade interminable sur la pente. Tout bascula, il y eut des cris affolés, des chocs violents, des bris de verre, des grincements de tôle, des bagages volant entre les sièges, le ciel à l’envers, une envie de vomir et la vie qui défilait en accéléré…

 

Après, un dernier fracas de tôle, rien qu’un lourd silence, durant de longues minutes, le car était retombé sur ses roues. Une pagaille indescriptible régnait dans l’habitacle. Des objets épars jonchaient le plancher déformé. Jérémie, tassé derrière le volant, ne bougeait pas. Les passagers restaient immobiles, tétanisés. Nico s’inquiéta de sa jeune voisine près de lui, le regard vide. Il avança sa main et fut soulagé de sentir sur son cou un battement de vie.

Petit à petit, des murmures et des mouvements se firent entendre. Des voix demandaient de l’aide que certains vinrent leur apporter, en se faufilant dans les travées dévastées. D’autres cherchaient dans l’affolement leurs affaires dispersées, avec une seule obsession : sortir de là au plus vite. On dut se mettre à plusieurs, pour aider une dame handicapée à s’extraire d’entre les sièges cassés et lui rendre ses béquilles. Mais en fin de compte, personne ne semblait être sérieusement blessé, c’en était presque miraculeux.
Toujours au volant, le pauvre conducteur reprenait petit à petit conscience, mais demeurait incapable de parler. Il regardait autour de lui, en roulant les yeux, incrédule. Un grand type très énervé lui agitait les mains devant le visage, en le sommant d’apporter une solution. Par gestes, le conducteur demanda à tous de sortir par une porte qui s’était ouverte sous le choc.

Dehors, la fraîcheur piquante du jour saisit tout le monde et beaucoup grelottaient, sans trop savoir si cela venait du froid ou du traumatisme. On s’entre-regardait et la seule chose qu’on redisait en boucle était la chance de s’en être sorti vivant. On se sentait totalement perdu, dans l’impossibilité de s’orienter au fond du vallon couvert d’épaisses bruyères où le car avait fini sa course.
Vêtu de vêtements traditionnels bariolés de motifs colorés, qui ne passaient pas inaperçus, un Indien scruta longuement les environs et demanda avec l’accent typique des Québécois :
“Dites, si quelqu’un connaît la région, présentement, il faut nous renseigner !
– Non, non, on n’est pas d’ici, répondirent plusieurs personnes.
– Et vous, notre conducteur, vous avez une idée ?
L’intéressé fit un violent effort :
– Tout d’abord je suis dévasté par ce qui vient d’arriver. Pour la question posée : nous sommes dans le lieu qu’on appelle Longue Battue, entre Ganges et Bornies, le village après la descente qui…mais voilà, c’est ma faute, je suis cent pour cent responsable, désolé…”
Le voyant s’écrouler, un passager s’empressa de le soutenir. Puis l’Indien se proposa d’aller chercher du secours avec quelques volontaires, pendant que les autres attendraient sur les lieux avec Jérémie. Il déconseilla encore, à cause de la sécheresse, d’allumer du feu, malgré le froid.
Quelques malins trouvèrent dans la carcasse des couvertures de secours et des bouteilles d’eau qu’ils distribuèrent. Lors des drames, il arrive toujours un moment où la pression redescend grâce à la parole. C’est la dame handicapée qui commença :
“Un grand merci à ceux qui m’ont aidée, sans vous, je n’y serais pas arrivée. Quand notre car a basculé dans le vide, j’ai eu ce grand flash dont beaucoup de rescapés parlent : j’ai vu toute ma vie défiler à grande vitesse. Je ne sais pas si vous avez vécu pareil…”
Plusieurs passagers approuvèrent. La dame reprit :
“En plus, quelque chose de bien étrange m’est venue…
Tous redoublèrent d’attention :
“A portée de main, je voyais une carte, comme une grande carte à jouer toute blanche, qui flottait dans l’air. Je l’ai saisie et, d’un coup, tout s’est arrêté. J’étais saine et sauve. Voilà.”
Un homme aux cheveux blancs raconta son histoire en tous points semblable : le défilé rapide de sa vie et cette carte blanche en suspension, à portée de main. A sa suite, plusieurs témoignages vinrent confirmer le même phénomène.
Assis sur son bagage, Fred le représentant, triturait sa lèvre inférieure, hésita longtemps, avant de se présenter et de confier :
“C’est un drôle de hasard que plusieurs d’entre vous ont vu cette sorte de carte. Parce que des cartes, moi, j’en ai plein ma valise, vu que c’est mon métier d’en vendre. Je vous dis tout de suite que, contrairement à vous, je n’ai pas revu ma vie au grand complet, tant mieux, parce que… bref. Permettez-moi un petit instant, je vous prie.”
Ayant prestement ouvert sa valise, il leur montra un paquet de cartes, légèrement plus allongées que de simples cartes à jouer en disant :
“Voyez-vous ces grosses cartes toutes blanches, je les balade dans mon assortiment depuis des lustres, je dirais depuis toujours. Figurez-vous que je n’ai jamais su à quoi elles pouvaient bien servir, ni même pu en vendre une seule. Mais maintenant, je crois savoir qu’en faire.”
Sur quoi, il en offrit une en souvenir à chaque personne présente. Les passagers se demandèrent ce que signifiait 2ter1810, l’unique inscription qui y était imprimée. Puis le groupe des secouristes arriva. Sans tarder, ils prirent en main l’organisation, soignèrent quelques ecchymoses, distribuèrent des boissons chaudes et des biscuits. Ils prévoyaient de repartir au plus vite, car un orage menaçait. Comme, pour retrouver la route, il fallait emprunter un chemin très étroit et très escarpé, il fut demandé aux passagers de ne prévoir d’emporter que le strict nécessaire. Puis vint le moment de quitter l’endroit.

 

Fred, ouvrit alors grand sa valise et dit : “Je vais laisser tout ça ici, servez-vous, prenez ce qui vous intéresse, c’est gratuit.” Nico prit quelques carnets pour écrire et des crayons, une gomme. D’autres prirent des jeux de cartes.
Sans un mot, la jeune fille enleva sa veste trop grande pour elle, la laissa tomber par terre et se couvrit avec une couverture. Nico vit qu’elle cherchait à dissimuler ses larmes.
Surprenant tout le groupe, des sons stridents et répétés jaillirent de la calandre déformée du car. C’était comme si l’épave était prise de convulsions. Tout se termina dans un long sifflement qui déchira l’air, tandis que Jérémie murmurait en guise d’oraison funèbre : “Tu rouilleras là, mon vieux pote, et moi j’irai enfin retrouver ma femme et mes enfants qui ne m’ont que trop manqué.”
La dame aux béquilles voulut également faire une déclaration, mais elle fut interrompue par les brancardiers qui la pressèrent de prendre place sur une civière, ce qu’elle fit en riant de bon cœur :
“Vous croyez vraiment que cette vieille toute déglinguée mérite tout ça !
– Vous n’avez pas le vertige, au moins, parce que ça va être sportif, lui dit l’un des costauds.
– Le vertige ! je m’esclaffe ! Si je vous dis que j’ai passé une partie de ma vie sur un trapèze volant, vous n’allez pas me croire, n’est-ce pas ?
– Oui, oui, et que vous est-il arrivé ?
– Dans le cirque, on me surnommait Irma la Coriace et par bonheur je l’étais, parce que tomber du trapèze depuis le haut du chapiteau directement dans la sciure, ça m’a fait un gros choc qui m’a laissée en partie paralysée, foutue pour l’acrobatie.
– Zut, quelle poisse !
– Au sortir de l’hôpital, j’ai eu le choix entre la comptabilité du cirque ou une roulotte de cartomancienne. J’ai choisi la seconde. Que de temps à écouter les gens me raconter leurs vies, et à essayer de leur remonter la pendule avec le tarot, quel travail ! En voyant ces temps-ci revenir de la guerre tant d’éclopés, je vais les aider, c’est sûr, mais différemment.
– Magnifique, en effet. Bon là, ça va grimper fort, je vais garder mon souffle pour vous amener là-haut.”
Fred qui avait suivi la conversation, se dit qu’Irma pourrait lui ouvrir les portes dans le milieu du cirque. L’instant d’avant, il avait laissé son gagne-pain derrière lui et se voyait près de toucher son vieux rêve d’artiste : “ Se sentir auguste avec des cheveux hirsutes et un visage grimé… Fred a jeté cravates et chemises boutonnées, costumes cintrés et chaussures cirées, pour revêtir Rody le clown qui gambade libre sur la piste, dans une immense salopette et de gigantesques godasses. Et la musique s’élance, le trombone pète tant qu’il peut, tandis qu’il simule le lâcher d’un pet sonore qui fait s’éclater les mômes et pincer le nez aux pète-sec, si mal nommés…Il tourbillonne encore et, pendant qu’on rit, qu’on pleure et qu’on l’ovationne, il s’offre enfin sa ration d’admiration.»

 

Tout en l’aidant sur le chemin escarpé, Nico se demandait pourquoi la jeune fille avait tant pleuré tout à l’heure. Les deux jeunes gens avaient fini par se présenter. Elle avait supposé que Nico était le diminutif d’un prénom italien et lui s’était souvenu que le prénom Esther venait de l’hébreu et devait signifier étoile. Elle n’appréciait pas vraiment la marche et réclama une nouvelle pause. Assise sur un rocher affleurant, elle commença par s’excuser :
“Je n’ai pas pour habitude de me laisser aller à chialer en public, merci de m’avoir aidée tantôt.
– De rien, tout est bizarre dans cette histoire, qu’est-ce qui t’a pris de laisser ta veste en bas ?
– As-tu vu ce qu’elle avait de spécial ?
– Oui, j’ai vu qu’il y avait encore la marque de l’étoile jaune qui en avait été décousue, admit Nico, et alors ?
– C’est pourquoi je l’ai jetée : quoi qu’on fasse, la marque restera toujours gravée dans le vêtement.
– Et donc ?
– Je n’arrive plus à me sentir française, à l’heure qu’il est. J’en ai marre de chercher à reconstruire quelque chose qui a disparu durant cette putain de guerre, genre mon innocence.
– Moi pareil, en tant que Tzigane, j’ai mon comptant de moches souvenirs.
– Ah! En effet, ils ne vous ont pas ratés non plus. As-tu fait du camp d’internement ?
– Oui, à Lannemezan, bloc T, bâtiment 16. Et toi ?
– Trois ans, d’un camp à l’autre, mais qu’est-ce que vous savez faire la fête, vous les Tziganes !
– Tu trouves ?
– Oui, vraiment. Combien de fois je vous ai entendu jouer de la guitare et chanter, un vrai bonheur au-milieu de toute cette misère.
– Tant mieux si ça a pu te faire plaisir.
– Oui, ça m’a aidée à tenir. Le froid, la faim, les insultes, la peur au ventre, ceux qu’on emmène et qu’on ne revoit plus, l’angoisse de voir venir son tour, tout ça restera inscrit en moi.
– Chez nous, on dit : Na bister ! N’oublions pas !”
Il vit qu’elle allait se remettre à pleurer. Il lui tendit la main, pour l’aider à repartir. Le ciel était noir, l’orage tout proche. Arriver en haut leur prit encore un bon quart d’heure.

 

Un beau car blanc était arrêté sur le bas-côté, tous feux allumés. Nico releva aussitôt l’inscription sur la carrosserie : “Liberty Voyages”, une compagnie dont il n’avait jamais entendu parler. Une hôtesse, tout sourire, leur proposa des en-cas, avant de les installer dans le car luxueux. Aucun des rescapés n’en avaient jamais vu d’aussi beau.

Nico passa un moment à mettre de l’ordre dans ses notes. Tellement d’événements importants avaient marqué cette journée et le jeune homme tenait à n’en oublier aucun, pour le jour où il devrait publier cette aventure. Assise à ses côtés, Esther reprenait son souffle. On vint encore leur proposer des rafraîchissements et les informer du départ tout proche. Esther demanda :
“Nico, c’est quoi ton rêve, à toi ?
Son sourire un peu triste n’échappa pas à Esther, quand il dit :
– J’aimerais devenir écrivain, c’est pour ça, mon carnet. Mais mon père, s’il revient, ne sera sûrement pas d’accord avec mon choix. Il voudra que je reprenne l’entreprise familiale de rempaillage de chaises. Il dit que c’est lucratif et que, tant que les gens auront des fesses, nous aurons du travail.”
Esther rit franchement et, d’un ton sérieux, confia :
– Dans ce qui vient de nous arriver, j’entrevois qu’il est temps pour moi de partir d’ici, pour faire mon Alya.
– Ce qui signifie, en clair ?
– En hébreu, ça veut dire monter à Jérusalem, là-bas en Israël, ma vraie patrie, je veux participer à sa reconstruction, en finir avec l’exil.
Nico vit la lueur de l’espoir s’allumer dans les yeux d’Esther et envia sa puissance. Elle dit plus fort et tous durent l’entendre :
“Moi, Esther, j’ai été rejetée parce que juive, j’ai appris malgré tout à rester fière de qui je suis. Je suis reconnaissante que cette carte blanche me l’aie rappelé tout à l’heure. Et toi, Nico le Tzigane, reste fier de qui tu es, crois en ce qui sera et ne laisse personne te le voler.”
Tandis que le car démarrait, Nico lui prit la main. Elle la lui laissa un moment, l’air rêveur. Il se pencha vers elle et demanda :
– Ce 2Ter1810, écrit sur la carte que Fred nous a offerte, saurais-tu par hasard ce que cela signifie, parce que moi…?
– Oui, je sais, et c’est à chacun qui l’a reçue de le découvrir. Si tu cherches, tu trouveras.”

 

Épilogue.
Nico a repris l’entreprise familiale et vient en parallèle de publier son premier roman.
Esther est mariée, a eu quatre enfants et participe activement à la reconstruction du nouvel Israël.
Irma a créé une association pour aider les handicapés et les blessés de guerre à se reconstruire par le sport.
Fred est devenu le clown Rody et joue l’auguste en duo avec Gianni, du cirque Dinari.
Le catalogue des “Voyages Liberty” propose toujours Carte blanche dans les Cévennes.

Commentaires (2)

Starben CASE
16.03.2024

J’aime l’idée de la Carte Blanche. Mais n’avons-nous pas tous les jours et maintes fois dans la journée et dans la vie cette fameuse opportunité? Par contre 2Ter1810, je réfléchis encore à la signification de ce code. Tu me donnes un indice? 🙄

Thierry Villon
19.03.2024

Un des personnages dit le savoir et il a une raison bien précise, liée à sa personne, pour cela. Bonne gamberge et à bientôt.

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