Créé le: 24.04.2015
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Carnaval plein sud

Voyage

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© 2015-2024 Thierry Villon

Je pilote avec des relents de carnaval dans le cockpit
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Dans ma cabine ensoleillée, les nuages m’entourent de leur blancheur immaculée. Je pourrais les toucher. Il me suffirait de tendre la main.

Je tire un petit peu sur le manche, pour me sentir sur une nappe, 3000, 3500, 4000, c’est suffisant.

Je me penche un peu pour voir en bas. Entre les nuages, la terre m’apparaît par endroits, verte ou brune, ou toute bleue quand elle dévoile de l’eau. Voler un peu trop loin n’est pas la solution.

Je vire et tourne en rond au-dessus de ce terrain. La manche à air est dégonflée. Le calme est plat, le lac immobile, le ciel serein. Mes cadrans sont stables, rien à dire, mélange pauvre, économie de carburant, vol régulier, sensations paisibles.

Je ne reste pas longtemps à faire des ronds, car la radio me signale qu’un fou arrive derrière moi, plein SW, et qu’il me faut sans tarder dégager l’aire de descente.

J’amorce un petit virage court qui a le don de me soulever le cœur. Mais produit aussi en moi une sensation que j’apprécie, qui me fait me sentir vivant, je vibre avec la voilure, je communie avec les hélices. Voilà, Papa Tango Western a toute la place pour lui.

Je me sens léger, enfantin, les serpentins de papier encore accrochés à ma roulette de queue font comme une traînée de couleur dans mon sillage.

Le carnaval ne m’a beaucoup laissé de répit : des vols, des baptêmes, des gosses, des adultes, des couples bizarrement accoutrés qui voulaient tous monter en l’air, voir la fête d’en haut. Ce qui m’a fait beaucoup d’heures de vol. J’avais juste le temps de faire le plein tous les 4-5 vols.

Déjà, c’est l’heure de me rapprocher du sol, je négocie une petite descente raide, les pieds contre les pédales du palonnier, les bras souples sur le manche, la sensation d’être suspendu à mon siège par la ceinture croisée sur ma poitrine.

La cabine sent bon l’avion, subtil mélange d’odeurs entre celle du cuir de mon blouson aviateur et celles d’essence et de graisse dégagées par les moteurs. Un arrondi, quelques soubresauts sur l’aire d’atterrissage, rouler au sol, prendre la première sortie, pour laisser la place aux suivants, parquer l’avion sur sa place entre le zinc de Mémé et celui du Petit Prince, couper les moteurs, retrouver le calme dans les derniers sursauts des hélices, une petite note sur mon carnet de vol, inscrire une heure de vol en tout, fermer la radio, couper le contact, descendre à l’air libre, marcher sur le sol bétonné, caresser en passant l’empennage de l’aile , jeter un coup d’œil aux pneus épais.

Je m’arrache à l’ambiance pour replonger vers le bâtiment de contrôle, surmonté d’une verrière, là où Laura parle au micro, de sa voix professionnelle, guidant les partants et les arrivants, réglant le trafic sans s’énerver, toujours attentive à nous les pilotes.

Je vais prendre un pot au bar. Avec un peu de chance, Roberto et Nestor seront déjà rentrés de leur dernière livraison. Mais non, ils sont déjà repartis vers la ville, dans leur vieille camionnette pleine à craquer de toutes les caisses qu’ils ont rapportées de quelque part au monde.

Je craque une allumette, la cigarette encore éteinte diffuse dans ma bouche une odeur de tabac qui me fait saliver. Le papier sucré des Partagas n’attend que la flamme pour répandre sa saveur.

Je ne sais pas trop que penser de cette semaine folle, de ces couples délirants vautrés sur les sièges à la recherche du plaisir entre le ciel et la terre, de ces gosses de riches venus s’esbaudir du paysage par les hublots de mon zinc, de ces heures passées dans la liesse désormais éteinte.

Le carnaval se referme comme un livre d’images, avec la vision forte de ces personnages teints en brun, des hommes déguisés tout d’or et d’argent, formant une ligne en travers de la rue, se tenant par les bras, tandis que devant eux, un gros bonhomme fier agitait une épée bizarre au-dessus des têtes.

La musique profonde, les percussions volontaires, les cuivres sonores, un rythme entêtant, une mélodie hispanisante, tout me communiquait des sensations de picotements sur tout le corps, trop forte, trop puissante la fanfare, bizarre les marcheurs déguisés, d’un autre monde, d’une autre culture, d’ailleurs, de loin : l’Espagne mystique et religieuse, inconnue, noire, brune, solennelle, charnelle, comme ces fumées de cigares traînant leurs volutes derrière la ligne des hommes bruns sous leurs coiffes d’acier, comme des extra-terrestres, comme les dignitaires de ces pays conquis : Mexique, Colombie, Yucatán, San Salvador, là-bas où le temps s’écoule sans se soucier des années qui passent ?

Revenons sur la terre, arrêtons ce verbiage, reprenons nos sens et disons pour finir bonne journée à la reine du carnaval.

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