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Chapitre 1

1

J’avais rendez-vous à dix-huit heures avec Martha dans un bistrot de la Vieille- Ville. Je suis arrivé à l’heure et j’ai mis au pied de ma chaise un sac en papier avec ses affaires et sa brosse à dents.
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J’avais rendez-vous à dix-huit heures avec Martha dans un bistrot de la Vieille- Ville. Je suis arrivé à l’heure et j’ai mis au pied de ma chaise un sac en papier avec ses affaires et sa brosse à dents. Elle devait me retrouver là pour formaliser notre séparation. J’ai commandé un scotch et j’ai attendu. Elle est arrivée presque à l’heure et elle a déposé sur la table, avec ostentation, une poche en plastique censée contenir les quatre broutilles que j’avais laissées dans son appartement. Je lui ai demandé ce qu’elle voulait boire.
– Une vodka avec des glaçons.
Elle m’a rendu la clé de mon appartement, je lui ai rendu celle du sien et j’ai glissé sous la table le sac vers elle, afin de rester discret. Elle a vidé son verre d’un trait, a pris ses affaires et, avec un geste théâtral, s’est levée en me jetant au visage :
– Désolée de te laisser là mais je dîne avec Marcel.
J’ai souri intérieurement. Ah, son mec s’appelle Marcel, il a le nom d’un sous-vêtement des années cinquante, mais je n’ai rien dit.
J’ai siroté tranquillement mon verre et j’ai décidé de dîner là.
Quand je suis sorti du bistrot, j’ai jeté la pochette avec mes affaires dans la première poubelle que j’ai trouvée, mettant ainsi fin, par ce geste banal, à une relation amoureuse qui m’avait parfaitement comblé. Oui, j’avais aimé Martha pendant six ans et du jour au lendemain, elle quittait ma vie pour n’être qu’un souvenir.
Les mains dans les poches, j’ai pris la rue de la Tertasse pour descendre vers la Place Neuve, puis vers Plainpalais tout en repensant à Martha. Notre histoire avait démarré lors d’un vernissage au musée d’art contemporain. J’étais divorcé depuis deux ans et satisfait de mon célibat. Je l’avais trouvée attirante, nos regards s’étaient croisés et nous avions échangé quelques mots. Elle n’était pas intéressée par l’expo, moi non plus et, comme je n’avais rien de mieux à faire, nous avions fini dans mon appartement. Elle n’avait été jamais mariée, n’avait pas de préjugés et avait la jouissance facile. Elle avait un bon boulot et habitait Champel. On se voyait quatre ou cinq fois par mois, des petits voyages et des trucs comme ça. Elle me plaisait beaucoup, et j’adorais l’avoir dans les parages. Oui, on peut dire que je l’aimais. Tout baignait donc. Hélas, il y a toujours un « hic ».
Elle voulait qu’on officialise notre relation mais l’idée ne m’emballait pas des masses. Notre situation était excellente – en tout cas pour moi – et il était hors de question de vivre ensemble. Elle a fait semblant de s’en accommoder mais elle ne l’a jamais digéré. J’aurais voulu qu’on en parle et qu’on trouve une solution ou un compromis quelconque parce que je l’aimais, mais son attitude avait fini par m’énerver : elle était démotivée dans nos ébats, accumulait des absences inexpliquées, des lapsus stupides et des propos insultants. Au lieu de me parler, elle s’est mise à me chercher un remplaçant. Elle croyait quoi ? Que j’allais me résigner à être l’amant cocu au fond de son agenda ? J’étais profondément vexé, nous étions amants mais on était censés être francs et loyaux. Je le lui ai dit au téléphone et voilà le résultat. Il y a une heure on a vécu de ces adieux qui se passent un peu trop bien, comme Joe Dassin le dit en chantant. Seulement j’espère pour elle que ça va marcher avec son Marcel parce qu’avec moi, c’est bien fini. Je ne suis pas le mec qui sera là pour essuyer les larmes de la femme qui m’a fait passer pour un con pendant des mois.

J’avais l’intention de traverser Plainpalais et descendre par Carl-Vogt jusqu’à la Jonction mais, en passant devant un bar, j’ai décidé de prendre un dernier verre.
Le bar était vide, trop tôt pour la clientèle du soir. J’ai commandé un scotch et c’est là que je me suis aperçu que je n’étais pas seul. Un type se trouvait à trois tables de la mienne. Il était assez âgé, un visage tanné, avec de très profondes rides, des cheveux longs, blonds presque blancs, comme de la paille. Ses yeux, d’un bleu très pâle, avaient un éclat intense. Il portait le blouson d’un sport que je n’ai pas su identifier.
Tout d’un coup, il m’a dévisagé avec curiosité, un demi-sourire aux lèvres. Je lui souris à mon tour et nous avons soulevé imperceptiblement nos verres.
Je ne sais pas comment cela s’est passé mais, au troisième verre, il était assis à côté de moi et je lui racontais, en détail, ma toute récente rupture avec la femme que j’aimais. À son tour, il m’a confié :
– J’ai perdu l’amour de ma vie il y a trois ans, dans le Chomolungma, l’Everest si vous préférez.
Alors, je l’ai encouragé à développer.
– Je suis guide de haute montagne, à Grindelwald, dans l’Oberland bernois, retraité, et je viens à Genève en avril pour monter à la Tête Rousse.
Je l’ai informé que je ne connaissais rien à la montagne, alors il est devenu pédagogue, avec un accent alémanique à couper au couteau.
– Vous savez, un guide de haute montagne n’est pas seulement celui qui montre le chemin et assure la sécurité des grimpeurs, il doit avoir un niveau technique optimal et faire preuve de sang-froid afin de gérer des situations difficiles. Moi, je possède ces qualités et j’ai souvent été moniteur de jeunes grimpeurs pour leur apprendre les techniques et les connaissances du milieu montagnard dans tous les terrains d’altitude et ainsi éviter leurs pièges.
Je me suis demandé, un peu inquiet, où il voulait en venir, mais il a continué :
– Erika est venue chez moi pour un stage il y a environ six ans. Vingt ans, grande, bien musclée, courageuse et très belle. Tout de suite je ne me suis occupé que d’elle. Elle était douée et on a fait ensemble tous les sommets de la région de la Jungfrau : parois nord de l’Eiger, le Matterhorn, le Wetterhorn, et cela par différentes voies.
Et puis, nous nous sommes attaqués au Schreckhorn, le sommet le plus technique et le plus difficile des Alpes bernoises. Nous avions quitté la cabane du Schreckhorn, notre camp de base, à deux-mille-cinq-cents mètres, pour atteindre le sommet par la voie normale. Mais on est montés trop vite et j’ai eu une attaque de MAM.
Je l’ai interrompu car je commençais à perdre le fil de son récit fleuve et je craignais de décrocher :
– C’est quoi un « MAM » ?
– Mal Aigu des Montagnes. Ça peut arriver à n’importe qui et j’ai eu droit à cette saloperie. Depuis, je ne peux plus monter au-dessus de trois mille mètres, autrement je risque des céphalées, des nausées, de la fatigue, du vertige, la totale. Mal en point, j’ai dû redescendre à la cabane. Je ne pouvais plus assurer la sécurité d’Erika dans l’escalade. Elle a continué toute seule et a mis cinq heures pour attendre le sommet. Je l’ai attendue au camp de base. Cela allait être notre façon de procéder par la suite. Nous avons ainsi fait le Rosenhorn, la Punta d’Andolla et d’autres sommets. À la cabane de Weissmies je l’ai attendue pendant six jours. Elle avait fait le chaînon des trois sommets en randonnée : leLagginhorn, le Fletschhorn le Weissmies, tous dans les quatre mille mètres. Quand elle a fait le Cervin, je l’ai attendue pendant quatre jours au camp de base du Hörnli à deux-mille-huit-cents mètres. C’était comme ça que cela se passait : on allait au camp de base, on s’acclimatait, on se préparait et elle partait pour l’ascension. Quand elle rentrait, je soignais ses bobos, on se reposait et on rentrait à la maison. C’est-à-dire chez moi, à l’époque elle habitait chez moi.
J’ai saisi une opportunité pour arrêter son cours magistral sur l’alpinisme, qui commençait à me lasser et, changeant de sujet, je lui ai demandé :
– Vous aviez tous deux une relation amoureuse ou… sexuelle ?
Son visage s’est illuminé.
– J’étais fou d’elle et elle aussi, je crois. J’avais presque trente ans de plus qu’elle mais elle était magnifique et moi en forme, vous savez ce que c’est.
Oui, je le savais, le mentor qui se tape sa pupille, rien de nouveau sous le soleil. Mais, quelque chose m’a interpellé :
– Ça n’était pas frustrant pour vous de rester à rien faire, juste là, à l’attendre au camp de base ?
– J’étais inquiet, bien sûr. L’escalade est un sport dangereux. Je ne pouvais pas l’accompagner physiquement mais, dans ma tête, je suivais pas à pas sa technique ascensionnelle, dans les relais et dans les points d’assurage en espérant que tout se passerait bien là-haut. Elle avait le droit de vivre sa passion, vous comprenez. L’intense émotion de la voir rentrer au camp c’était ma récompense.
Puis, avec un soupçon de mélancolie, il a poursuivi :
– Vous savez, la différence d’âge n’avait jamais été un problème pour elle, mais du moment où je ne pouvais plus la suivre sur les sommets, j’ai cessé d’être son compagnon d’escalade pour devenir l’ancien alpiniste qui ne peut pas aller plus loin, celui qui reste au camp de base, celui qui attend. C’est la loi de ce métier et c’est douloureux mais je me suis fait une raison et j’en étais heureux.
Je ne savais pas quoi dire, alors je suis revenu au point de départ :
– Et alors, l’Everest ?
– Ah, au début elle voulait absolument faire le Mont Blanc : partir de Courmayeur, en Italie, et descendre par la France, au refuge de Tête Rousse, à trois mille mètres, qu’on utilise comme camp de base et de là, regagner Genève et rentrer à la maison. Mais on a eu un sponsor qui finançait une bonne partie de l’ascension de l’Everest, qui coûte cher, et nous y sommes allés. Nous ferions le Mont Blanc après.
Nous nous sommes installés dans le camp sud qui est situé au Népal. De là, il faut monter au camp de base – à cinq mille mètres – destiné à ceux qui ont vraiment décidé de se rendre au point le plus élevé de l’Himalaya. Là on reste pendant trois ou quatre semaines pour réduire le risque possible de problèmes de santé liés au changement de pression et au mal d’altitude. Oui, je sais, j’ai pris des risques en allant si haut, mais la montée est lente et douce et je voulais que la vraie escalade soit plus courte pour elle. À partir de là, l’ascension au sommet se fait en sept ou huit jours et la descente en six ou sept. Le jour J tout était nickel et elle est partie dans une cordée de quatre, avec deux Chinois et un Norvégien, tous très expérimentés.
Une semaine plus tard, on a appris qu’une cordée de quatre alpinistes avait été prise dans une tempête et on les a déclarés disparus. Disparu là-bas veut dire mort.
– Ah, mais, c’est affreux ! Je suis terriblement désolé !
Mais il m’a regardé avec un sourire malicieux :
– Non, non, ça, c’était la version officielle, ils n’ont pas disparu, ils sont descendus par la face nord, vers le camp situé sur le territoire du Tibet, en Chine. J’ai attendu encore trois semaines, je suis rentré à Katmandu et de là, au pays. Elle est en vie, sûrement partie avec le Norvégien pour escalader d’autres sommets. Elle reviendra un jour ou l’autre, je vous le dis.
Incrédule, j’ai insisté :
– Non, mais, attendez, vous pensez réellement qu’elle est en vie ? Elle ne vous a même pas contacté. Qu’est-ce qui vous fait penser qu’elle est descendue par l’autre voie ?
– Il y avait deux Chinois dans la cordée et ils ont dû opter pour rentrer au pays et elle et le Norvégien les ont suivis. Certainement qu’elle a rempilé avec le Norvégien qui était jeune, costaud et féru d’escalade. Sûrement qu’ils sont allés faire l’Elbrous, en Russie, ou peut-être le Siula Grande, dans les Andes péruviennes, ou encore peut-être le Kilimandjaro, en Tanzanie.
Je voulais contester son hypothèse mais quelque chose m’a frappé tout d’un coup. En le regardant droit dans les yeux je lui ai demandé :
– Pardonnez-moi mais, pourquoi montez-vous à la Tête Rousse, chaque année en avril ? C’est une sorte de pèlerinage en souvenir de votre amie ?
– Non, pas du tout, elle finira pour faire le Mont Blanc et j’y monte pour l’attendre chaque année en avril. Quand elle descendra à la Tête Rousse elle aura besoin que je sois là.

Quand je suis sorti, le bar était plein de monde. Un peu éméché, j’ai regagné Carl-Vogt, direction mon appartement. Nom de Dieu, encore un pygmalion qui tombe amoureux de la femme que lui-même a sculptée dans le marbre. Je n’arrive pas à le croire. Pourtant il semblait parfaitement sain d’esprit. Des années durant, elle s’envolait aux sommets suivre sa passion et son plaisir, pendant que lui, il restait comme un con aux camps de base, en attendant de la voir rentrer et il est heureux d’attendre encore son Erika même s’il sait, au fond de lui, que son corps gît au fond d’une crevasse avec les corps de trois autres alpinistes, près du sommet de l’Everest et qu’elle ne reviendra jamais. Il n’arrive pas à tourner la page. Pathétique !
Néanmoins, je ne pouvais pas m’empêcher de comparer la richesse émotionnelle de sa relation amoureuse avec la platitude de la mienne et je ressentis la nostalgie d’une passion que j’avais cru connaître. En réalité, je venais de me rendre compte que je n’avais jamais connu cette passion-là et que je n’en connaîtrai jamais parce que je suis un homme incapable d’aimer suffisamment une femme pour l’attendre dans n’importe quel camp de base.
Cependant, l’espace d’un instant, j’ai envié cet homme, dont j’ignore le nom, qui attendait toujours l’amour de sa vie, sa Galatée, avec l’espoir qu’Aphrodite allait la lui rendre vivante.
Une fois chez moi je me suis servi un dernier verre, j’ai ôté mes fringues et me suis jeté sur mon lit pour sombrer dans un sommeil sans rêve.

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