Créé le: 27.09.2018
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Camo

Animal, Contes, Souvenir d'enfance

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© 2018-2024 Chantal Girard

La ligne entre rêve et réalité, conscient et subconscient est parfois si ténue qu’elle cesse d’exister. Oh pour un instant ! Un instant seulement où tous les mondes qui nous habitent se dévoilent à notre perception, s’entrelacent, se confondent et nous subjuguent… Comment est
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Camo

Connu, il l’était, célèbre même, oh combien ! Il avait écrit bon nombre de romans que les médias, systématiquement, mettaient en avant et le public en plein accord avec les journalistes, suivait. Ainsi reconnu, encensé et attendu par ses lecteurs, l’auteur s’en donnait à cœur joie proposant des histoires hors du commun qui passionnaient. Du talent il en possédait, c’est sûr, sa réputation le prouvait et  confondait ceux qui, à ses débuts, n’avaient vu en lui qu’un feu de paille.

 

Était-ce pour en savoir plus sur ce phénomène littéraire que je décidai de m’inscrire à cet atelier d’écriture ? Peut-être, pourtant la curiosité venait bien après ma motivation principale. J’avais besoin de stimulation dans mon quotidien pour réaliser ce que j’aspirais à faire depuis toujours : écrire. Jusque-là le temps m’avait manqué pour y travailler assidûment ; boulot, obligations diverses, vie trépidante, etc. ne font guère bon ménage avec les rêves auxquels on aspire ! Cependant depuis peu mon agenda tendait à s’alléger et je caressais l’idée de reprendre ma plume afin de concrétiser mon projet. Pour me conforter dans cette idée le hasard glissa sous mes yeux une petite annonce : “Master classe exceptionnelle avec (suivait le nom du fameux auteur) sur une journée. Nombre de places limitées. Clôture des inscriptions le…” Le jour-même ! Inutile de dire que la probabilité qu’il reste une place paraissait bien mince. Je faillis renoncer avant d’avoir essayé. Sans grande conviction – et surtout pour ne pas avoir de regret – je composai pourtant le numéro. Quelle ne fut pas ma surprise d’entendre à l’autre bout du fil : “Alors vous, vous avez de la chance ! une personne vient de se désister à l’instant”.

J’étais donc prise.

Une semaine plus tard je me trouvais face à l’auteur ; un peu étonnée de rencontrer un homme plutôt fluet, emprunté et caché derrière de grosses lunettes rondes qui lui donnaient l’air ahuri d’un hibou. Quelqu’un d’assez banal en somme. Les participants à cette journée ne devaient pas partager mon avis! A la manière dont ils le considéraient, je voyais un géant se refléter dans leurs yeux !

 

L’atelier débuta à l’heure et, très vite, je me rendis compte qu’il ne ressemblerait en rien à une récréation mais bien à une séance de travail en bonne et due forme. En effet, la matinée fut laborieuse, et pour cause : à tous les exercices demandés je butais, incapable d’aligner deux phrases qui soient dignes d’être lues devant une assemblée… Et pourtant je me creusais les méninges ! Aussi, prudente, j’optais pour la discrétion afin de passer inaperçue et d’éviter qu’un doigt se pointe dans ma direction pour m’inciter à m’exprimer devant le groupe. D’autres au contraire, très en verve, monopolisaient l’attention par leur bagout – et leur inspiration, il faut bien l’admettre – au point qu’en fin de matinée je me demandais vraiment ce que je faisais là ! La pause déjeuner arriva à point nommé et j’en profitai pour me rapprocher des deux ou trois personnes qui, elles non plus, n’avaient pas été très créatives lors des entraînements du matin.

 

***

Quatorze heures : reprise du cours.

Une sorte de pesanteur plane sur l’assemblée. Il fait très chaud. La rupture de midi a déconnecté les plus alertes et la digestion engourdit la majorité des participants. En un mot la dynamique du matin a disparu. Saisissant le prétexte de cette torpeur notre professeur du jour suggère un exercice de relaxation.

Tiens, je ne pensais pas être venue pour ça… Bon, pour le moment ça m’arrange, m’affaler sur une chaise, yeux clos, en respirant calmement est à ma portée !

 

– “Installez-vous confortablement sur votre siège… Fermez les yeux… Décontractez votre nuque… vos bras… vos jambes… Maintenant vous inspirez profondément… puis vous relâchez l’air progressivement en laissant évacuer toutes les pensées parasites qui envahissent votre cerveau…”

 

L’inaction sur commande se révèle aussi difficile pour moi que la créativité sur ordonnance. Me voici à nouveau totalement dissipée. J’ouvre un œil pour voir comment réagissent les autres. A première vue tout le monde joue le jeu. On se croirait dans une salle du musée Grévin…

Allez, j’essaie d’être une bonne élève, au moins pour respirer !

 

– “En ne cessant d’écouter ma voix vous vous élevez au-dessus de votre chaise à laquelle, tout au long de l’exercice, vous serez relié par un fil infrangible. Et vous montez… vous montez… vous quittez la salle tout en continuant de monter…”

 

Suivant les instructions distillées par la voix monocorde qui nous guide, je me surprends à m’élever lentement, régulièrement. En apesanteur, je sors par le faîte du bâtiment et plane quelques secondes en dessus avant de poursuivre mon ascension virtuelle; frôlant la cime des arbres au passage, je continue de monter, sans toutefois perdre le contact avec la réalité symbolisée par un filament ténu et brillant qui me rattache à mon siège. J’atteins rapidement des hauteurs vertigineuses et continue ma course en direction d’autres sphères. Bientôt, au-dessous de moi, se profile l’arrondi de la Terre tandis que ma progression se poursuit en direction de l’infini.

 

De plus en plus lointaine, comme assourdie par un épais mur de ouate, la monotonie ronronnante et incessante de la voix m’accompagne.

 

L’environnement dans lequel je flotte est paisible, silencieux, ressourçant. Difficile de décrire cet espace où une partie de mon être évolue. Tel un ballon lâché dans l’atmosphère je m’élève toujours, légère, sereine, libre. Mon côté terre à terre, resté sur la chaise lui, observe ce qui se passe sans intervenir, étonné de ressentir – par une sorte d’osmose – une sérénité inaccoutumée et, je le reconnais, cet état de léthargie transitoire me convient parfaitement.

 

– “Vous arrivez à présent dans une dimension où plus rien ne peut venir vous perturber; vos sens sont exacerbés et les idées qui émergent dans votre esprit vont se matérialiser… A proximité, vous commencez à percevoir votre destination…”

 

Bercée par le ronronnement des paroles qui s’égrènent au ralenti et parviennent à mes oreilles je suis les instructions dans une semi-conscience. Sur ma gauche une sorte d’îlot se détache dans l’immensité bleu sombre de l’espace. Glissant doucement sur des flots invisibles, la partie évadée de mon être s’avance pour rejoindre cette terre verdoyante posée au milieu de nulle part…

 

– “…Vous vous arrêtez sur cette oasis… et vous vous avancez à la découverte de ce lieu connu de vous seul… A cet endroit, une maison, une cabane, une grange, voire une simple hutte vous attend… vous marchez jusqu’à elle…”

 

L’approche de ce havre intersidéral se fait délicatement. A la manière dont un parachutiste expérimenté atterrirait sur la terre ferme, mon pied se pose, léger, sur l’herbe de cet improbable pré… “à mille milles de toute région habitée”. L’image me paraît à propos. Dans ce décor irréel si le Petit Prince, en chair et en os, venait à ma rencontre cela ne me surprendrait pas !

 

Autour de moi tout semble plongé dans la pénombre et pourtant, du vert de la prairie, émane une luminosité surnaturelle. A un jet de pierre, derrière le feuillage, je devine bien une maisonnette. Contournant le bosquet qui la masque encore, elle m’apparaît soudain. Je m’arrête, charmée par le tableau qui s’offre à mon regard: un chalet, à peine plus grand qu’une maison de poupée. Un véritable petit bijou digne d’un conte d’Andersen ! Venant de l’intérieur, un rayonnement doré l’illumine tout entier. Je reste là, sans oser un pas de plus. Alors, comme pour m’inviter à pénétrer en son sein, imperceptiblement la porte palière s’entrouvre…

Plus aucun obstacle n’existe entre intention et réalisation, mon subconscient concrétise instantanément la moindre de mes pensées. Me voilà sous le toit de cet accueillant logis sans avoir fait un geste mais simplement par le fait d’y avoir songé. Une clarté presqu’irréelle se répand par flaques sous des petites lampes posées çà et là; leurs abat-jour juponnés, recouverts de tissu rose pêche et enrubannés de passements assortis, tempèrent l’intensité de la lumière émanée par chacune d’elle.

Posée au centre du lit parmi des coussins, une grande et superbe poupée aux cheveux bruns bouclés à l’anglaise, trône, étalant autour d’elle les dentelles de sa robe capucine; un baigneur – tout nu lui – et un lapin tricoté tiennent compagnie à la princesse des lieux. Parterre, promesse de douceur cajoleuse, gisent pêle-mêle des ours en peluche de toutes les grandeurs.

 

Au-dessus du lit, une étagère sert de rangement à une ribambelle de livres bariolés serrés les uns contre les autres. Ils attendent qu’une main enfantine se saisisse de l’un d’eux et l’ouvre. J’imagine ce geste, tel un sésame, libérer d’entre les pages des cascades de mots colorés et virevoltants. Et les voilà, ces mots, qui s’acoquinent, se séparent, se consultent, se poussent, se réunissent, s’emportent, se plaisent et, finalement, s’arrangent pour créer des histoires féeriques que s’en iront colporter quelques lutins dans les… Mais je rêve !!

Oui, je rêve, debout au milieu de l’unique pièce, émerveillée par la joliesse de l’endroit. On se croirait dans la maison du Père Noël !  Quel enfant ne serait pas aux anges parmi les jouets qui complètent le décor ?

Subitement mon conscient s’interroge: “Pourquoi suis-je ici ?”

Il n’aura pas de réponse. Dans l’immédiat uniquement le côté subliminal qui m’habite demeure en éveil et lui seul connaît les raisons de ce voyage.

 

– “Vous vous installez à la table ou au bureau qui se trouve dans la pièce où vous êtes …”

 

Oh ! Je discerne à nouveau la voix qui nous accompagne. Pendant un laps de temps elle ne parvenait plus jusqu’à mes oreilles. Elle a repris son rôle de guide et, suivant ses instructions, je m’assieds sur la chaise devant le bureau de sapin qui, à l’instar des autres meubles alentour, est de facture ancienne. Ma main effleure distraitement les nervures du bois sculpté. Quelle raison justifie ce voyage ?

Mon regard scrute ce qui m’entoure dans l’espoir de trouver une explication à ma présence ici.

Des crayons sont éparpillés sur le sous-main en carton grège. Une plume à réservoir, un taille-crayon, une gomme sont rangés dans un plumier; perdue dans mes pensées je fais machinalement glisser le couvercle coulissant d’avant en arrière. Un cahier carrelé ouvert attire mon attention. Je le feuillette, rien n’y est inscrit. Mes gestes sont ralentis. Je suis dans l’expectative.

 

Sans doute la voix me suggère-t-elle de chercher quelque chose puisque je me penche pour tirer sur une poignée située à droite dans le corps du bureau. J’ouvre le tiroir et, fascinée, ébahie, je n’en crois pas mes yeux …

***

D’un seul coup le passé remonta à la surface. Était-ce pour mon anniversaire ou à l’occasion de Noël ? Je ne me souviens pas très bien, il y a… une éternité !

 

J’avais quatre ans, tout au plus; une photo en noir et blanc, prise peu de temps après, l’atteste. Le cadeau reçu à cette occasion me comblait bien au-delà de mes attentes de petite fille. En effet, en découvrant, sous le papier de soie, le contenu du paquet j’avais pleuré de joie. Un petit chien ! Une peluche à la mode des années cinquante. Il était tellement joli assis sur son derrière, les deux pattes avant posées sagement le long du corps ! Un vrai bonheur qui ne mesurait pas vingt-cinq centimètres de hauteur ! Fourré de paille, comme cela se faisait à l’époque, son pelage n’avait pas le douillet des nounours actuels, non, mais l’étoffe laineuse à poil ras qui le recouvrait donnait du soyeux à son toucher. Les oreilles, dans le même tissu, ne contenaient, elles, pas de rembourrage et dansaient autour de sa tête à la manière de celles des cockers. Des billes pour les yeux et une sorte de bouton en bakélite en guise de truffe venaient parfaire l’adorable petite bête.

 

– Il faudra lui trouver un nom.

Cette phrase me parut incongrue.

– Mais il a déjà un nom ! Y s’appelle Camomille.

 

Personne n’a jamais compris la logique de cette réponse – tellement évidente à mes yeux – et, surtout, pourquoi je l’avais baptisé “Camomille”. Quelle idée ! Mes parents avaient beaucoup ri de ce choix et tenté de me faire changer d’avis: peine perdue ! Il n’y avait pas à tergiverser, mon chien s’appelait Camomille. Point.

 

Finalement mon entourage s’habitua au nom que j’avais choisi et Camomille – rapidement devenu Camo pour les intimes – faisait partie intégrante de la maisonnée. Dire que je l’aimais est un euphémisme. Il participait à tout ce que je faisais, connaissait mes joies, mes peines, consolait mes chagrins et partageait mes amours d’enfant. Il ne lui manquait que la parole. Même pas ! Il comprenait tout ce que je lui disais et j’entendais tout ce qu’il ne disait pas.

 

Au fil des années, élimé de caresses, abîmé de baisers, il commença à montrer des signes de vieillissement. Quelques familiers se souviennent probablement encore de lui… Enfin de l’espèce de truc informe, râpé, usé, décrépit et couvert de pansements. Ici d’extra-fort brun collés en remplacement des oreilles, les originales ayant disparues depuis belle lurette ! Là consolidé par des morceaux de feutre, de velours, de suédine qui rafistolaient tant bien que mal la bestiole dont le tissu, devenu si fin, n’empêchait plus la paille de s’échapper de tous les côtés. Les pattes avant existaient encore mais… dans nos souvenirs ; quant aux yeux ils avaient été remplacés tant de fois qu’on décida un jour que Camo n’en avait plus besoin ! Un bouton noir en guise de nez avait remplacé l’original, puis un brun, puis un beige… Finalement, là aussi, on abandonna. Ces réparations, maintes fois répétées, tendaient à faire tenir le plus longtemps possible ce doudou complètement décati avant qu’il ne tombe irrémédiablement en lambeaux et finisse dans le vide-ordures.

C’est sûr, je voyais qu’il ne restait presque rien de ce chien adulé et, si je voulais le garder sous une forme autre qu’un tas de paille fusée, il fallait faire quelque chose. Je lui aménageai donc une niche douillette en tapissant de coton le fond d’une boîte en plastique transparent, ancien écrin  d’un splendide œuf de Pâques, et couchai Camomille dans ce nid confortable avant de le ranger, au fond d’une armoire. Je ne devais plus le toucher qu’en de rares occasions, lorsque les chagrins de la vie me semblaient insurmontables.

 

Des années plus tard, un beau jour de juin, je me mariais.

C’est lors de la soirée qui suivit la cérémonie que Camo revint sur le devant de la scène.

 

– Vente aux enchères exceptionnelle ! Camomille le chien – ou ce qu’il en reste ! – de la mariée est mis à prix. Un franc ! Qui dit mieux ?

 

Je regardais, horrifiée, mon Camo brandit sans égard au bout du bras de celui qui s’était improvisé commissaire-priseur. Je tentais bien d’enchérir, mais la mariée n’avait pas droit au chapitre. Mon chien passa de mains en mains, n’y restant pas, chacun trouvant ce machin bizarre pas très ragoûtant ! Dans le feu de l’action je réussi à savoir qui l’avait emporté et, le lendemain, j’appelais “l’heureux gagnant” pour récupérer mon toutou. La réponse me liquéfia.

– Cette horrible chose ? je l’ai mis dans une poubelle !

– Non ?! Laquelle ?

– Je n’en sais rien, une poubelle dans la rue. Mais qu’est-ce que ça peut faire ? L’essentiel c’est que les enchères vous aient rapportées des sous !

 

Evidemment…

 

***

Aussi brusquement qu’il s’est imposé à moi, ce fragment de passé s’éteint. Le fil de mes pensées outre conscience reprend… J’ouvre le tiroir et je n’en crois pas mes yeux : il est là ! Assis sur ses pattes arrière, fringant comme au premier jour. Quémandeur de caresses il me tend son museau.

 

A cette fraction de seconde c’est l’illumination, tout un pan de mur se désagrège et j’ai la certitude, en le voyant là, qu’il ne m’a jamais quittée. Comment ai-je pu douter de sa fidélité ? Il s’était simplement retiré de ma vue – avec élégance – le jour de mon mariage !

 

Il connaissait l’endroit où, le moment venu, je saurai le retrouver.

Camomille vit désormais dans mon jardin secret, loin, très loin du monde des adultes. D’aucuns diraient “à mille miles de toute région habitée” là où vit, à jamais, notre enfance…

26.9.2918

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