Créé le: 24.10.2013
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Autodafé

Amour, Nouvelle

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© 2013-2024 Thierry Villon

Sur la route, dans la nuit, il brûle le contenu d’un mystérieux sac de voyage
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La route défile, bordée de tombes invisibles, où gisent des corps abandonnés pour toujours à la terre. Mais pourquoi revenir après si longtemps ? Le pardon aurait dû faire son œuvre et renvoyer le sentiment de gâchis bien loin. Mais rien ne se passe comme il l’avait espéré. Il conduit les yeux presque fermés dans la plaine qui borde le fleuve aux eaux jaunâtres.

Un coup d’œil au rétroviseur lui confirme qu’il fait maintenant presque nuit derrière lui. L’idée de rester dans la région quelques jours encore s’impose de plus en plus à lui, mais il hésite encore. Être juste, faire part des choses, ne pas se laisser aveugler par la colère, la sienne, sont les mots d’ordre qu’il s’est donnés depuis le début de cette traversée du désert.

La blessure intérieure saigne encore abondamment, répandant son fiel amer au plus profond de lui. Déjà 20 ans que tout s’est déroulé. Mais il n’a pas pu faire son deuil. Des cris, des larmes, il en a tant jeté à tous vents et aussi des coups de poing contre les murs, dans l’espoir d’exorciser la douleur. Mais elle n’a pas disparu, comme il l’aurait désiré. Tout est resté gravé en lui, quelque part dans son âme, ou dans son cœur. Bien enfoui à l’intérieur de lui, tapi comme un monstre prêt à bondir à chaque instant, le souvenir douloureux attend. Il n’y peut rien, si cette chose est arrivée, du moins essaie-t-il de s’en persuader.

La nuit est maintenant totale autour de lui. Autant en finir tout de suite. Il vérifie que la route est bien déserte, si les environs sont bien inhabités, vierges de tout campement, si quelque cavalier n’est pas en train de galoper entre les rochers grisâtres.

S’étant bien assuré d’être tout à fait seul sur cette route désertique, il arrête son véhicule sur le bas-côté, coupe le moteur et après un dernier coup d’œil dans les rétroviseurs, déverrouille les portières

et pose le pied sur le sol pour la première fois depuis son départ. Ses muscles mettent un moment pour retrouver toute leur mobilité. Quelques pas dans l’herbe et l’air du soir lui font du bien. Après quelques inspirations profondes, le mal de tête s’éloigne enfin. D’un pas décidé, il se dirige vers l’arrière de la voiture, en ouvre le coffre. La lumière qui s’allume à l’ouverture le surprend. Il se sent éclairé dans cette nuit, comme une cible trop visible pour qui lui voudrait du mal. Il jette encore un regard aux alentours. Ses yeux éblouis mettent du temps à s’habituer à la différence de luminosité. Il revient au coffre, s’assure que le sac de voyage y est bien. Il en saisit les lanières, hésite un instant à ouvrir la fermeture éclair, mais se ravise. En le soulevant, il constate que le poids du sac n’a pas changé.

– Plutôt lourds, les souvenirs de ces 20 dernières années passées, pense-t-il, en trimbalant son fardeau à même le sol.

Après quelques mètres, il bute sur un petit monticule herbeux, surmonté d’un arbrisseau qu’il ne peut identifier dans l’obscurité.

– J’aurais dû prendre une lampe torche, se reproche-t-il, en abandonnant le sac à terre.

Il retourne au coffre, en tire le bidon d’essence qu’il a pris soin de remplir, avant son départ, vérifie que son briquet est bien dans la poche de sa veste et revient sur ses pas. Il se demande si l’essence sera suffisante pour faire tout disparaître. Cela va faire un feu gigantesque durant un temps assez court, après quoi tout devrait avoir s’être suffisamment enflammé pour se consumer entièrement.

Il se soucie à l’idée que les choses ne se passent pas aussi bien que prévu, comme il l’expérimente à chaque fois qu’il veut faire le vide, pour expulser sa douleur de façon définitive. Déjà une fois, il a failli mettre le feu à son garage, en cherchant à détruire un lot de vêtements lui ayant appartenu et dont il ne supportait plus la vue. Fort heureusement, un voisin est intervenu avec son extincteur. La chose n’a pas donné lieu à d’autre inconvénient qu’une odeur persistante de brûlé dans le sous-sol de la maison.

A bien y réfléchir, le mieux est de ne pas se précipiter, mais au contraire, de faire les choses dans le calme. Il laisse le tout et gravit le petit monticule. Il attend assis à même le sol que les battements de son cœur soient revenus à la normale. Il reste immobile une bonne dizaine de minutes dans la fraîcheur du soir qui est tombée sur la plaine dès après le coucher du soleil. Plus rien ne bouge, du moins en apparence. Le sol et la végétation qui le recouvre, gémissent un peu en se refroidissant. Il sert ses bras autour de ses genoux, décide qu’il lui faut agir, avant de trop s’ankyloser. Aucun véhicule n’est plus passé sur la route, ni dans un sens, ni dans l’autre. C’est le moment.

Il ouvre le sac, tire quelques vieux journaux qui en recouvrent le contenu. Ils lui serviront de mèche pour allumer l’essence sans risquer de se brûler.

– On n’est jamais trop prudent, et dans ce désert, pas de voisin secourable pour venir m’aider avec son extincteur.

Une fois le sac copieusement arrosé d’essence, il recule un peu pour imbiber les journaux roulés en torche. Ces quelques gestes techniques qu’il accomplit machinalement sont parvenus à lui faire oublier son départ, 10 heures auparavant.

Elle ne veut plus de lui, le lui dit avec une véhémence qu’il ne lui connaissait pas, sans plus chercher à dissimuler des sentiments apparemment enfouis en elle depuis très longtemps.

– Va-t’en le plus loin possible, ne reviens jamais, cesse de me pourrir la vie de façon définitive.

Elle a répété ce mot en accentuant chaque syllabe, comme pour les incruster au plus profond de lui.

– Dé – fi – ni –ti – ve, tu sais ce que cela veut dire ? Dé – fi – ni –ti – ve.

La porte a claqué derrière lui. Il en a senti le souffle dans son dos. Il est monté dans sa voiture et a démarré sans un seul regard sur l’endroit qu’il avait construit pour eux deux, plusieurs années auparavant avec l’envie d’y vivre une belle histoire. De l’amour ? C’est beaucoup dire… mais l’instant n’est pas aux réflexions, mais plutôt celui de brûler tout ce passé et repartir ailleurs.

Il met la main dans la poche droite de sa veste, n’y trouve pas le briquet. Il se demande si celui-ci n’a pas glissé quand il était sur le monticule. Il se rappelle avoir un peu joué avec, puis de l’avoir remis dans l’autre poche, la gauche. Effectivement, c’est là qu’il le retrouve. Le contact froid de l’objet métallique le ramène à la réalité.

– Il vaut mieux en finir une fois pour toutes, arrêter de tergiverser, ne pas s’attarder dans cet endroit où quelqu’un pourrait surgir à tout instant.

Une nouvelle fois, il contrôle que la longue ligne droite de la route est bien plongée dans l’obscurité la plus complète. Convaincu, il passe à l’action prenant moult précautions, surtout avec l’essence qu’il veille à ne pas répandre sur lui. Quand tout est prêt, il n’a plus qu’à mettre le feu. La flamme est intense. Elle éclaire la nuit noire d’une multitude de flammèches qui s’envolent dans la nuit. Quand l’essence a fini de brûler, il s’assure que le contenu du sac s’est enflammé et que tous les paquets vont bien se consumer jusqu’au dernier. Le brasier lui tient chaud, mais son cœur est froid, tandis que ses espoirs finissent de se racornir dans la flamme.

Quand tout est détruit, la nuit l’enveloppe à nouveau, sa fraîcheur le repousse sans pitié vers la voiture. Il s’assied à l’avant, à la place du passager. Le chagrin qui le saisit soudain le surprend, même s’il se sait à fleur de peau depuis le matin. Il laisse ses larmes couler et les sanglots secouer son corps. Après cela, petit à petit, son chagrin se fait moins intense, le calme revient en lui, la peine s’éloigne. Il retourne vers le feu. Du sac et de son contenu ne subsistent que quelques braises qui ne vont pas tarder à s’éteindre aussi. Satisfait de cette rupture avec son lourd passé, il songe qu’il aura d’autres feux à allumer, dont certains encore plus intenses que celui-ci.

Pour l’heure, il remonte dans la voiture, décide de ne pas revenir en arrière, mais de rouler vers l’ouest inconnu, laissant derrière lui la région qu’il connaît trop bien et où il lui compte se faire oublier de manière …

– Dé – fi – ni –ti – ve .

Il répète plusieurs fois à voix haute, puis hurle ce mot qui résonne dans l’habitacle. La voiture s’éloigne dans la nuit, plein ouest. Dans son rétroviseur, il peut juste apercevoir un coyote s’approcher du brasier, renifler et s’éloigner enfin, avalé par l’épaisseur de la nuit.

– Qu’est-ce qu’un animal sauvage affamé pourrait trouver d’intéressant dans un tas de cendres en train de refroidir au milieu de nulle part ? Un million de dollars d’argent sale, un paquet de dossiers ultra confidentiels estampillés secret défense, le manuscrit d’un livre jamais publié, des paquets de poudre blanche égarée dans un règlement de comptes ?

Il ne peut que s’interroger. Il ne sait même pas ce qu’il a brûlé, à part le sac qui lui appartenait. Son téléphone grésille :

– Alors, c’est fait ?

– Oui, c’est fait. Je te devais un service, on est quittes.

– On est quittes.

– Le mieux est qu’on ne se revoit plus jamais.

– Comme tu veux.

Il raccroche et tout en conduisant, arrache la carte SIM du téléphone, descend la vitre et jette le tout dans la nuit.

© 2013 Thierry Villon

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