Créé le: 14.08.2023
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Au fond du carton
Ils sont là. Ton père, ta mère. Assis comme les deux petits vieux qu’ils sont devenus sans que tu t’en rendes compte. Hier, ils t’accompagnaient à l’école. Aujourd’hui, c’est toi qui viens les chercher.
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La maison, construite en 1905, domine la ville tel un général veille sur ses troupes. Du lierre s’agrippe aux murs, une glycine qui a connu des jours meilleurs tente de fleurir sous la bruine. L’ambiance est triste à mourir. Un instant, tu t’arrêtes devant les boîtes à lettres abritées sous un avant-toit de tôle. Elles ressemblent à des résidences pour touristes lilliputiens. Tu imagines ces douze petites familles en train de se doucher, de beurrer leurs tartines ou de s’étirer après l’amour, et tu souris. Ça te fait un bien fou. Puis tu franchis la porte d’entrée. L’odeur réconfortante de pierre humide se mélange à l’âcreté d’un détergent pour vitres. Le couloir s’étire devant toi, ce couloir étroit que tu connais trop, au carrelage lisse qui devenait casse-gueule lorsque la concierge le nettoyait à grande eau. Tu te rappelles une glissade au retour de l’école – tu étais en retard et tu avais terminé ta course à plat ventre sous l’escalier, le front amoché, une épaule déboîtée. Le voisin qui t’avait secouru s’était évanoui à la vue de ton visage barbouillé de sang.
Revoir la scène te fait carrément rire. Pas longtemps. Un goût de vieux t’irrite la langue. D’autres souvenirs gargouillent entre tes deux oreilles et tu les chasses en agitant la tête comme les vaches avec les mouches.
La balustrade de l’escalier est froide sous tes doigts. Des boules de métal la décorent, une tous les deux mètres pour empêcher les garnements (dont tu faisais partie) de l’utiliser comme toboggan. Il paraît qu’un gamin est tombé une fois, qu’il est maintenant paraplégique, mais personne ne s’en souvient.
Tu montes. Lentement. Tu comptes les portes, les sonnettes, tu lis les noms en essayant de te rappeler le visage des locataires. Chaque pas te rapproche de la fin du chapitre. Pas de l’histoire. Une suite est prévue, tu en connais la trame mais tu ne sais pas si tu vas t’adapter. Sûrement. Tu n’es pas le premier. Ça arrive tout le temps, c’est dans l’ordre des choses.
Au cinquième étage, tu t’arrêtes pour souffler. Tu as cinquante-deux ans, ta forme physique est irréprochable cependant tu flanches, tu restes un instant le souffle court à écouter ton cœur pomper, et tu te dis qu’un jour toi aussi tu seras vieux et incapable de monter et descendre un escalier.
La porte de l’appartement n’est pas verrouillée. Tu possèdes la clé, de toute manière. Chez toi. Vingt-deux ans ici. Tu pourrais traverser chaque pièce dans le noir absolu. Toucher les meubles, les bibelots. Rien ne bouge. De temps en temps, ta mère achète quelque chose qui remplace autre chose, c’est tout. Une odeur de tabac froid chatouille tes narines. Tu fermes la porte derrière toi, traverse le vestibule et pénètre au salon.
Ils sont là. Ton père, ta mère. Assis comme les deux petits vieux qu’ils sont devenus sans que tu t’en rendes compte. Hier, ils t’accompagnaient à l’école. Aujourd’hui, c’est toi qui viens les chercher. Leurs traits fatigués, leurs mines désemparées. Ils pourraient avoir deux cents ans. Tu les regardes comme tu regarderais deux meubles dont tu ne sais que faire. Ils ne servent plus vraiment, cependant tu les aimes. Ta mère esquisse un sourire, ton père tousse et agite sa main dans ta direction. Au fond de toi, tu penses qu’ils n’avaient pas envie de te voir. Ils repoussaient ce moment, espérant que tu restes bloqué dans le trafic, que le métro t’avale, qu’une amnésie découpe ton cerveau en tranches.
Ils soupirent. Tout à l’heure, tu les aideras à descendre les six étages jusqu’à ta voiture, tu leur ouvriras les portières – ta mère devant, ton père à l’arrière. Ils se plieront un peu pour entrer. Leurs vertèbres craqueront. Tu ne rouleras pas trop vite. À leur âge, inutile de les brusquer. Surtout pour les emmener où tu dois. Après le grand portail, au bout de l’allée. Une belle maison de maître avec une façade blanche et des volets turquoise. Un parc, à l’arrière. Ils seront tranquilles. Ils reposeront déjà en paix. Avec d’autres. Pris en charge, comme à l’école.
Tu es là, dans ce salon, leur salon. Tu les regardes. Tes parents. Ils n’ont pas toujours été adéquats avec toi. Ils ont fait de leur mieux, tu leur en as voulu, tu les as maudits, tu leur as craché au visage, parfois tu aurais préféré en avoir d’autres, mais tu sais aussi que tout ce que tu as pu leur reprocher, ils te l’ont reproché aussi. Vous êtes du même sang. De la même chair. Dans leurs approximations, ils t’ont aimé. Si tu étais mort, ils auraient hurlé de chagrin. Ils auraient fait n’importe quoi pour te préserver ou t’aider. Maintenant, ils vont quitter l’appartement où ils ont vécu durant soixante ans. Pour rejoindre le bout de l’allée comme tu avais découvert le préau de l’école, la première fois. Tu ne voulais pas. Tu te rappelles ? Entre tes gémissements et tes hoquets gonflés de larmes, plus personne ne comprenait ce que tu disais. « Cesse tes simagrées ! », avait dit l’institutrice, celle qui un jour t’arracherait une touffe de cheveux en te sortant de la classe parce que tu parlais trop. Tu as fini par t’habituer à l’école. Moins à l’institutrice, mais c’est une autre histoire. Aujourd’hui, ce sont tes parents qui ne veulent pas. Ils devront, ils n’ont plus le choix. Reste à espérer que personne ne leur arrachera de cheveux.
– Tu veux une tasse de thé ?
– Merci, maman, mais tu sais que je ne bois jamais chaud.
– Ah oui…
Ta mère porte des chaussures à bouclettes dorées, une jolie robe vert émeraude. Elle s’est maquillée pour l’occasion. De travers, avec ce rouge à lèvres qui déborde telle une moustache et ces coulures de rimmel, que tu essuies du revers de ton pull. « Tu pourrais utiliser un mouchoir », fait-elle remarquer, et ton regard croise celui de ton père qui hausse les sourcils. Lui aussi s’est endimanché. Pantalon à pinces, gilet et chemise, cravate. Raie de côté. On dirait qu’ils ont rendez-vous chez le notaire. L’écart des générations semble toujours s’ériger en canyon sur le plan vestimentaire.
– Tu as pensé aux cartons ?
– Oui, mon chéri. Je n’oublie pas tout. Olga les a descendus du grenier et les a déposés dans ta chambre.
Ta chambre. Quittée il y a trente ans pour une colocation au centre-ville. Ta chambre. Transformée en une sorte de bureau où personne ne vient jamais, comme s’il ne fallait pas déplacer la poussière que tu as respirée ou fouler le tapis sur lequel tu jouais aux billes. Tu remercies ta mère. « Je jette un œil et on y va ». Prétexte pour retarder l’échéance, tu le sais bien. Dans quelques jours, tu reviendras vider l’appartement avec ta sœur, et tu as beau savoir qu’Alice ne dérobera pas ton enfance, tu as insisté pour effectuer un tri le jour même où tes parents abandonnent soixante ans de vie.
Lorsque tu pénètres dans ta chambre, l’odeur de renfermé te chatouille le nez. Tu éternues trois fois, ouvres grand la fenêtre. Dans l’angle du plafond, une araignée brode ce petit chef-d’œuvre qui lui servira de garde-manger. Tu ôtes ton pull, retrousse les manches de ta chemise. Les cartons semblent abandonnés, navires échoués sur ce tapis beige qui pourrait être une plage, avec au loin le bourdonnement de la mer, à moins que ce ne soit la tondeuse du voisin ou l’ombre sonore de ton imagination. L’ours en peluche appuyé au mur, avec son unique œil et son pelage mité – tu l’as tondu, à l’époque, persuadé que les poils repousseraient –, te couve d’un regard noyé de nostalgie.
Tu t’agenouilles. Tu es là, comme en prière devant les reliquats du passé. Ces crayons de couleur rongés aux deux bouts, le camion de pompiers sans échelle, les cartes à jouer, la collection des Petzi, quelques albums de Babar, une compagnie de soldats en déroute dont les uniformes bariolés de coup de pinceaux hasardeux ont terni, une otarie en peluche, quelques jeux de société avec pions et dés que tu balançais à travers la pièce quand la défaite alourdissait ta main, et ces Playmobils entassés pêle-mêle, chevelures et têtes mal assorties, armes et bagages dispersés, jambes raides à l’équerre – les Playmobils ne possèdent pas de genoux.
Effluves de mandarines, de chocolat tiède et de mercredis après-midi pluvieux. Odeur âcre du souvenir, gorgée de sucre tiède. Tu respires ce carton, tu en inhales les dernières fragrances, mémoire olfactive plus dense que jamais. Bien sûr, il n’y a rien, que les regrets et la poussière, que ces objets vidés de tout suc, que des impressions de déjà-vu et de plus jamais.
Le camion de pompier ne roule plus. Au fond de leur boîte, les Légos croupissent, désassemblés, inertes, de même que les pions et les dés, trop lisses de ne plus avoir servis. Babar trompe l’ennui avec Céleste dans l’assoupissement général. Sur son bateau, Petzi digère ses crêpes tandis que l’Amiral, les mains dans les poches, regarde la fumée de sa pipe tourbillonner sans grâce au-dessus du bastingage. Dans ta tête, la résignation prend ses quartiers. Ta mère a huitante-quatre ans, ton père huitante-six. Une porte s’est fermée sur ces paysages d’insouciance que tu peignais les soirs d’hiver ou les matins de printemps.
Aujourd’hui, plus rien ne bouge. À part ce Playmobil, peut-être, crâne troué sans cheveux, cape de viking et ceinturon brun, qui tourne la tête et regarde derrière lui, d’un œil mélancolique, comme s’il cherchait quelque chose ou quelqu’un, mais tu rêves bien sûr, tu aimerais survivre à l’avancée des ans, rejouer la première mi-temps, faire renaître l’enfant qui est en toi sans l’affubler de vêtements adultes, t’endormir sans penser au lendemain. Vain espoir. Seule vibre encore la voix de ta mère, qui appelait depuis la cuisine, « Olivier, le repas est prêt », réminiscence de tes sept ou huit ans, et tu abandonnes les entrailles du carton presque froides en songeant que, même à l’aide d’un micro-ondes performant, tu auras du mal à les réchauffer.
Puis tu aperçois cette boîte, tapie tel un petit poisson sous la roche friable d’un Meccano grippé. Métal blanc. Petits-beurre, qualité supérieure, écrit en bleu sur fond gris. Années septante. Tu ne reconnais pas cet objet. Intrigué, tu enfiles un ongle sous le rabat du couvercle et dévoiles le contenu. Une lolette, un lapin-doudou sucé jusqu’à la moëlle, une liquette bleue, une paire de chaussons pointure 18, quelques photos d’un nouveau-né qui jette un sourire plein de fossettes à l’objectif. Ton cœur se contracte. Un frisson, une vague nausée. Tu as peur de comprendre ou que quelque chose t’échappe. D’un geste calme malgré ton agitation intérieure, tu refermes la boîte. Lorsque tu la montres à ta mère, qui lape son thé comme un chiot prudent, et que tu lui demandes une explication, tu vois son regard disparaître derrière ses paupières. Toujours assis au salon, ton père se racle la gorge. « C’était à Théo », murmure ta mère, et tu lui demandes de répéter tellement sa voix s’effiloche, et tu l’entends redire ce nom, Théo, et tu la vois grimacer comme si on allait savonner sa langue pour effacer l’impureté.
Tu déposes la boîte sur la commode.
Tu va t’asperger le visage à l’eau claire de l’évier.
Tu reviens. La boîte semble vibrer du désir d’exister. Ton père fixe ses pieds comme si ses orteils voulaient lui dire quelque chose, les larmes de ta mère ressemblent à des pétales fanés. L’explication finit par dégringoler entre ses lèvres sèches. A la naissance de Théo, tu avais une année et demie. Tu semblais à la fois content et intrigué. Vous avez partagé la même chambre durant les trente-six semaines de sa vie. Puis la maladie a avalé ton cadet, un virus ont dit les médecins, gare à la contagion, alors on t’a déplacé chez les grands-parents le temps que Théo se remette. Ça n’a pas fonctionné. Quand tu as regagné tes pénates, la chambre ne contenait plus qu’un lit. Tu ne t’en souviens pas, bien sûr, et ta mère qui tremble d’éternels remords, et ton père au visage dévasté par les mots de sa femme ont pensé qu’un long silence valait mieux qu’une courte explication. Une vague de tristesse déchire l’appartement. Tu voudrais prendre ta mère dans tes bras, poser ta main sur l’épaule de ton père, mais tu restes figé face à cette boîte dont le contenu prend feu sous tes yeux, comme dans un rêve, avant de se consumer comme brûlent les secrets de famille trop longtemps conservés à l’abri de la vie.
Ta voiture attend en bas. Les valises sont déjà là, dans un coin. – tu les aperçois tout à coup, comme si elles tombaient du ciel. Le concierge a dû les descendre avant ton arrivée. Essoufflés, pâles mais dignes, tes parents s’octroient deux minutes de répit sur le muret du jardin. Ta gorge se serre. Le sang gicle dans ta poitrine, tu étouffes un hoquet. Lentement, tu t’avances, t’assois entre eux. Tu leur prends chacun une main. Celle de ta mère est froide, celle de ton père tremble. Tu ne sais pas où regarder, que dire, les mots ne servent à rien alors tu fermes les yeux et écoutes le rire de ta mère quand elle était encore pleine de vie, la voix de ton père avant que la fumée ne l’estompe, tu sens l’ombre de Théo glisser au-dessus de vos têtes et tu pleures dans le silence de cette fin de matinée.
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