Suite de mon "feuilleton"
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Au coin de l’ordinaire chapitre 24
Trois mois plus tard, l’été se faisait la malle et l’automne commençait à distribuer des taches de couleurs à nos forêts, de la rosée à nos matins et des frissons à nos soirées. La vie avait repris son rythme pour tout le monde.
L’atmosphère à l’école était pesante depuis le retour de notre directrice, plus autoritaire et cassante que jamais. Les élèves paniquaient vraiment à l’idée d’être envoyés dans son bureau et beaucoup de collègues faisaient le maximum pour résoudre les problèmes de discipline sans que leurs élèves n’aient à subir les hurlements de l’ »Apparition » et des sanctions aussi démesurées qu’inopérantes comme de recopier trente pages de dictionnaires ou de nettoyer à quatre pattes les couloirs de l’école pendant la pause de midi. Elle n’avait pas changé non plus le tri qu’elle opérait dans sa vindicte à l’égard des élèves indisciplinés : les filles et fils de notables n’avaient droit qu’à de gentils reproches quand elle ne prenait pas carrément fait et cause pour eux contre leurs professeurs
Elle semblait extrêmement nerveuse et la moindre contrariété la faisait sortir de ses gonds. Nous avions bien sûr alerté le syndicat et tenté de contacter les autorités scolaires mais celles-ci s’étaient contentés de nous demander d’être patients et de proposer à la directrice un suivi psychologique, mettant son attitude sur le compte du traumatisme subi et des probables suites neurologiques de son coma. Elle avait refusé ce traitement, personne ne l’y avait forcée et les choses en étaient restées là pour le moment.
Pour ma part, j’évitai tout contact avec cette dame, excepté pendant les réunions mensuelles auxquelles nous étions tous contraints d’assister. Elle y passait son temps à reprocher aux enseignants la moindre broutille, des libertés nécessaires que nous prenions avec le programme officiel jusqu’à notre prétendue mansuétude avec la « racaille » qui « contaminait » ce qu’elles appelait les bons élèves, entendez par là, les fils de bonnes familles.
Je continuai malgré tout à me passionner pour mon travail et mettais l’accent sur le travail en classe. Cela m’apportait beaucoup de satisfactions qui me faisaient oublier nos problèmes dus à la gestion calamiteuse de notre école. J’étais persuadé que c’était là, dans le quotidien avec les élèves, que tout se jouait quelles que soient les réformes, quels que soient les programmes et les promesses des politiciens en matière d’éducation. Malgré un engagement au sein du syndicat, j’évitai de faire des vagues à l’intérieur de mon établissement pour éviter la moindre confrontation avec l’ »Apparition » et ses délires de pouvoir absolu.
En dehors de l’école, je nageai dans le bonheur. Francesca était enceinte de notre premier enfant et nous passions beaucoup de temps à réaménager la ferme pour en faire un nid familial dans lequel nous pourrions envisager l’avenir, et l’envol dans la vie de nos enfants, avec le maximum de plaisir et de bonheur.
Le premier samedi du mois, nous avions pris l’habitude de nous retrouver pour manger ensemble avec Pietro et Lucie, Hans et Xhemile, Ferran et Christine. Les 2 deux couples de citadins, Hans et Xhemile ainsi que Ferran et Christine apportaient à tour de rôle le plat principal tandis que Pietro et Lucie, nos presque voisins, alternaient avec nous l’accueil et la préparation du dessert.
Les enfants participaient au gré de leurs activités et de leurs occupations. Tout ce petit monde se portait bien et chacun amenait à ces repas des anecdotes familiales ou professionnelles racontées au dessert avec un humour qui tranchait avec les grandes discussions sur l’état du monde et de la société qui démarraient inévitablement dès l’apéritif.
Hans venait de se former dans la pose de panneaux solaires thermiques ou photovoltaïques. Il se plaignait du paradoxe des règlements fédéraux et cantonaux en la matière qui décourageaient beaucoup de gens alors même que le pays avait décidé clairement une sortie du nucléaire et une réduction significative de la consommation de pétrole. Comme député du parti d’en rire, il se battait avec ses collègues des autres partis de gauche pour une politique plus cohérente : on ne pouvait pas prôner les énergies propres comme l’eau, le soleil, le vent, la biomasse et refuser d’encourager par des subventions ou des mesures fiscales l’utilisation de ces dernières. Comment espérer un progrès si l’on restait aussi pingre pour des crédits de recherche visant à développer d’autres types d’énergies propres, comme l’hydrogène par exemple.
Pour développer une société vivable pour tous et respectueuse de l’environnement, il faut prendre l’argent là où il est, clamait-il, dans les grosses fortunes, les très hauts revenus, les parachutes dorés des grands dirigeants d’entreprise, les gains des transactions boursières.
Il trouvait parmi nous des oreilles favorables puisque nous représentions d’autres secteurs sur lesquels la droite voulait économiser : l’éducation pour moi, la santé pour Christine, la sécurité pour Pietro et l’intégration des migrants pour Ferran qui venait d’y décrocher un poste à temps partiel d’animateur et d’enseignant de langues, à côté de son activité indépendante de traducteur.
Fatigués de refaire le monde, c’est en général au dessert que nous glissions sur les nouvelles des enfants, la grossesse de Francesca, les anecdotes et les gags.
Ce jour-là, Hans nous annonça que sa dernière, Resmije, qui venait d’avoir 15 ans, était tombée amoureuse d’un de mes anciens élèves, Pierre, qui était le fils de Jérôme Reblochon, de 2 ans son aîné. Ils étaient d’ailleurs tous les deux membres de la jeunesse du club alpin et suivaient aujourd’hui un cours de sauvetage en montagne. Si Resmije en parlait abondamment à sa famille, Pierre par contre, était terrorisé à l’idée de l’annoncer à ses parents. Je lui demandai :
– Est-ce qu’elle t’a expliqué les raisons de cette peur ?
– Il semblerait, et je ne t’apprends rien, que ce monsieur ait un problème avec les étrangers. Il a certes fait une spectaculaire conversion vers un parti de la droite traditionnelle mais j’ai quelques doutes qu’il en ait vraiment assimilé les valeurs démocratiques. Si le fils du concierge tombe amoureux de la fille d’un maçon africain ou d’origine balkanique, ça ne le dérange pas trop. Mais que son propre fils tombe amoureux d’une fille bien bronzée et de surcroît à moitié kosovare, c’est un peu trop pour ses neurones !
– Là je suis bien d’accord, mais Pierre va sur ses 18 ans et comme je m’en rappelle, il me semble assez sûr de lui pour défendre son choix amoureux.
– Peut-être, mais de là à affronter ses parents, il y a encore un pas. Des parents même très cons restent des parents et n’importe quel enfant doit avoir de très sérieuses raisons pour risquer de couper les ponts et se voir privé du soutien parental, surtout au moment de commencer des études.
– Et Resmije, qu’est-ce qu’elle dit de cette situation ?
– Pour elle, l’important est de garder son Pierre. D’un côté, elle aimerait bien que j’intervienne mais d’un autre, elle sait que ce sera contre-productif : rien que de devoir m’ouvrir la porte, ce pauvre monsieur va se prendre pour Tintin au Congo ou faire une poussée de fièvre ou de boutons !
– Tu voudrais que j’essaie ? En tant qu’ancien prof de Pierrot et vu les politesses qu’il est venu me faire à la sortie de l’école, je devrais au moins réussir à lui parler.
– C’était un peu mon idée. J’en parlerai avec les deux jeunes ce soir : ils doivent passer à la maison demain soir après leur camp en montagne.
– Moi, dit Ferran qui intervint dans la conversation à ce moment, je n’ai jamais pu encaisser ce mec. Un type qui défendait des positions ouvertement racistes il y a quelques mois, qui réussit à passer entre les gouttes après le coup d’état et se refait une virginité politique en deux temps trois mouvements, le tout sur fond de spéculation immobilière et d’affaires que je sens douteuses, tout ça ne sent pas bon et je plains beaucoup ce muchacho d’avoir un paternel comme ça. A l’époque, j’avais refusé de lui faire des traductions et ce n’est pas sa nouvelle fourrure qui me fera croire que ce môssieur n’est plus un prédateur ! Mais bon, je sais que ce que je dis ne résout en rien le problème des deux amoureux !! A ta place Louis, j’essaierai : allez Louis, allez luya et on verra !
– C’est qui Luya ?
– C’est le frère de Clémence, tu sais, la femme de Dieu.
– Quoi ? qu’est-ce que tu racontes ?
– Mais tu n’as jamais été à l’église ou bien quoi, espèce de mécréant ! Tu n’as jamais entendu parler de Dieu et sa grande Clémence. Tu n’as pas la moindre particule de culture religieuse ma parole, ni de partie face d’ailleurs….
J’interrompis Ferran, parce que, parti comme il était avec ses gags à deux balles ou anti religieux, on aurait encore eu droit à Jésus qui a inventé le ski nautique jusqu’à l’imitation du pasteur évangélique qui rappelle à ses ouailles sur un air de rap qu’il loue le seigneur mais qu’il loue aussi la salle et que pour la bénédiction il faut aussi du pognon. Tout cela, sans compter l’Islam et le judaïsme qui d’habitude en prenaient aussi pour leurs comptes avec notre catalan préféré.
Je me tournai donc vers Hans qui hocha la tête et m’encouragea d’un « pourquoi pas ?, on peut toujours essayer ».
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Je n’étais pas loin de partager la même vision du bonhomme que mon ami Ferran. Mais bon, là, je devais m’efforcer de le convaincre de laisser son fils faire ses choix amoureux sans craindre l’ire paternelle. J’ignorais vraiment comment j’allais m’y prendre. Certes, Reblochon m’ avait abordé pour se faire pardonner son attitude passée et semblait donc, en apparence, relativement bien disposé à mon égard.
Dès le lendemain, après avoir reçu le feu vert de Pierre et Resmije, je contactai donc le sieur Reblochon en lui proposant de le rencontrer à propos de son fils. Plutôt que de nous donner rendez-vous dans un établissement public, il m’invita à le rejoindre à son domicile, le vendredi suivant vers dix-huit heures. Je sonnai donc à la porte de cette belle villa, au luxe quelque peu ostentatoire : piscine, allée éclairée, massifs de fleurs taillés au cordeau, sculptures en marbre disséminées sur la pelouse, caméra de surveillance, bref, toute la panoplie.
Madame Reblochon vint m’ouvrir. C’était une femme dans la quarantaine, svelte, élégante, au visage avenant surmontée d’une chevelure auburn savamment négligée. Aux murs du hall d’entrée étaient accrochés plusieurs tableaux d’artistes locaux et quelques photos. Parmi elles, la photo d’un chalet d’alpage qui me rappelait vaguement quelque chose. J’avais du le croiser lors d’une de mes nombreuses ballades en montagne.
– Monsieur Ravoire quel plaisir de vous revoir, si je peux me permettre ce petit jeu de mot.
– Bonsoir, tout le plaisir est pour moi.
– Entrez je vous en prie, Jérôme, enfin mon mari, ne va pas tarder.
– Puis-je vous demander quel est ce joli chalet, là, sur la photo ?
– Ah, le chalet. Il est près de la dent de Lys mais on y accède par Les Paccots et non par la vallée de l’Intyamon car la route y est trop abrupte.
– C’est d’ailleurs au fond d’un ravin qui borde cette route étroite que l’on a retrouvé le secrétaire du parti nationaliste, qui avait participé à ce coup d’état. C’était aussi, je ne sais pas si vous le saviez, l’ex comptable de mon mari et je vous avouerai, entre nous, que sa disparition me soulagerait presque. Mon mari est devenu bien plus disponible depuis celui que j’appelais son âme damnée n’est plus là.
Enfin bref, ce chalet appartenait à l’un de mes oncles. J’y allais régulièrement comme petite fille quand il y montait avec ses bêtes. On faisait « la poya » en quelque sorte. Avec Jérôme, nous y sommes montés quelques fois quand Pierre était petit et que mon oncle n’y mettait plus ses génisses. Mais il y a des années que nous n’y sommes plus retournés. Actuellement, il appartient à mes cousins mais ceux-ci vivent en Australie et malheureusement plus personne ne s’en occupe.
– Mais installez-vous, monsieur Ravoire. Ah justement, voilà mon mari.
Jérôme reblochon entra dans le salon. Me serra la main. S’installa et laissa sa femme poursuivre.
– Je vous sers quelque chose ? un whisky ? un vin blanc de votre Valais ? J’ai ici une petite Arvine qui vaut le détour ?
– Alors je crois que je vais opter pour faire ce détour.
– Vous n’êtes plus le professeur de Pierre. Que nous vaut donc votre visite ? Auriez-vous reçu des plaintes de vos collègues ?
– Pas du tout madame. Pierre est un étudiant sérieux qui donne tout à fait satisfaction et je n’ai entendu aucun de mes collègues de son lycée se plaindre.
– Alors ?
– Alors il s’agit plutôt d’une question personnelle. Précisons d’emblée que je suis ici avec son accord et sur sa demande ainsi que de son amoureuse qui s’avère être la fille d’un ami.
– Quoi, Pierre a une petite amie ? Décidément, il ne nous dit rien ce garçon. Mais c’est plutôt une bonne nouvelle. De nos jours, on craint plus qu’un garçon nous annonce un petit ami. Ce n’est pas un
un problème et je ne vois pas pourquoi Pierre aurait peur de nous en parler.
– Parlons alors franchement si vous voulez. La petite amie de Pierre s’appelle Resmije Dialaketo. Certes, c’est une citoyenne tout ce qu’il y a de plus helvétique mais il s’avère que son père, M. Hans Dialaketo, chef d’une entreprise de couverture et de sanitaire, et par ailleurs député du parti d’en rire au parlement cantonal, est d’origine sénégalaise. Quant à son épouse, elle est née au Kossovo, d’où le prénom de Resmije. Connaissant les opinions politiques de son papa, Pierre avait donc quelques craintes, depuis quelques mois, à vous annoncer sa relation.
– Quoi, ça fait déjà plusieurs mois qu’ils sortent ensemble ?!
– Eh oui, et c’est justement pour cela qu’ils commencent à trouver la clandestinité pas tellement confortable.
– Du moment qu’ils s’aiment et que c’est une fille sérieuse, je ne vois pas ce que Pierre aurait à craindre et…
Madame Reblochon n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Son mari la foudroya du regard puis lui coupa la parole d’un « chérie, laisse-nous seuls s’il te plaît ! ». Le ton utilisé ne permettait pas la discussion et l’épouse, rougissante, l’air confuse et contrariée, se retira prestement à l’étage supérieur en balbutiant quelques mots d’excuse à mon égard.
– Cher Monsieur, je crois que nous allons mettre un point final à votre démarche. Je comprends, connaissant vos opinions, que vous tentiez d’y attirer des jeunes, mais de là à vous immiscer dans ma vie de famille et à soutenir Pierre dans sa relation avec ce genre de fille, il y a un pas que je vous invite ou plutôt vous conseille, de ne pas franchir.
– Que voulez-vous dire par « ce genre de fille » ?
– Ne faîtes pas l’innocent, vous m’avez très bien compris !
– En fait non, je ne vous ai pas compris du tout !
– Vous voulez que je sois plus clair ?
– Oui.
– Je ne veux pas de la fille d’un nègre député écolo-gauchiste et d’une musulmane dans ma famille. Si Pierre persiste, je le déshérite !
– Vous ignorez peut-être que la loi ne vous y autorise pas .
Au coin de l’ordinaire chapitre 24
– Taisez-vous maintenant ! je trouverai bien un moyen de le convaincre. Et ce n’est pas votre affaire. Veuillez quitter les lieux s’il vous plaît !
Je m’exécutai sur le champ. En quittant la villa, je pensai aux réflexions de Ferran. Ce type s’était racheté une respectabilité après la déroute des nationalistes mais il n’avait absolument pas changé. Tant qu’il s’agissait de faire des discours et de faire le beau devant les journalistes, il était capable de donner le change. Mais là, ça le touchait personnellement et, il ne pouvait s’empêcher de montrer sa vraie nature. Comme disait mon ami Ferran, « chassez le naturiste, il revient au bungalow » ( vous avez évidemment compris qu’il s’agit de « chassez le naturel et il revient au galop).
Enfin bref, la nouvelle de son attitude allait être dure à avaler pour les deux jeunes et nous allions devoir changer de stratégie pour les aider. Peut-être avions-nous une ouverture du côté de la maman de Pierre, mais madame Reblochon ne semblait pas vraiment faire le poids face à son mari. Sur le chemin du retour, une idée me passa par la tête : et si la proximité du chalet de madame Reblochon avec le lieu de l’accident de Golaz et ses complices signifiait quelque chose ? Il faudra que j’en parle à Pietro.
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