Suite de mon “feuilleton de l’été"
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Au coin de l’ordinaire chapitre 11

Jeudi matin, au moment où j’allais commencer la leçon d’anglais, Pierre leva la main. Je lui donnai la parole avec une certaine appréhension. Hier soir, son père m’avait affirmé que jamais son fils n’écrirait de lettre d’excuses à Joao, l’ élève cap-verdien que Pierre avait agressé sans raison, et qu’il allait en référer à mes supérieurs.

 

– Oui Pierre ?

 

– J’ai quelque chose d’important à dire. Est-ce que je peux le dire maintenant ?

 

– Pas de problème. Essaie en anglais. Tâche d’être bref et réserve les détails pour le conseil de classe de vendredi.

 

Après une fraction de seconde d’hésitation, il se lança dans un anglais hésitant et malmené par l’émotion qui lui serrait la gorge, il abandonna très vite et poursuivit en français :

 

– Hier, après l’entraînement de foot,en rentrant chez moi, je me suis fait agressé par 3 mecs de 18-20 ans qui m’ont pris mon sac, ont sorti mon portable et ont jeté mes affaires d’école par terre. Le plus gros des trois m’a serré au coup. J’ai cru qu’il allait m’étrangler. Il m’a demandé d’apporter vingt francs pour aujourd’hui. A ce moment-là, Joao est passé avec son grand frère, Pedro, qui a 22 ans.

Joao s’est jeté sur le mec qui me tenait et l’a fait tomber. Son frère, qui est vachement balaise, en a attrapé un autre par le bras, lui a demandé son nom et pris son abonnement de bus dans sa poche pour vérifier. Le troisième et le gros qui m’avait agressé se sont tirés en courant.

 

A ce moment-là, Pierre, la voix cassée, étouffa un sanglot et continua :

 

– Je voulais dire devant tout le monde que je regrette d’avoir insulté et tapé Joao l’autre jour, que je lui demande de me pardonner. Joao , c’est quelqu’un de bien . Je vais lui écrire ma lettre d’excuses, ça c’est sûr monsieur ! Et plus jamais j’insulterai quelqu’un seulement parce qu’il ne me ressemble pas.

 

Le silence s’installa. C’était un silence tellement lourd qu’on pouvait presque le toucher : un silence palpable où l’on se retient presque de respirer tant il apparaît sacrilège de le rompre. Puis d’un seul coup, quelques élèves applaudirent, immédiatement suivis du reste de la classe. Je félicitai Pierre pour sa franchise, pour le courage de s’être exprimé devant la classe. Je félicitai aussi Joao et rappelai que nous pourrions rediscuter de tout ça, si nécessaire, au conseil de classe de vendredi. Nous poursuivîmes la leçon d’anglais qui jamais ne m’avait parue recevoir autant d’attention.

 

10h. salle des maîtres , douche écossaise : Arrivé euphorique en récréation, je n’eus pas le temps d’en raconter les raisons aux collègues. Une convocation de la directrice, cette chère « madame Apparition », m’attendait dans mon casier. Il s’agissait de « discuter de mon attitude face aux parents d’élèves ».

J’identifiai sans peine l’intervention de Jérôme Reblochon, le père de Pierre auprès de la directrice immédiatement après notre entretien de la veille. Soit dit en passant, il connaissait bien « L’Apparition », cette chère madame Bernadette Souby-Roux, qu’il rencontrait régulièrement au sein d’un même « club service » de bienfaisance où les notables soulageaient leurs consciences et leurs porte-monnaies tout en profitant de cet espace de contacts pour y tisser un réseau profitable aux affaires, à la politique et surtout à leurs petits intérêts personnels..

 

16 h. en classe :La fin de la journée s’ était déroulée normalement. Mon rendez-vous avec la directrice était fixé à 17 h J’allais donc rester ici pour travailler et quitterais la classe pour me rendre à cette petite discussion dont il est peu dire qu’elle ne me réjouissait pas…

 

Je frappai. J’entrai. La directrice prit la parole d’une voix mal assurée en évitant de croiser mon regard. Elle m’informa qu’elle allait prendre des sanctions à mon égard, un blâme peut-être, voire demander ma mise à pied au Département pour refus de collaborer avec les parents. Elle me donna lecture de la lettre du père de Pierre. Celui-ci me reprochait non seulement de n’avoir pas levé la sanction ( une lettre d’excuses à écrire à un camarade) mais encore de monter son fils contre ses parents puisque ce dernier voulait maintenant écrire cette lettre d’excuses contre l’avis de ses parents et « revendiquait avec mon appui le droit de fréquenter ces voyous étrangers malgré l’interdiction parentale ».

Je répondis en rappelant qu’en 20 ans d’enseignement, c’était la première fois que l’on me reprochait

de ne pas collaborer avec des parents. Je demandai ensuite si c’était aux parents de poser les règles de vie en classe et si la position sociale et politique de ce monsieur aurait pu, à tout hasard , avoir une incidence sur la capacité de jugement et le bon sens de ma directrice. J’évoquai aussi la loi anti-raciste, le code de déontologie des enseignants et affirmai mon intention de faire appel au syndicat en cas de sanction .Elle fulminait. Elle devait se savoir en tort mais je ne l’avais jamais vue le reconnaître. Elle m’apparaissait aussi à l’aise qu’un bachelier pris d’une envie de péter lors d’un examen oral, et finit par mettre fin à l’entretien en me disant que j’aurais de ses nouvelles d’ici peu .Je me levai, la saluai et sortis.

 

De mon portable, j’appelai mon inspecteur. Il dit me comprendre et m’assura qu’ il confirmerait la qualité de mon travail. J’appelai ensuite le président de la société pédagogique, notre syndicat.

 

Ce dernier prendrait contact dès demain matin avec le Département avec la demande ferme que celui-ci n’entrât pas en matière si la directrice proposait une sanction . Il me dit que nous disposions d’un moyen de pression avec cet enseignant calomnié, licencié à tort l’an passé et qui travaillait désormais dans un autre canton. Malgré un jugement pénal et civil clair qui innocentait notre collègue, les responsables de ce gâchis n’avaient en effet pas été inquiétés. Les responsables politiques qui avaient cru les accusateurs n’avaient présenté aucune excuse ni reconnu leurs erreurs, encore moins réhabilité notre collègue. Tout ce beau monde aurait tout à perdre que nous rappelions dans la presse

cette cabale à l’encontre de notre collègue avec des détails encore ignorés du grand public. Cela, en le faisant en même temps que l’injustice flagrante qui risquait de me toucher aujourd’hui.

 

La conversation se poursuivit sur la directrice et le fait que trop souvent elle outrepassait largement ses prérogatives. Le président termina en me promettant d’informer le comité central du syndicat et en m’assurant d’une défense active et publique. Au besoin il activerait la protection juridique dont nous disposions si sa démarche de demain ne suffisait pas à stopper ce qu’il appelait une attaque scandaleuse contre l’éthique professionnelle.

 

Je freinai néanmoins son enthousiasme en lui demandant d’attendre, avant d’ameuter toute la république, de connaître exactement la teneur des éventuelles sanctions évoquées par ma directrice. Je le rassurai aussi en lui affirmant qu’il n’avait pas besoin d’en faire des tonnes pour que je reste membre du syndicat et que j’étais rassuré de le savoir disponible au cas où…

Je rentrai avec dans la tête le souvenir de collègues victimes d’épuisement professionnels provoqués par des élèves posant de gros problèmes de violence et pour lesquels aucune solution n’avait été trouvée ou à cause de parents intrusifs et quérulents. Le « burn–out » faisait parfois aussi suite aux harcèlements de supérieurs hiérarchiques ou de collègues jaloux, mal intentionnés ou persuadés d’être investis de la mission quasi messianique d’imposer à tous leur propre et unique conception de la vérité et de la qualité.

 

Je ne tomberais pas dans ce piège. Je ne leur donnerais pas le plaisir d’apparaître abattu. Je voulais continuer d’enseigner avec plaisir et enthousiasme malgré tout ce que la situation actuelle contenait de méchanceté et de bêtise.

 

Je rentrai épuisé, allumai la radio, me servis un verre de rouge et m’étalai sur la canapé.

 

Un flash d’information m’apprit l’agression de la journaliste Lucie Chevrier, le meurtre de sa photographe. L’information venait d’être rendue publique. La journaliste, frappée d’amnésie et victime d’hématomes sans gravité, était hospitalisée en Valais, à l’hôpital de Sion. Dans les mêmes infos, j’appris le nom du nouveau député du parti d’en rire au parlement cantonal, M. Hans-Ulrich Dialaketo, premier des « viennent-ensuites » sur la liste du parti d’en rire et qui héritait de cette charge après la démission pour raison de santé de l’actuel député.

J’étais inquiet pour Pietro et content pour Hans. Tiens, il faudrait que je les appelle au plus vite. Ils me manquaient déjà. La proposition de Ferran, de soûper tous ensemble m’enthousiasmait déjà. Cela me ferait oublier, l’espace d’une soirée, les problèmes de l’école et contribuerait à améliorer encore l’apprentissage de ma nouvelle vie de célibataire.

 

(à suivre)

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