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Une histoire  dans l’esprit des milles et une nuits 
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Al’Khamesa (le cinquième oeil)

Synca releva son foulard sur ses cheveux pour traverser le marché. Elle ne voulait pas que quelqu’un la reconnaisse et remarque le sourire béat qui lui collait aux lèvres comme après chacune de ses rencontres avec Malik. C’était un jeune homme au sourire facile, grand et musclé, avec des cheveux bouclés sombres dans lesquels elle aimait perdre ses doigts. Tendre et attentionné, il occupait toutes ses pensées depuis six semaines.

Ils se voyaient en fin d’après-midi dans un coin peu fréquenté des jardins de Fayiad. Ils passaient leur temps à discuter, se promener, nager dans un petit étang en bordure des jardins quand la chaleur était intenable. Il l’avait emmenée sur les toits de la ville par quelques chemins connus de lui seul et elle avait découvert avec émerveillement une toute autre Bagdad que celle où elle avait grandi. Vus d’en haut, les entrelacs des rues prenaient sens, on les voyait converger vers le marché, la place centrale où avaient lieu les manifestations ou vers le palais du Calife, perché en hauteur. La ville s’enroulait autour de la colline comme une nappe décorative avec en son centre le palais.

Un chatouillement dans son cou la tira de sa rêverie. Nabab, son furet domestique s’était réveillé en sentant les effluves des fruits monter à lui. Synca acheta deux dattes, en donna une à Nabab et croqua dans l’autre. Le furet se blottit sur son épaule pour grignoter son fruit. Elle n’avait pas peur qu’il tâche son vêtement, il était trop gourmand pour laisser perdre la moindre miette de son en-cas.

Elle arriva devant la demeure de son père. En façade il y avait la boutique où il vendait ses productions et derrière, une grande cour où il faisait tremper et sécher les tissus qu’il colorait. Son père était teinturier, le meilleur de Bagdad, et on venait de loin pour acheter ses étoffes qui semblaient prendre vie grâce à ses teintures.

Synca aimait se promener au milieu des toiles qui séchaient, les yeux vagabondant entre les teintes. Mais ce qu’elle préférait c’était la pièce où son père gardait les essences pour faire les teintures. Toutes sortes d’odeurs s’y entremêlaient, la terre, les pierres, les fleurs, les fruits qui séchaient, à chaque fois c’était un assortiment incroyable de senteurs qui se confondaient. C’était aussi l’odeur de son père, elle lui collait à la peau, puissante et forte, après toutes ces années passées à travailler ses mélanges.

– Père, je suis rentrée.

Hamza Al Soa chérissait sa fille comme un trésor. La mère de Synca était morte en couches, mais Al Soa savait comment élever un enfant car il avait déjà eu quatre autres filles. La plus jeune avait déjà onze ans à la naissance de Synca. Elle l’aida à élever la dernière-née jusqu’à son propre mariage. Il resta ensuite seul avec la benjamine alors âgée de quatre ans. Synca ne le quittait quasiment jamais et l’observait avec fascination quand il travaillait les essences pour obtenir la couleur désirée. Mais le teinturier savait qu’il allait devoir se séparer d’elle car elle était en âge de se marier. Il avait déjà repoussé plusieurs fois l’échéance et il arrivait à court d’excuses. Surtout, il pouvait difficilement refuser l’offre qui venait de lui être faite.

 

Ce soir-là, Synca s’était vu servir tous ses plats préférés et avait mangé plus que de raison. Nabab aussi, sautant d’un plat à l’autre, chipant un bout de viande ici, un fruit là ou un légume dans un troisième plat. Il dormait maintenant, ronflant autour d’un pichet de jus de raisin. Il était le plus heureux à cette table car Synca n’arrivait pas à se réjouir complètement : son père avait l’air triste et ses sourires sonnaient faux.

– Père, qu’avez-vous ? Je vois que vous êtes soucieux. Il y a un problème avec la teinturerie ?

– Non, tout va bien de ce côté-là, ma fille. Ne t’inquiète pas.

– C’est mon anniversaire, vous m’avez offert le plus délicieux des repas. Vous devriez vous réjouir, mais ce n’est pas le cas. Dites-moi ce qui vous tracasse.

– Tu as aujourd’hui seize ans, ma fille, et ça fait déjà un certain temps que tu es en âge de te marier. J’ai repoussé ce moment fatidique autant que j’ai pu, mais là j’ai reçu une proposition que je ne peux décemment pas rejeter.

Synca blêmit. Elle repensa à Malik, leurs promenades main dans la main, leurs escapades sur les toits. Il était temps peut-être d’avouer la vérité à son père.

– Père, je dois vous faire une confession. Depuis quelques temps je vois quelqu’un. Nous nous aimons et nous voulons nous marier.

Là elle s’avançait un peu. Ils avaient parlé de vivre ensemble le reste de leurs jours, pas de mariage. Mais après tout, ce n’était pas bien différent.

Hamza Al Soa regarda sa fille, stupéfait.

– Mais j’ai déjà fait des projets, j’ai déjà plus ou moins promis ta main.

– Quelqu’un d’influent ?

– Oui, on s’allierait ainsi à une grande famille de Bagdad.

– Et si je vous disais, père, que mon amoureux est prince. Est-ce que ça ne serait pas une meilleure opportunité ?

– Oui, bien sûr. De quel royaume est-il le prince ?

– C’est un royaume lointain dont je n’avais jamais entendu parler. Peut-être que vous ne le connaissez pas non plus. Il s’appelle El Ugdum.

A ces mots, Hamza devint livide.

– Tu es sûre ? Tu as bien compris ?

– Oui, père, j’en suis certaine.

Hamza se servit une coupe de vin à ras-bord et la but d’une seule traite. Il ne savait pas comment expliquer à sa fille ce qu’était El Ugdum sans lui briser le coeur.

– Ma très chère fille, ce royaume dont tu parles, ce n’est pas un pays, c’est une forteresse mythique qui se dresse on ne sait où. On dit que personne n’en est revenu vivant pour en dévoiler l’emplacement. Ce lieu dont ton prétendant se dit le prince, n’a pas plus de roi que de loi. Je suis désolé de te l’apprendre ainsi ma fille, mais El Ugdum est la capitale légendaire des voleurs.

Sous le choc, Synca se leva, renversant son assiette, et s’enfuit se réfugier dans sa chambre. Réveillé par le vacarme, Nabab regarda Hamza qui lui fit signe de rejoindre sa maîtresse. Aussitôt le furet sauta à terre et trottina sur ses courtes pattes qui supportaient tout juste son estomac trop tendu. La porte de la chambre de Synca était fermée, mais Nabab savait ouvrir les portes.

Elle était assise sur le lit, les genoux repliés sous son menton et elle pleurait à chaudes larmes. Nabab grimpa le long de ses jambes et vint se nicher contre sa nuque, là où il la réconfortait dans ses moments de tristesse.

Quand la nuit fut tombée et ses larmes séchées, Synca avait pris une décision. Il fallait qu’elle revoie Malik, qu’elle lui donne une chance de s’expliquer.

 

Elle passa la journée du lendemain dans un état second, perdue dans ses tristes pensées. Son père lui annonça qu’ils étaient invités dans la demeure d’Al Haza le lendemain soir. Elle comprit que c’était à cette famille que son père voulait s’unir. Elle réfléchit et se rappela qu’Al Haza avait un jeune fils d’environ vingt ans, ce devait être lui son futur époux. Ce n’était pas le pire des partis qu’elle aurait pu craindre. Ses soeurs avaient été mariées à des hommes bien plus âgés qu’elles. D’une certaine manière, elle ne s’en tirait pas trop mal. Mais même si c’était le destin de la plupart des jeunes filles de la ville de se retrouver mariées à un homme qu’elles n’avaient pas choisi, c’était Malik qu’elle voulait. Malgré ce que lui avait dit son père, ses sentiments n’avaient pas changé. Il fallait qu’elle lui parle.

Quand elle le vit, assis contre un arbre dans leur coin du parc, son coeur bondit puis se serra. Elle était remplie de sentiments contradictoires et ne savait pas comment les contenir. Elle ne pouvait pas aller contre la promesse de son père, mais elle espérait qu’il puisse y avoir une autre solution. Elle observa un moment Malik, n’osant pas approcher, trop effrayée à l’idée qu’il reconnaisse que son père lui avait dit la vérité et que ses beaux rêves d’avenir ne s’effondrent, qu’elle doive épouser un homme qu’elle n’aimait pas.

Son hésitation était sur le point de lui faire rebrousser chemin quand Nabab sauta à terre, se précipita vers Malik et se coucha sur le dos devant lui, en quête de gratouilles. Décidément, ce furet n’avait aucune tenue. Malik s’exécuta en riant de bon coeur et Synca se décida enfin à avancer vers lui. Il lâcha aussitôt le furet qui émit un petit grognement de désapprobation, s’approcha de Synca et l’embrassa passionnément. Elle sentit fondre toutes ses résolutions et se laissa entrainer par la passion du baiser. Elle finit par reprendre ses esprits et repoussa gentiment Malik.

– Que se passe-t-il, Synca ? Tu as l’air préoccupé.

– Mon père veut me marier. J’ai l’âge, plus que l’âge même. Il m’a trouvé un bon parti.

– Et moi ?

Malik semblait désespéré, ce qui rassura Synca. Au moins, il partageait ses sentiments. Elle lui relata le dialogue avec son père et plus elle avançait dans le récit, plus le visage de Malik se plissait d’inquiétude.

– Quand je lui ai dit le nom de ton royaume, il m’a dit que c’était la ville des voleurs. C’est vrai ? Tu n’es pas prince ? Tu es un voleur ?

– Oui, c’est vrai.

A ces mots, Synca sentit son monde s’écrouler. Elle avait envie de fuir, de revenir en arrière, de ne pas entendre tout ce qu’elle avait appris ces dernières vingt-quatre heures. Mais c’était trop tard. Malik lui prit doucement la main. Elle ne résista pas. Elle aimait malgré tout ce contact, elle aimait malgré tout ce garçon.

– Ecoute-moi, Synca, je vais te dire toute la vérité. Je ne suis pas prince car il n’y a pas de roi chez les voleurs. Nous vivons selon des règles qui nous sont propres. Mais mon père est le chef des voleurs, le seigneur d’El Ugdum. Je ne t’ai pas complètement menti, j’ai juste transposé ma réalité à la tienne. Je ne savais pas comment te le dire. Je voulais le faire, ça me rongeait à l’intérieur. Mais je n’ai pas osé car j’avais peur de te perdre. Et maintenant que ce poids quitte ma poitrine, un autre prend sa place, car je sens que tu vas me quitter.

– Je n’ai pas le choix. Mon père m’a déjà promise. Il en va de son honneur. Je ne peux pas lui faire ça.

– Je comprends. Je t’aimerai toujours.

– Moi aussi, je t’aimerai toujours.

Ils s’étreignirent une dernière fois et se séparèrent brutalement, car l’un comme l’autre n’avaient pas envie de se quitter et que c’était la seule manière d’y parvenir.

 

Le lendemain, à l’heure où généralement elle rejoignait Malik, Synca était dans sa chambre en train de se préparer pour rencontrer son futur époux. C’était un petit soulagement pour elle, car généralement les jeunes filles découvraient leur mari lors de la cérémonie. Mais son père voulait que ça se passe en douceur, même si c’était un crève-coeur autant pour lui que pour elle.

Nabab faisait le zouave à la fenêtre, marchait sur les pattes avant et se cassait plus ou moins volontairement la figure pour lui changer les idées. Elle s’approcha de la fenêtre et Nabab bondit sur son épaule, laissant la place à Malik qui finit d’escalader la paroi, franchit le rebord et, comme le furet lui sautait dessus pour montrer sa joie de le revoir, il perdit l’équilibre et s’affala dans la chambre. Elle

aurait ri, si la situation n’était pas ce qu’elle était. Malik se releva et remarqua sa tenue particulièrement soignée.

– Comme tu es belle.

Elle se retint de se jeter dans ses bras.

– Excuse-moi de débarquer comme ça, mais je voulais te voir une dernière fois. Je vais rentrer à El Ugdum. Ça faisait longtemps que je repoussais mon départ, je ne voulais pas te quitter. Mais aujourd’hui c’est mieux que je parte, pour nous deux.

– Malik, je…

– Non. Laisse-moi finir. Je ne t’oublierai jamais et si tu changes d’avis, je t’attendrai.

Il s’approcha d’elle et lui noua un foulard sur les épaules. Le tissu était soyeux et couvert de fleurs de toutes les couleurs qui se mélangeaient sans former de motif particulier. On pouvait facilement y perdre son regard à trop le contempler.

– Je voulais aussi t’offrir ceci, pour que tu te souviennes de moi.

– Il est magnifique, merci.

– Et si tu veux me rejoindre, fais confiance à la lune, elle te mènera à El Ugdum.

Il la serra une dernière fois très fort dans ses bras. Elle voulait le retenir, lui dire de rester, lui dire encore qu’elle l’aimait, mais elle n’en fit rien et il s’enfuit par la fenêtre. Elle regarda sa silhouette disparaître dans les ruelles et eut soudain tellement froid qu’elle eut peur que rien ne puisse jamais plus la réchauffer.

Il arrivèrent à l’heure dite à la demeure d’Al Haza et furent reçus en hôtes de qualité. Synca sentait la présence réconfortante de Nabab contre sa nuque. Elle l’avait dissimulé sous son châle, contre l’avis de son père qui lui avait conseillé de le laisser à la maison. Mais elle avait besoin de la chaleur de son animal contre sa peau, pour lui donner la force d’affronter cette soirée.

Ce fut le fils d’Al Haza, Sami, qui les accueillit. Synca fut surprise de découvrir un jeune homme un peu plus âgé qu’elle, élégant et avec de bonnes manières. Il conservait pourtant une certaine distance avec elle, mais c’était normal, il n’avait pas encore été discuté concrètement de mariage entre les deux jeunes gens. Elle se disait qu’au moins il était plutôt bel homme, quand le patriarche fit son entrée.

– Ah, ma future épouse, quelle joie de te voir.

Synca se décomposa quand elle comprit que c’était au père qu’elle était promise et non au fils. Elle parvint à garder bonne figure, sentant la chaleur réconfortante du furet et le regard encourageant de son père.

– Bonjour, mon seigneur, dit-elle en faisant une petite révérence.

– Délicieuse, délicieuse. Tu feras une parfaite cinquième épouse.

Synca était sans voix.

– Viens, je vais te faire visiter ta futur demeure avant de passer à table, j’ai fait préparer un festin en ton honneur, très chère.

Sur ce, il prit le bras de Synca et l’emmena à travers les couloirs de la maison. Elle était grande et richement décorée. Il y avait des tentures magnifiques, des vases précieux, des plats finement peints, des tableaux de maîtres, des vitrines avec des armes d’apparat et d’autres avec des bijoux. Ils traversèrent un jardin à ciel ouvert avec un petit étang dans lequel se prélassaient des poissons.

Avant d’arriver à la salle à manger, ils s’arrêtèrent devant quatre femmes, les quatre épouses d’Al Haza. Terriblement gênée, Synca les regarda, et constata qu’elles devaient toutes avoir environ cinq ans de différence. La plus âgée, une très belle femme avoisinant la quarantaine, devait être la mère de Sami. Elles la saluèrent en inclinant la tête à tour de rôle quand elle passa devant elles. Pour ne pas défaillir, Synca s’agrippa malgré elle au bras de son futur époux qui prit ce geste pour de l’impatience et lui tapota gentiment la main. Il pénétrèrent alors dans la fastueuse salle à manger. Dans un coin, un petit orchestre interprétait de douces mélodies.

– Assieds-toi à côté de moi, très chère.

Elle s’exécuta, mangea du bout des lèvres, glissa quelques fruits à Nabab pour qu’il ne sorte pas de sa cachette. Sur un mur trônaient des têtes de toutes sortes d’animaux, trophées de chasse ou juste décoration, que Synca trouvait d’un fort mauvais goût, comme tout ce qui l’entourait, à commencer par Al Haza. Il était plus petit qu’elle, court sur pattes, avec une tête ronde sur laquelle une perruque tentait de dissimuler une calvitie complète, il avait un nez rond et des doigts tout boudinés. Elle réalisait que le simple fait de manger le faisait transpirer. Il parlait la bouche pleine et postillonnait à la ronde. Il buvait beaucoup et avait le rire fort et gras. Imaginer unir le reste de son existence à ce personnage lui donnait la nausée. En plus il avait les mains baladeuses et profitait de sa position à ses côtés pour lui chatouiller les cuisses avec ses doigts visqueux. Synca utilisait toutes ses forces pour rester de marbre et ne pas prendre ses jambes à son cou.

Son père et Al Haza fixèrent une date pour le mariage, rapidement, car son promis était pressé d’avoir une nouvelle épouse. Comme si quatre, ce n’était pas déjà assez.

Alors que la soirée touchait à sa fin, Al Haza s’aventura plus gaillardement entre les cuisses de Synca. Elle sursauta, réveillant Nabab qui digérait sagement son repas. Il sauta sur la table, prêt à en découdre.

– Une vermine, vite, tuez-là, rugit Al Haza qui empoigna sa chope et tenta de l’abattre sur le pauvre animal.

– Non, cria Synca, c’est Nabab, mon furet.

– Il m’a attaqué ! Exterminez-le !

– Il ne ferait pas de mal à une mouche. En plus il est en pleine digestion, il arrive tout juste à se déplacer, dit-elle en berçant Nabab dans ses bras.

– Il n’est pas question que cette bestiole habite sous mon toit. Quand tu seras ma femme, tu te débarrasseras de cette chose. Ou je m’occuperai moi-même de son sort !

– Il pourra rester avec moi, dit Hamza pour calmer le jeu.

– J’espère bien.

– Mais…

– Pas de mais, femme. On obéit et on se tait.

Ils prirent congé peu après l’incident. Synca était mortifiée. Non seulement elle allait devoir épouser cet homme répugnant, mais en plus elle devrait se séparer de Nabab et de sa présence réconfortante. Son père essaya de la consoler, en vain. Elle s’allongea sur le lit toute habillée, trop révoltée et désespérée pour pouvoir pleurer.

Le lendemain en fin d’après-midi, elle courut au parc, dans leur coin tranquille. Mais Malik n’était pas là. Elle revint encore le lendemain et les trois jours qui suivirent. Au bout d’une semaine, elle dut se rendre à l’évidence : Malik était bel et bien retourné chez lui. Le mariage aurait lieu dans trois jours et elle ne pouvait pas s’y résoudre. Elle commença alors à échafauder un plan pour y échapper. Ça lui faisait mal d’abandonner son père qui l’aimait tellement, mais pour rien au monde elle ne voulait devenir la cinquième femme de Al Haza.

La veille de son mariage, sa résolution était prise : elle allait rejoindre Malik à El Ugdum. Mais elle ne connaissait rien aux pratiques des voleurs et elle ne se voyait pas arriver la bouche en coeur et demander à leur chef la permission d’épouser son fils. Elle décida donc de ne pas débarquer les mains vides.

Quand la nuit fut bien entamée et que tous les habitants de Bagdad dormaient du sommeil du juste, elle gagna les toits par les chemins que lui avait fait découvrir Malik et se dirigea vers la demeure de son ex futur époux. Nabab bien accroché dans son capuchon, elle bondit et atterrit dans le jardin près de l’étang, au coeur de la maison. Elle pénétra sur la pointe des pieds dans la pièce avec toutes les vitrines et resta immobile en son centre, incapable de choisir un objet qui pourrait avoir suffisamment de valeur aux yeux des bandits. Elle finit par se décider et s’approcha des couteaux. Elle en vit un qui lui sembla particulièrement magnifique. Il était serti de diamants et de fines gravures décoraient son manche. Elle voulut ouvrir la vitrine, mais elle était fermée à clé. Il fallait qu’elle trouve autre chose.

La panique commença à monter en elle, car elle réalisa pleinement ce qu’elle était en train de faire. Son geste la couperait définitivement de sa vie passée et si, par malheur, les voleurs ne l’acceptaient 

pas, elle n’aurait plus aucun endroit où aller. Elle chassa ses sombres pensées et avisa une pierre précieuse qui trônait toute seule sur une table, dans une étoffe délicate dont Synca reconnut tout de suite les couleurs malgré la pénombre. Elle venait de l’atelier de son père. Au moment où elle allait toucher le tissu, un bruit se fit entendre. Prise de panique, elle ne réfléchit pas plus longtemps, s’empara de la pierre précieuse emballée dans l’étoffe et s’enfuit par où elle était venue. Une fois sur les toits, elle fut soulagée qu’aucune alerte ne soit donnée. Peut-être avait-elle quelques talents de voleurs après tout.

Elle regagna sa maison, et se dirigea directement à l’écurie où elle avait dissimulé ses affaires. Elle prépara Sala, une petit chamelle qui faisait partie de l’équipage dont son père se servait quand il devait livrer ses marchandises dans une ville voisine. Il possédait, en plus de Sala, six chameaux, trois ânes et un cheval. Synca se dit que la chamelle ne lui manquerait pas trop et surtout qu’elle serait une monture idéale pour s’aventurer le désert. Elle s’assura que toutes ses gourdes étaient bien remplies et s’apprêtait à quitter la demeure où elle avait grandi quand son père se dressa en travers de son chemin.

– Je savais que tu t’enfuirais.

Il était terriblement triste, comme si dix ans s’étaient abattus sur lui d’un seul coup.

– Père, par pitié, je ne peux pas, je suis désolée, je vous en prie, laissez-moi partir.

– Ne t’en fais pas, je ne suis pas là pour te retenir, mais pour te souhaiter bonne route et bonne chance. Je comprends ta fuite. Al Haza est détestable. J’ai haï la manière dont il s’est comporté avec toi et je n’aurais pas supporté qu’il te touche comme sa femme.

Synca se précipita dans ses bras, s’imprégna une dernière fois de l’odeur de son père qui mélangeait toutes les couleurs. Ils pleurèrent un moment, réunis dans cette ultime étreinte.

– Ma fille, je t’ai préparé un sac avec une carte et une boussole, ça te sera utile pour ton voyage.

– Merci.

– Et j’ai mis aussi ma plus belle étoffe, pour que tu ne m’oublies pas.

– Je ne vous oublierai jamais et je vous donnerai de mes nouvelles, je trouverai un moyen.

– Va en paix, ma fille et sois heureuse.

– Merci père, je vous aime.

Et elle s’en alla le coeur lourd, car elle savait que son père mettait sa réputation en jeu en la laissant partir, mais l’esprit rasséréné par sa bénédiction. Le foulard de Malik noué autour du cou avec Nabab blotti dedans, elle tourna le définitivement dos à son ancienne vie.

Elle ne s’était jamais aventurée si loin dans le désert. C’était un endroit redoutable, brûlant comme l’enfer la journée et froid comme la mort la nuit. Elle avait pris suffisamment de provisions pour tenir environ deux semaines, mais après trois jours déjà, elle se rendit compte qu’elle ne savait plus où elle était ni où elle allait. Fais confiance à la lune, lui avait dit Malik, mais la lune ne restait pas en place, elle faisait un piètre guide.

Au quatrième jour, elle arriva à une oasis. Elle décida d’y rester le temps de déterminer quel chemin emprunter par la suite. Elle était complètement perdue, mais elle savait qu’avec la carte et la boussole, elle pourrait s’orienter, maintenant qu’elle avait trouvé un point de repère. Seulement, une fois qu’elle eut établi sa position, elle ne savait toujours pas où aller.

Elle posa ses affaires et se rafraîchit dans un petit lac, laissant s’abreuver et brouter librement la chamelle. Nabab l’attendait au bord de l’eau, peu enclin à la trempette. C’était une toute petite oasis, mais il y avait une légère brise bien agréable et Synca s’endormit, appuyée contre un rocher.

Elle se réveilla quand la température baissa. Le soleil s’était couché et la lune se levait. Elle eut envie de la maudire car elle ne voulait pas la conduire auprès de Malik.

Nabab bondit sur ses genoux, il était tout excité.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

Il sauta à terre et courut s’enrouler dans le foulard. C’est alors qu’elle remarqua que le foulard était différent. Elle l’avait trempé dans l’eau et il n’avait pas encore totalement séché. Avec l’humidité, la lumière de la lune dévoilait un autre motif que l’entrelacs de fleurs habituel. C’était une carte. Et au coeur des motifs, elle vit une forteresse, El Ugdum, devina-t-elle aussitôt. En reportant sa position, elle sut enfin quelle était sa destination.

Deux jours plus tard, elle arriva à El Ugdum, une cité gigantesque taillée au coeur des rochers dans une vallée montagneuse perdue au milieu du désert. Elle ne grouillait pas de monde, comme Bagdad. Et même si personne ne la dévisageait en particulier, elle sentait qu’on l’observait. Réprimant un frisson de crainte, elle s’approcha d’un homme qui ressemblait vaguement à un garde.

– Bonjour, je voudrais rencontrer votre chef. J’ai quelque chose à lui remettre en mains propres.

Il la toisa de haut en bas, acquiesça et lui fit signe de le suivre. Il la mena tout au fond de la gorge sans dire un mot. Il s’arrêta devant une grande porte en bois, lui tendit la main pour l’aider à descendre de Sala et l’invita à entrer.  Synca eut soudain très peur,  elle essaya de ne pas penser à ce que ces bandits

pourraient faire à une jeune femme venue seule dans leur repère. Elle franchit la porte avec autant d’assurance qu’elle pouvait en afficher.

Elle fut conduite dans une salle ordinaire éclairée par des chandeliers. Assis à une table, un homme, qu’elle reconnut immédiatement comme le père de Malik à cause de sa chevelure, s’arrêta de manger en la voyant arriver.

– Chef, cette jeune femme demande à vous parler, elle dit qu’elle a quelque chose à vous remettre en mains propres.

Il mit tellement de sous-entendus dans sa phrase que des gros éclats de rire éclatèrent. Synca remarqua alors qu’une dizaine d’hommes étaient dans la pièce. Tous rivèrent leurs yeux sur elle quand ils eurent finit de rigoler.

– Alors, jeune femme, qu’as-tu pour moi ?

Elle tenta de dire quelque chose mais, pétrifiée, ne parvint qu’à produire d’inaudible balbutiements. Les voleurs reprirent leur railleries et elle eut envie de mourir. Nabab vint à sa rescousse. Il sortit du capuchon où il était caché, sauta dans le sac en bandoulière de Synca et en sortit le tissu dans lequel était enrobé le diamant. Synca le déposa devant le chef des voleurs. Le silence se fit au fur et à mesure qu’il déballait la pierre précieuse.

– Je vous ai apporté ce présent en échange de la main de votre fils Malik.

Le chef des voleurs la considéra un moment avant de prendre la pierre dans les mains et de la contempler à la lumière des bougies. Plus personne ne riait, Synca ne comprenait pas pourquoi l’ambiance dans la pièce s’était soudain tendue.

– Sais-tu ce que c’est ? demanda le chef des voleurs en désignant la pierre.

– C’est une pierre précieuse ?

– Tu n’as donc aucune idée de la valeur du cadeau que tu me fais ?

Synca secoua la tête.

– Où l’as-tu trouvé ?

– Je l’ai choisi parmi beaucoup d’objets de valeur, chez un homme dont je ne voulais pas.

– Ce diamant, c’est Al’Khamesa, le cinquième oeil. C’est un puissant talisman, en possession des voleurs depuis des générations. Il veille sur nous, nous assure succès dans nos entreprises et sécurité dans notre foyer. Il y a cinquante ans, il a mystérieusement disparu. On l’a recherché partout où on allait, mais jamais on ne l’a retrouvé. Peu de gens connaissent sa valeur, pas même la personne chez qui tu l’as volé, sinon tu ne t’en serais pas emparé si facilement. Et le revoilà, grâce à toi. Par ton action, tu t’es assurée une place d’honneur parmi nous.

– Je vais pouvoir épouser Malik alors ?

Il la regarda un moment avec une lueur d’amusement dans les yeux avant de lui répondre d’une voix douce.

– Chez les voleurs, on ne force pas un mariage. Si mon fils veut de toi, vous avez ma bénédiction.

 

Trois ans plus tard, alors que le soleil tapait déjà très fort sur les pierres des maisons malgré l’heure matinale, des cris retentirent dans la forteresse d’El Ugdum. Pas des cris de bagarre ni de liesse, pas de désespoir ou de rage, mais les cris d’un nouveau-né.

Synca et Malik s’étaient mariés et elle donnait naissance à leur premier enfant.

– Bonjour mon fils, dit Malik une fois qu’ils se retrouvèrent seuls dans leur chambre. Tu as la maman la plus belle de la terre et le papa le plus heureux du monde.

Il tenait le bébé dans ses bras et Synca s’approcha de lui.

– Et un jour, tu seras le prince des voleurs, comme ton père.

Elle le prit des bras de Malik, l’embrassa tendrement sur le front, l’enveloppa dans l’étoffe que son père lui avait offerte et le posa délicatement dans son berceau où ronflait déjà Nabab roulé en boule dans un coin.

– Dors maintenant, petit Aladin.

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