2021 Témoignage Jean Cérien – 3e Prix

Résonnent dans cette pièce du vieux Valais quelques mots de bienvenue prononcés par le Maître des Lieux. Ils mettent en avant le dialogue entre Orient et Occident. Cet échange meut ma pensée depuis mon adolescence : face aux mouvements qui s’effacent s’impose la substance qui pose l’essence.

Puis Helena prend la conduite de la cérémonie, elle porte le concours comme une robe de couturier, élégante, stylée, amplifiant le mouvement de sa pensée et donnant forme au corps social de la soirée : le jury.

La parole est alors confiée à un juré; celui-ci ne se fie pas aux 107 conjurés et donne l’impression générale du concours : soi-même ou l’autre; l’ennemi est très personnel. C’est un fait, mon ennemi n’appartient pas au personnel : le tragique l’habite. Le ton est donné, après deux heures de route dans les files d’un vendredi soir, les délires des ingénieurs civils et les espoirs fous des conducteurs agrippés à leur volant comme à leur dernier rêve, après une journée sisyphéenne face aux serveurs qui nous asservissent, après une semaine trop remplie d’émotions de toutes sortes, d’humains et de vies, me voilà dans l’ailleurs, dans un lieu magique qui porte le mouvement de l’histoire en le cristallisant dans le présent.

Vient ensuite le moment palpitant : la directrice de la Fondation valaisanne Reiner Maria Rilke va annoncer le 3e prix. Sa présence dans le jury m’avait donné une raison de participer ainsi qu’un doute immense : Rilke, Hölderlin et Goethe m’accompagnaient en son temps. Mon texte se montrera-t-il à la hauteur ? Un tableau de trois femmes en noir, un autre d’une femme en rose, d’autres encore des habitudes du lieu, un escalier se perd au plafond, des chaises en rang d’oignon emplissent la salle à l’exception orchestrée d’un espace délimitant une scène sur laquelle une représentante des plus hautes œuvres littéraires germaniques va déclarer troisième lauréat l’un des concurrents. Le verdict tombe : le prix est décerné à une lettre dont l’auteur est impersonnel et intemporel et le destinataire incertain.

Pas mon soir ! Mon texte est écrit dans un cercueil, au moment de mourir, adressée à Chronos, Titan grec.

Puis les mots se suivent et le cercueil se referme sur moi. Plus moyen d’échapper à cette tombe sociale qui fixe le statut cimenté d’auteur d’un texte. Je comprends que les qualificatifs « impersonnel », « intemporel » et « incertain » font écho à ma recherche de la nature du temps. Celui-ci, en ennemi de la vie, la créé à son gré et la supprime de même, quand ça lui chante et sans jamais nous montrer son visage. L’ensemble des strates de ma pensée est lu à nu, avec finesse : l’essence du tragique ramené à la flèche du temps est pointée, l’impossibilité d’un temps sans espace est mise en avant, l’intime relation entre écriture, lecture et temps est décryptée, la norme temporelle, aune de nos vies face à l’infini est scandée. Finalement, dans une évocation tout aussi subtile, la représentante du jury fait référence au narrateur de la lettre : la neutralité de son genre est opposée à la différence entre les substantifs français et allemand qui désignent le temps.

C’est bien de mon texte dont il s’agit, écrit au bord de la vie, à la limite de la rupture de l’équilibre entre ce qui est à l’origine du mouvement -l’énergie, au cœur des pensées orientales- et l’attraction s’opposant au mouvement -la masse, centre des études occidentales.

Cet équilibre universel que la vie a pour mission d’étirer sans l’abîmer.

Pour clore la séquence qui me concerne, une excellente lecture prend d’emblée le parti narratif du texte et laisse à la sensibilité de l’auditoire d’être touchée par l’une ou l’autre des différentes thématiques.

Je reçois ce prix avec bonheur à l’ombre des premiers prix désignés à juste titre, car traitant d’ennemis historiques. Il sera gravé sur le cercueil d’un corps de je ne sais qui, devenu corps social dans un texte de qui n’en sait rien.

Jean Cérien, 22.11.21

3e Prix: Temps tragique de Jean Cérien