Créé le: 28.09.2015
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Réflexions

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Un miroir qui réfléchit… ou réfléchit.
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Regardez-moi. Vous le voyez cet arbre décharné qui a perdu toutes ses feuilles ? Parfait. A présent fermez les yeux, rappelez-vous bien de l’arbre et mettez-vous sur la pointe des pieds, là, comme ça. Vous pouvez ouvrir les yeux. Maintenant quand vous me regardez, vous voyez des enfants qui jouent autour du tronc, qui courent, qui crient. C’est ça la magie d’un miroir : sous un angle on vous offre une image très mélancolique, presque figée, et sous un autre, tout s’anime et prend vie.

Parce que quand on est un miroir, on reflète toutes sortes de choses. Quand je fais les marchés d’antiquités comme ces temps-ci, ça change tout le temps et c’est vraiment très vivifiant. Un jour je reflète une église de pierres blanches avec son clocher qui se dresse haut et ses quelques marches menant à une grande porte en bois surmontée d’une rosace. Mais si vous vous déplacez de quelques centimètres sur la gauche, c’est une banque que vous apercevrez, gros bâtiment de pierres massives censées donner une impression de sécurité, d’inébranlable. Ou alors si vous vous déplacez sur la droite, ce sera un centre commercial devant lequel foisonne la vie. On ne s’ennuie jamais sur les marchés, il y a toujours une multitude de choses qui se prêtent à la réflexion.

Et des gens aussi…

Des gens qui passent sans s’arrêter. Des gens qui flânent. Des gens qui auscultent mes dorures. Des gens qui font une halte un instant pour s’admirer. Des gens qui m’observent et murmurent «miroir, mon beau miroir…» et repartent le sourire aux lèvres.

Je me rappelle de ce jeune homme qui s’était arrêté soudain devant moi, l’air captivé. Je pensais avoir trouvé un nouveau propriétaire. Mais ce n’était pas moi qui l’intéressais. Il avait repéré quelque chose dans mon reflet, la maquette d’un trois-mâts majestueux. Le jeune homme s’était vite retourné et s’était empressé de l’acheter. Ce devait être un fameux bateau car à peine l’avait-il acquis que quelqu’un lui en avait proposé le double, en vain. Le jeune homme était reparti avec le bateau.

Je n’ai pas passé ma vie sur les marchés, loin de là. J’ai vécu longtemps chez une vieille fille qui aimait avoir des fleurs pour compagnie. Elle m’avait installé au-dessus de la cheminée dont elle ne se servait pas. De là je pouvais réfléchir tous ses bouquets, les pivoines, les roses, les tulipes, les oeillets… Elle en changeait souvent, les couleurs s’intensifiant ou s’unifiant au fil des saisons. D’où je me tenais, j’avais une vue plongeante sur le salon : une table à manger dans un coin, un fauteuil de velours vert avec un guéridon à l’autre bout. C’étaient les deux endroits où elle posait ses bouquets, et grâce à moi elle les avait toujours sous les yeux juste en levant la tête. Quand elle s’asseyait à table, elle avait vue sur le fauteuil. Quand elle s’asseyait sur le fauteuil, elle avait vue sur la table. D’un endroit comme de l’autre, elle pouvait profiter des deux bouquets en jetant un coup d’oeil de mon côté. A la table elle lisait le journal en buvant le thé et en mangeant des biscuits ou des gâteaux faits maison. Dans le fauteuil elle s’installait confortablement, se plongeait dans un roman policier et finissait par s’endormir. J’aimais cette vie paisible et cette dame tranquille, même si peu de chose se prêtait à ma réflexion, hormis les bouquets.

Un jour elle s’installa dans le fauteuil de velours vert, s’y endormit et ne s’éveilla plus.

La table, le fauteuil, le guéridon, tous les objets furent dispersés. Moi je me retrouvai accroché non loin de la porte d’entrée dans l’appartement d’un jeune couple. Tous les matins, inlassablement, avant d’aller travailler, lui puis elle, ou elle puis lui, s’arrêtait devant moi, procédait à un examen minutieux de sa personne, ajustait une dernière fois sa tenue et, satisfait, s’en allait l’air conquérant.

Je ne restais pas bien longtemps avec eux, un collègue plus design me remplaça. Je fis une brève escale dans une galerie où, chose curieuse, je ne servais pas à réfléchir, mais j’officiais en tant que plateau. Lors des vernissages, on me garnissait de petits fours, canapés et verrines. L’effet était saisissant. Tout de suite on avait l’impression d’une abondance de victuailles, grâce à mon reflet multiplicateur. J’aurais aimé dans cette galerie refléter autre chose que de la nourriture. Les oeuvres exposées avaient l’air intéressantes et attisaient ma réflexion. Mais je n’avais malheureusement droit qu’à quelques images volées lorsqu’on me sortait de ma réserve pour inaugurer une nouvelle exposition.

Un jour, un couple me remarqua sous mes en-cas. Après une petite négociation et un échange de billets, je me retrouvais, à peine nettoyé, dans une nouvelle demeure.

Cette fois-ci on me mit à la cuisine. Et si je m’inquiétais de n’être pas parfaitement net à mon arrivée, ce fut bien vite oublié. Ce que je pensais être la cuisine était aussi le salon et surtout le terrain de jeu des deux enfants du couple. Des jumeaux, une fille et un garçon qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Ils avaient les deux les cheveux coupés au carré et on ne les différenciait pratiquement que par leurs habits, à conditions qu’ils ne se les soient pas échangés. Ils jouaient au miroir, se mettaient l’un en face de l’autre et faisaient les mêmes gestes en même temps, jusqu’à ce que l’un d’eux se trompe. Alors ils éclataient de rire et venaient me faire des gros becs bien gras qui restaient imprimés sur ma face. La plupart du temps je m’affichais avec un sourire béat inscrit au feutre rouge sur ma vitre. Du coup, tout ce que je réfléchissais avait une connotation frivole. La famille reflétait la simplicité et la joie de vivre et moi, des scènes de tendresse et de bonheur.

Quand la famille a mis toutes ses affaires dans des cartons, il n’y en avait soi-disant pas d’assez grand pour moi. Ils sont partis vivre leur vie ailleurs. Et moi je me suis retrouvé chez ce brocanteur.

Ainsi me revoilà à faire les marchés.

Et vous voilà, vous, qui me regardez.

Et que voyez-vous ?

Ne songez-vous jamais, lorsque vous posez les yeux sur l’image que je reflète, que vous ne voyez qu’une part infime de ce que je capte ?

Car si en vous déplaçant un peu à gauche ou à droite vous pouvez, grâce à ma glace, poursuivre discrètement du regard cette personne qui vous intrigue, c’est que mon monde est bien plus vaste que le reflet que vous percevez entre les quatre bords de ce cadre. Mon espace est immense. J’ai en moi tout ce qui m’entoure. Je vois même des choses que personne ne peut voir. Des choses que vous pensez faire à l’abri du regard des autres mais que je capte à votre insu.

Prenez cette famille qui m’a abandonné. Pendant que les enfants s’amusaient à m’affubler d’un visage jovial, je les voyais bien, les parents, s’éclipser en douce vers la chambre conjugale. Dans la galerie d’art, ceux qui disposaient les petits fours sur ma vitre ne se gênaient pas de se lécher les doigts pour goûter aux saveurs des petits fours. Que de salive échangée involontairement lors des vernissages. Et ce jeune couple si imbu de son image, si propre en ordre. Il fallait la voir, elle, grimacer devant la glace quand son compagnon lui disait quelque chose. Quant à lui, il rentrait en catimini tous les mardis à 15h pour faire des galipettes avec la femme de ménage. Ils pensaient être discrets, mais moi je les observais dans leurs travers. Je devinais aussi les soupirs déchirants de la vieille fille qui trempait ses biscuits dans son thé, seule. Quand elle ne se mettait tout simplement pas à pleurer à chaudes larmes, manifestement plus sur elle-même que sur le roman qu’elle lisait.

Je vois tout.

Je ne dirais pas que je suis omniscient, mais ce n’est pas loin. Là, par exemple, je vois que vous me jugez, vous me trouvez prétentieux. Comment je le sais ? Parce que je suis le mieux placé pour voir et reconnaître votre expression.

Songez à toutes ces grimaces que vous faites chez vous devant votre glace quand vous pensez être seul. Comment vous vous examinez, comment vous vous dévisagez devant ma vitre, tâtant ici une ride qui se creuse ou là une cerne qui persiste. Je vous vois.

Quand vous vous contemplez l’air songeur, imaginant comment va se passer votre futur rendez-vous. Je vous vois.

Quand vous vous considérez l’air triste, au bord des larmes, parce que vous avez perdu quelque chose ou quelqu’un à qui vous teniez. Je vous vois.

Quand vos yeux se fendent et que votre front se creuse verticalement sous l’effet de la colère. Je vous vois.

Je vous vois et je sais. Je sais ce qui vous arrive car je vous connais. Je connais vos expressions, forcément, je vous les renvoie tous les jours. Je connais vos tares, vos pires défauts, vos secrets les mieux gardés. Je connais vos sentiments. Je sais quand vous espérez ou redoutez quelque chose. Je sais quand vous êtes triste ou heureux. Car je suis votre portrait, votre image. Je suis vous.

Et je suis aussi tout ce qui m’entoure, l’arbre, les enfants, l’église, la banque, le centre commercial, le marché, les passants, les petits fours, les larmes et les cachotteries.

Je suis le monde.

Je suis le monde tel que vous le voyez.

Je suis le monde tel qu’il est en réalité.

Commentaires (1)

Rose
18.11.2016

Bonjour Asphodèle, Merci de votre message pour mon histoire Le violoncelle muet. Je suis une novice dans la publication de textes et d'histoires et un retour de la part des lecteurs est un réel encouragement. C'est aussi un partage sympathique, car par votre message, je suis allée lire vos histoires. Elles ont beaucoup de charme et j'y ai trouvé du plaisir à leur lecture.

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