Créé le: 27.12.2013
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2100 ZONE AMA Chapitre 4: Mystère

Fiction

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© 2013-2024 Jill S. Georges

Commencez par  les premiers chapitres de ZONE AMA.“2100 ZONE AMA” décrit une société, parmi d’autres possibles, dans un siècle. Cette fiction sociale met en scène une jeune fille, Jo, qui, en devenant adulte, découvre et commence à comprendre le monde qui l’entoure.
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Chapitre 4: Mystère

Jo avait pris rendez-vous dans la Clinique de la Paix où la jeune Crone séjournait. Elle allait demander des renseignements sur la grossesse qu’elle planifiait et en profiter pour rencontrer, si possible, la fille Crone. Elle demanda à Julia de l’accompagner. Georges les conduisit dans un quartier assez proche du sien, très verdoyant, avec de grands eucalyptus et des allées de lauriers roses. L’entrée du parc de la clinique sentait la sécurité et l’argent: un immense portail en fer forgé, très haut et très décoré, s’ancrait sur le coté de la rue. A leur arrivée, il s’ouvrit sans bruit, et Jo vit en passant qu’il y avait une guérite avec une équipe de sécurité qui les surveillait, Georges s’arrêta et présenta son bracelet dans la borne. Il avança d’un mètre, et à leur tour, Julia et Jo passèrent leur bras dans la borne de sécurité. Georges roula doucement à travers les arbres. Cette clinique était très réputée, et le jardin était de toute beauté. Des hommes en tenue de jardiniers s’affairaient dans le fond. Arrivées au perron, Georges leur ouvrit la portière. Une dame d’une cinquantaine d’années les attendait en haut des marches.

– Bonjour mademoiselle Liam, bonjour mademoiselle Solen. Bienvenue à la Clinique de la Paix, je suis Mme Emma, la Directrice, veuillez me suivre, je vous prie.

Julia et Jo montèrent les marches et suivirent la dame dans un hall formidable, avec un plafond si haut qu’on ne le voyait pas. Elles entrèrent dans une pièce qui semblait être un bureau avec un coin réception. Tout était blanc, les meubles de bureau et le salon de cuir blanc. Au mur, un tableau, une fleur immense qui mangeait toute la toile. Jo s’arrête devant le tableau, comme happée par la lumière.

– Oui, c’est une toile de Miss Niva. Admirable, non?

– Cette fleur vous absorbe comme une pensée profonde, c’est extraordinaire

– Oui, Miss Niva a un don, un talent absolument inouïs. Elle peint comme personne d’autre ne peint. on dirait qu’elle a plusieurs styles, qu’elle peint sur divers niveaux, qu’elle transmet à nos yeux mais aussi à nos émotions. Elle est magique. L’avez-vous déjà rencontrée?

– Les deux jeunes femmes hochèrent la tête négativement

– J’ai eu la chance de la rencontrer une fois, à un vernissage. D’ailleurs celui ou j’ai acquis cette toile. Quand vous voyez Miss Niva, elle est toute petite, toute simple, elle fait plus penser à une femme d’affaires qu’à une artiste. J’étais éblouie par cette fleur

– Alors vous l’avez achetée

– Oui, et à vous dire la vérité, c’est mon cadeau d’anniversaire pour mes 50 ans. Toutes mes amies se sont cotisées pour m’offrir cette toile. J’étais tellement émue ! J’attends avec impatience la prochaine exposition, je vous conseille d’y aller, si vous aimez, c’est une expérience!

– Oui, c’est une super idée, elle aura lieu quand?

– Je ne sais pas, on ne sait jamais à l’avance. Un jour, on sait que la semaine prochaine Miss Niva va exposer. Avant, on ne sait rien. Et on ne peut pas aller lui rendre visite, ou voir ses tableaux en cours de réalisation. Miss Niva baigne dans un grand secret et un grand mystère. Sans doute pour alimenter sa propre légende! Mais venons-en à vous, dites-moi comment puis-je répondre à vos questions.

Jo s’était assise dans un fauteuil, laissant Julia seule sur le canapé. Elle ne voulait pas dire qu’elle voulait un bébé toute seule, sans se marier. Cela n’était pas interdit mais pas non plus recommandé. Julia permettrait de donner le change et de laisser penser qu’elles étaient deux.

– Voilà, nous aimerions connaître vos conditions et la procédure à suivre pour une grossesse

– Merveilleux, je vous félicite tout d’abord de votre décision. Vous avez vingt ans?

– Non, pas encore, mais très bientôt, c’est pour cela que je me renseigne avant

– Très bien. Il y a plusieurs aspects que nous pouvons aborder ensemble: tout d’abord l’aspect biologique, ensuite génétique, technique et administratif. Je dirai dans un premier temps que notre taux de succès est de 97 %, nous avons le meilleur taux parmi les cliniques qui comme nous font les certifications nécessaires. Ce qui veut dire pour vous que le risque de devoir recommencer la procédure, qui peut être un peu pénible, est faible. Ensuite, nous prenons en charge la grossesse depuis la fécondation jusqu’à l’accouchement, et, service unique de notre clinique, encore trois mois après la naissance. Il y a vraiment trois étapes, la fécondation, la grossesse, la naissance. Vous savez, ici nous disons que c’est la mère qui fait le bébé, naturellement, mais surtout que c’est le bébé qui fait la mère. Vous êtes une jeune femme, et quand vous avez accouché, vous êtes une jeune mère, et vous êtes devenue mère grâce à votre bébé. Votre statut change, et nous vous accompagnons durant cette nouvelle période de votre vie. Vous n’êtes plus jamais la même.

Madame Emma s’interrompit et leur demanda si elles avaient des questions,

– Je vous propose, avant d’aller plus loin avec de la documentation que je vais vous remettre, de procéder à une petite visite. Nous pouvons visiter la partie médicale, pour la fertilisation et l’accouchement, ensuite la partie pouponnière, pour le suivi. Nous terminerons notre petit tour par les jardins et les restaurants, ou nous prendrons un café si vous le désirez.

Jo se sentait tout excitée. Cette clinique lui semblait magnifique. “C’est le bébé qui fait la mère”. Je vais avoir un nouveau rôle de mère, c’est l’inconnu qui s’ouvre, avec toutes ses promesses et ses rencontres futures extraordinaires. Jo avait une confiance absolue dans l’avenir.

Dans le jardin, elles rencontrèrent des mamans avec des landaus élégants, souriantes et jolies. Julia avait pris la main de Jo, dans un élan de sentimentalité. Dans le parc, Jo remarqua l’allée qu’elles avaient prise avec Georges. Une longue limousine descendait le long des lauriers roses à une vitesse très lente. Jo bloqua son regard sur cette voiture jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Elles arrivèrent à la terrasse du restaurant et se posèrent sur des chaises en bois. Les jardiniers avaient disparus.

Assises sur les chaises en bois de la terrasse, la directrice leur proposa de les laisser seules pour discuter.

– Vous connaissez le chemin du retour, je vous attends dans mon bureau, quand vous voulez. Je vous laisse discuter et profiter de ce merveilleux endroit. Laissez bien vos badges visibles, pour des raisons de sécurité, et restez dans le périmètre du parc je vous prie.

Elle se leva, leur sourit et remonta l’allée de petits cailloux blancs, en direction du pavillon principal. Jo se tourna vers Julia:

– Alors, comment tu trouves?

– Bien, très bien

– C’est tout? Pas plus d’émotions?

– Ecoute ma belle, c’est toi qui veux un bébé, et à preuve du contraire, pas avec moi, donc tu vois ce que je peux en penser.

– Tu ne voudrais pas un bébé?

– Oui, certainement, mais je n’y pense pas, cela ne me vient pas comme pour toi. J’ai envie de finir

mes études, de profiter un max de la vie, de faire la fête. Avec un bébé tu es tout de suite bloquée, et puis, je ne suis pas non plus comblée comme toi avec Nam. Je n’ai personne pour l’instant

– Je croyais que toi et Flor vous étiez proches

– Oui, je suis proche, je l’adore, c’est une femme formidable. Mais plus j’ai envie de la voir, plus elle s’éloigne.

– Elle a peur?

– Oui, peur sans doute qu’on s’entende bien, trop bien. N’empêche qu’elle ne veut plus me voir, elle me parle sur l’ordi, répond à mes messages, mais jamais commence elle à me demander comment je vais. Elle répond, gentiment, mais elle répond et c’est tout.

– C’est compliqué, pourquoi aimer une personne fait donc si peur? Pourquoi doit-on passer par ces moments du “je t’aime moi non plus”

– Oui, mais toi avec Nam, vous n’avez pas ce problème?

– On en a d’autres. Tu n’es pas surprise que je sois ici avec toi et pas avec Nam?

– Oui, effectivement, mais tu m’as dit que tu voulais voir la fille Crone et Nam ne la connaît pas, donc tu avais besoin de moi. D’ailleurs, tu ne m’as pas expliqué pourquoi tu veux voir cette nana. Elle est traumatisée, tu sais?

– Oui, c’est bien pour cela que je veux la voir. Pour l’entendre

– Tu te recycles en psycho?

– Pas du tout, c’est du droit et rien que du droit. J’aimerais comprendre pour imaginer la suite

– Mais il n’y a rien à comprendre, son chauffeur, un garçon fat et bête, a essayé de la violer, elle, jeune riche et belle, c’est super simple !

– Pourquoi il aurait voulu la violer?

– Alors ça, ma belle, on s’en fiche royalement. Il faut se concentrer sur les faits, et les faits sont très clairs

– Clairs?

– Attends, tu ne vas pas me dire que tu penses que c’est elle, jeune fille de bonne famille, qui va essayer de sauter sur son chauffeur ! Et quand bien même, c’est son chauffeur, elle fait ce qu’elle veut, du moment que ça reste dans la famille. Je ne vois pas en quoi elle l’accuserait de viol si elle avait voulu un peu de bagatelle et qu’il avait refusé ! Elle n’aurait aucun intérêt à en faire de la publicité, au pire, elle aurait changé de chauffeur, et dans cette famille, c’est facile, toute la lignée est connue et suivie par les people. Ce que tu sous-entends est du suicide programmé, et même si Miss Crone est inexpérimentée, je peux te dire que saman est un dragon. Elle a été nommée top womanager cette année par le magazine ECOTELLE, elle sait comment gérer son image. Non, tu cherches là où il n’y a rien à chercher, ce sale type a vraiment voulu la violer, et elle est traumatisée. Tu verras, on va aller la voir, et elle te dira, j’en suis sûre.

– Oui, c’est vrai, logiquement, tu as raison, elle n’aurait aucun intérêt à faire toute une histoire. Sauf si elle est amoureuse

– Quoi, mais t’es folle ! Amoureuse, d’un chauffeur ! Tu dis n’importe quoi !

– Ok, n’empêche, comment tu veux qu’il la viole s’il a un implant

– Juste, mais on peut violer une femme autrement que par son sexe, il pouvait vouloir la violenter, même si sexuellement il ne peut pas être actif. Enfin, je ne peux même pas imaginer, je je trouve ça

absolument repoussant. On va discuter avec elle?

– Oui, mais d’abord, il faut qu’on parle un peu de ce que nous avons vu ici, pour pouvoir poser des questions à la directrice. Tu viendrais ici faire ton bébé?

– Objectivement, oui, c’est la meilleure clinique, ou parmi les meilleures. Maintenant, subjectivement, oui aussi, car c’est probablement la plus connue, et maman voudra m’envoyer dans ce genre d’endroit. Mais j’ai le temps, quand je pense a Flor…

Jo se tourna vers la table qui se trouvait à sa gauche. Deux jeunes femmes discutaient, leur bébé dans les bras. Jo les interrompit et entama une discussion sur leur expérience à la clinique. La jeune femme qui faisait face à Jo tenait sa fillette assise sur ses genoux, et Jo se sentait scrutée par les yeux ronds et bleus qui s’étaient fixés sur elle. Jo quitta le regard de la mère et se plongea dans celui du bébé, qui lui offrit un immense sourire.

– Elle s’appelle Chloé, dit la mère

Chloé sourit encore plus en entendant son nom, et son regard s’enfonça un peu plus dans l’âme de Jo. Elle sentit son cœur fondre, les petits doigts de Chloé s’agitèrent et elle émit des gloussements joyeux.

– Chloé est ravissante, et très gaie, il semble

– Oui, c’est un amour, c’est mon amour, répondit la mère.

“Mon amour, mon amour”, d’ou venait cette envie de créer un être de soi? La chair de sa chair? Pour l’amour, l’amour indiscutable d’un être envers un autre, de l’enfant à saman et de la mère a son enfant? De sa chair pour sa chair? De ses gènes pour ses gènes? Mais dans les 2 X qui marquaient le départ de cette création, un X était inconnu, le X de maman est celui de maman, mais l’autre?

 

 

Chapitre 4: Mystère

Voilà une question à poser, mais qu’on ne pouvait pas poser, naturellement.

Quand elles eurent fini leur cafélait, Julia et Jo se levèrent et montèrent doucement l’allée de petits cailloux blancs. Des fillettes et leurs mères étaient assises dans l’herbe, elles discutaient, couraient ou jouaient à cache-cache avec des plus grandes. On aurait dit un jardin de fleurs vivantes et mouvantes, des robes claires, des sourires, des poussettes éparpillées dans l’herbe douce. Des chapeaux, des rubans, des parfums subtils. Jo s’arrêta soudain pour regarder un écureuil qui, assis sur son arrière-train, attendait que la petite main qui lui tendait une noisette sans doute se rapproche. Finalement, il se détendit, attrapa le fruit et courut deux mètres plus loin pour commencer à la croquer, la fillette qui avait tendu la noisette riait et tapait dans ses mains.

– C’est le paradis

– Pardon, Jo, qu’as-tu dit? Julia s’était rapprochée

– C’est le paradis ici. J’ai regardé plusieurs cliniques sur internet, ici c’est la plus belle

– Mais tu ne peux pas comparer, sur internet ou ici, il manque l’émotion vécue. Sur internet, tu n’as vu que des images, tu devrais aller visiter d’autres cliniques si tu veux pouvoir comparer

– ici, j’ai l’émotion, et cette émotion restera dans mon souvenir, c’est le hasard d’être venue ici en premier, et de ressentir un tel sentiment de bonheur. Je vais le garder comme une musique de fond, une couleur douce du ciel, même quand ce sera autrement, je me rappellerai – C’et vrai que c’est très beau. Mais taman ne voudrait pas que tu ailles à la Clinique de la Colline?

– Oui, mais sans plus, elle a dit qu’il y a vingt ans, c’était très bien. Mais si je veux aller dans une autre, je suis libre. Et ici, c’est le paradis, je suis libre de choisir le paradis, non?

– Oui, bien sur, mettre au monde un enfant est un événement sérieux, il faut bien se préparer et être en harmonie avec soi et son environnement. Mais, je persiste, tu n’as rien vu d’autres. Tu es en train, comme tu le dis souvent, de tomber dans le piège du “j’achète ce que je connais”.

– Julia, je t’adore, ok, on verra si je choisis le paradis, ou si je trouve un enfer plus attirant.

Elles éclatèrent de rire et se présentèrent au bureau de Madame Emma de très bonne humeur.

Une fois déposée Julia, Georges l’avait ramenée à la maison, Jo était très énervée. Elle avait trouvé le paradis pour mettre au monde son bébé, et dans le même temps, avait manqué le second but de sa Mission. Pourquoi le bonheur devait-il s’accompagner d’une tache sombre qui salissait le tout? Jo poussait de grands soupirs de rage. Il fallait qu’elle le dise à Georges, il fallait qu’elle le dise à l’autre Georges. C’était très frustrant. Georges restait silencieux. Il avait bien remarqué que Miss Jo était de très mauvaise humeur, mais il attendait que Miss Jo veuille, ou non, lui dire ce qui se passait.

En arrivant à la maison, Kim était de nouveau avec ses amies holographiques dans le salon, Swan versait du thé. Jo se prépara un sandwich thon salade, prit un flacon de jus d’orange, embrassa vaguement la joue de Swan et celle de Kim en passant dans le salon, et s’engouffra dans sa chambre.

Premièrement, elle devait envoyer les invitations pour l’anniversaire de Nam. Quelle idiote aussi celle-là pensa-t-elle, et elle regretta immédiatement. La pauvre, saman et sa belleman qui se bataillent tout le temps, au point de ne pas voir que Nam va avoir 20 ans. C’est peut-être aussi ses 20 ans qui font effet miroir aux 20 ans de saman. Elle a peut-être des souvenirs douloureux? Ou bien la nostalgie. Ce devait être ça, la nostalgie. La nostalgie d’avoir la vie devant soi, les choix

les choix ouverts, surtout celui de la compagne avec qui on va, ou non, faire telles ou telles expériences, vivre telles ou telles aventures. Et 20 ans après le serment fondateur, la réalité ne correspond sans doute pas, voire jamais, avec ce qu’on a rêvé le jour du mariage. Et la difficulté est d’accepter, et une fois sa fille partie, en se retrouvant seule, de recommencer une nouvelle vie, une nouvelle phase, mais avec la même femme, celle qu’on connaît par cœur depuis vingt ans. Jo se dit qu’il n’était pas possible d’imposer de vivre avec une femme qu’on n’aime plus après 20 ans. Et quand il faudrait voter sur le nouveau texte de loi, elle serait favorable au divorce. Ce qu’elle devrait aussi faire, c’était questionner saman et Swan, mais pas en même temps, sinon Swan dirait tout comme saman.

L’ordi s’était allumé, et Jo avait bien reçu la liste des filles de la classe de Nam. Elle commença à écrire son mail d’invitation. “Comme c’est banal”. Elle l’envoya en groupe, puis envoya un message plus intime à la mère de Nam, et à Luce. Elle invita aussi Julia, et Flor. Il fallait aussi qu’elle parle une fois à Flor, pour comprendre pourquoi elle ne voulait pas voir Julia. Elle avait aussi envie d’inviter Nour, elle ne la connaissait pas bien, mais ce serait une occasion de se rapprocher.

Jo entendait les rires et les discussions des amies de saman en bas quand elle éteignit la lumière. Elle avait pris un bain, dans le noir, avec comme seule lumière une bougie dont la flamme provoquait des ombres dansantes sur les murs. Jo avait mis une crème moussante, et elle se caressait la peau avec douceur. Elle avait choisi la fleur de myosotis comme parfum d’eau. Elle s’était presque endormie. Une fois couchée, elle repassa le film du paradis dans sa tête. Et l’image de la

limousine noire lui apparut, celle qui partait, c’était sûrement dans cette voiture que la fille Crone avait quitté la clinique. Jo l’avait manquée, quelle malchance.

Jo se força à penser à la petite Chloé, et à ses yeux bleus plantés dans son regard pour réussir à s’endormir.

Arrivant à l’uni le lendemain, la discussion du jour était la grande nouvelle. Jo s’approcha en se maudissant. Il faudrait qu’elle s’intéresse un peu plus aux nouvelles, elle ne savait jamais rien. En fait, elle apprenait tout sur le perron de l’uni, ce qui est aussi une bonne manière de s’informer, avec en prime, les commentaires !

La nouvelle du jour était que Miss Crone avait quitté la clinique. Jo le savait, cela lui avait pourri la fin de sa visite au paradis.

Mais la grande nouvelle était tout autre.

– Tu as entendu, lui demanda Julia, un sourire aux lèvres

– Non, je suis à l’écoute de radio rumeurs, et il y a des interférences

– Alors je vais te dire, donc tu sais que Miss Crone a quitté la clinique, enfin on le

savait déjà hier soir. D’ailleurs, tu as bien dormi? Rêvé au paradis?

– Oui, après un bain tiède ou j’ai faillir m’endormir, j’ai abandonné l’eau pour le lit, alors, c’est quoi la suite, raconte

– Et bien hier soir, madame Crone, la mère de Miss Crone, a annoncé publiquement que sa fille retirait son accusation de viol.

– Quoi?

– Oui, tu as bien entendu, la famille retire sa plainte

– C’est dingue, ça veut dire quoi?

– Alors ça, ma belle, je te laisse cogiter. Pour moi, ce n’était déjà pas une histoire digne d’intérêt avant, alors tu penses bien que maintenant…

Elles se dirigèrent vers leur classe, se posèrent devant leur table et les portes tournèrent sur leur gond. La deuxième sonnerie résonnait dans la tête de Jo.

A la sortie des cours, Jo se précipita vers Georges. Il était en grande discussion avec d’autres chauffeurs, et non assis dans la voiture comme d’habitude. “Il sait tout déjà” pensa Jo. En la voyant arriver en courant, Georges éclaira son visage d’un immense sourire. Il ouvrit la portière à Jo et s’installa. Comme Nam ne rentrait pas avec elle, Jo baissa la vitre et pressa Georges de partir.

– Direction zone

– Naturellement Miss

– Naturellement. Que savez vous? Vous me racontez?

– Il est libre, Miss Jo, libre ! La famille a bien compris qu’il n’avait rien fait, qu’il ne peut rien faire. Et c’est grâce à vous

– Comment Georges ! Grâce à nous !

– Non, Miss, pas grâce à vous la famille, grâce à vous Jo

– Georges, je ne comprends rien, de quoi parlez vous?

– Et bien hier, je vous ai emmenée avec Miss Julia à la clinique, non? Et vous avez parlé avec la directrice, je sais, je vous attendais, et j’ai bien vu que la demoiselle quittait la clinique avec un chauffeur de la famille. Ce n’était pas Georges, bien sûr, mais vous avez gagné

– Mais Georges, je n’ai rien fait, à la vérité, c’était mon intention de rendre visite à Miss Crone mais nous étions assises sur la terrasse du restaurant quand j’ai vu passer la limousine. Je n’avais pas encore parlé à la jeune femme et encore moins à la directrice !

– Tant pis, moi j’ai raconté à tous les chauffeurs que c’est grâce à vous, que vous avez réglé le problème parce que vous vous êtes intéressés à nous, les hommes. Vous êtes la star chez nous !

– Mais Georges, c’est inexact, je n’y suis pour rien, il faut dire la vérité, je ne peux pas bénéficier d’un succès que je n’ai pas provoqué, je n’ai rien fait, c’est tricher…

– Miss Jo, je ne connais pas beaucoup de jeunes femmes, si vous me permettez, même vos amies Julia ou Nam par exemple, ce n’est pas elles qui se sont déplacées dans la zone pour parler à un chauffeur, ce n’est pas elles qui ont bravé leur mère pour expliquer qu’il pouvait y avoir une autre version, ce n’est pas elles qui ont fait l’effort de visiter la clinique où se reposait la demoiselle pour parler à la directrice. Maintenant, vous avez peut-être eu le résultat plus tôt que ce que vous pensiez, mais c’est bien la somme des efforts et des réflexions que vous et vous seule avez fournis qui a résolu le problème et rendu la vie à Georges. Car je suis sûr que si vous aviez parlé à la directrice de la demoiselle et que l’histoire était remontée aux oreilles de la famille, la même suite logique se serait produite. Et pourquoi? Parce que Georges est innocent. Et ce soir, c’est la grande fête à la coloc, on va inviter tous les potes pour célébrer

– Georges, je n’y suis pour rien, mais je suis très soulagée pour votre ami. ll va retrouver son travail?

– ça, il ne le sait pas encore, il ne sait pas ce qu’il veut faire, vous savez, Miss, il vient de naître. Il était mort, vous l’avez vu, et sa vie s’ouvre à lui comme une page blanche. C’est vrai que c’est un peu triste de devoir parfois en arriver au seuil de la mort pour réaliser à quel point la vie nous donne de belles choses et qu’il faut le réaliser chaque instant. Rien que respirer, Miss Jo, respirer !

Jo ferma les yeux et écouta sa respiration, longue et profonde, elle le tenait comme un cheval libre qui veut sauter un obstacle. « Ma respiration est un cheval de vent ». Le seul problème est que si la plainte est retirée, personne ne pourra approfondir les dispositions liées au viol. Et pourquoi la famille a retiré la plainte? Parce que la demoiselle est guérie? Amoureuse de son chauffeur et que le scandale serait trop énorme? Parce que la société pharma a eu peur de devoir tester ses implants et les rappeler? Parce qu’ils sont effectivement déficients? Une histoire de gros sous? C’était certainement une histoire d’argent. Devait-elle aller plus loin dans son enquête ou laisser tomber? Jo passa en revue les sujets qui l’occupaient ces temps: d’abord, le bébé, c’était sa priorité, ensuite, Nam avec qui elle allait vivre et qui traversait une crise dépressive assez pénible et qui avait besoin de son soutien, son anniversaire à préparer et le sien également, Jo allait aussi avoir 20 ans bientôt, le premier août. Cela lui rappela qu’il y avait aussi l’uni, à ne pas oublier, avec sa fête qui approchait et ensuite les examens, une semaine de stress maximum. Et ensuite, elle devrait attaquer la Mission du siècle, retracer pour le centenaire la vie d’une femme vivant en l’an 2000, pas une mince affaire. Et il y avait Georges et cette histoire de viol. Jo écouta son cheval de vent qui lui chuchotait à l’oreille. Et il y a Zac. Zac, mon oncle. Le X qui faisait l’inconnu dans l’équation. Le X que donne l’homme.

Georges arrivait devant l’entrée de la zone. Il demanda à Jo ce qu’elle voulait faire, et Jo ouvrit les yeux. Elle répondit qu’elle voulait aller à sa coloc voir Georges, mais que son chemin passe devant le bloc AMA. Georges ralentit en passant devant l’entrée. En traversant la perpendiculaire, Jo remarqua dans le prolongement de la rue le fleuve, qui scintillait à travers des feuilles. Jo sentait son cœur battre. Une nouvelle histoire commençait ici, là, elle le sentait. Georges la conduisit au garage souterrain de CKT et elle sortit sans se cacher en souriant à la caméra. “Mman est au courant, elle est d’accord tant que Georges est avec moi ». Ils prirent l’ascenseur et déjà là le son de la musique se faisait entendre. Plus ils approchaient, plus le bruit des voix et de la musique s’amplifiait. Georges entra, comme on saute dans l’eau, d’un coup. Et en quelques secondes, le son baissa, les hommes faisaient « chut, chut » et Georges entra, Jo devant lui. Georges, l’ami, arriva comme un diable qui sort de sa boîte et se posta devant jo

– Merci Miss Jo, vous m’avez sauvé, vous avez sauvé ma vie, merci, merci, je ne saurai jamais comment vous remercier !

– Merci Georges, mais je n’y suis pour rien

Elle ne pu plus parler, un hourra guttural gonfla de toutes les gorges de tous les hommes qui se trouvaient réunis, et les cris de “hourra Jo” couvrèrent toutes les tentatives qu’elle fit pour parler. Jo était plantée là, se sentant totalement inutile et en même temps heureuse de voir cet homme sourire à nouveau.

– Venez Georges, nous partons

– Oui, Miss

Georges lui tint la porte et la referma doucement. Ils se regardèrent et Georges sourit

– Merci Miss

Jo ne releva pas. Ce qui comptait finalement, c’était que Georges soit libre et vivant. Une fois assise dans la voiture, Jo s’entendit articuler

– Georges, s’il vous plaît, nous allons à AMA, et vous venez avec moi.

Georges hésita à mettre le moteur en route, puis il démarra. Mame Kim avait autorisé Jo à aller dans la zone pour autant qu’il soit avec elle, et c’était le cas. Il se parqua lentement dans une place à l’équerre devant l’entrée du bâtiment AMA. Jo sortit et, suivie de Georges, elle poussa la porte.

Jo montait les escaliers, suivie de très près par Georges, qui soufflait comme un phoque. Plus par crainte qu’en raison de l’effort à fournir. Ce n’étaient que deux étages, rien de très fatiguant. Mais tout à coup, de se trouver dans la zone loin de chez lui, sans savoir vraiment comment il avait fait pour s’engager dans une telle aventure le rendait perplexe. Pourquoi était-il parti avec Jo? Pourquoi avait-il accepté de venir ici. Et pour aller chez un inconnu, un homme à qui il devait son poste chez Mame Kim et auquel il n’avait jamais parlé, il se sentait coupable. Georges se répétait qu’il était fou de faire une telle démarche, et hochait de la tête comme pour s’approuver. Ils arrivèrent sur le palier. Jo se campa devant la porte, tourna son visage vers Georges, lui sourit et sonna. La porte s’ouvrit d’un coup et un homme de haute taille se campa debout dans l’embrasure:

– Entre Jo, je t’attendais.

Le sourire de Jo se figea. Comment savait-il? Elle se tourna vers Georges, les sourcils en triangle, mais lui faisait « non » de la tête. Jo entra.

– Georges peut entrer aussi, reprit l’homme

Georges fit un pas en arrière, il était hors de question qu’il entre, et en même temps, il ne pouvait…

pas laisser Jo toute seule. Il était perdu, il avait dépassé la limite de ce qu’il savait être bien ou mal et ne pouvait plus réfléchir. Si quoi que ce soit arrivait à la jeune femme, Kim ne lui pardonnerait jamais.

– Georges, Madame Kim ne dira rien, entrez.

Georges ne pouvait plus bouger. Jo se tourna, et d’un pas décidé, passa le seuil.

– Vous venez Georges? Ne restez pas sur le palier, voyons !

Georges hésita encore un instant puis il entra.

La pièce était très grande, avec un coin cuisine dans le fond et tout le mur devant eux était une grande vitre qui donnait sur la rivière et les arbres. Les tilleuls embaumaient, les feuilles vertes luisaient et derrière on voyait l’eau qui coulait. Le ciel était bleu, bleu comme dans un dessin d’enfant. Georges se sentait sur une autre planète. Il s’empara d’une chaise et s’assit dans un coin. Jo était debout, immobile, comme un animal devant les phares d’une voiture, sentant le danger mais ne bougeant pas, tétanisé par la lumière.

– Alors, Jo, bienvenue chez moi

– Comment savez-vous que je venais? Georges n’a rien dit

– Georges est formidable, c’est moi qui l’avais conseillé à taman, il y a longtemps d’ailleurs. Bien 20 ans je pense

– Oui, 20 ans, c’est juste

– C’est bientôt ton anniversaire, le 1er août, juste?

– Exact, vous êtes bien renseigné

– Normal, quand on a une nièce comme Jo, on ne reste pas indifférent

– Mais je ne comprends pas

– Mami Li m’a raconté vos discussions. Quand tu étais au loft, dimanche, tu lui as parlé au téléphone, et tu lui as demandé mon adresse. Mami Li m’a appelé juste après en me disant que tu étais bientôt prête à venir me rencontrer, que tu avais franchi le pas de l’enfance et que tu allais venir chez moi.

– Mami Li…

– Oui jo, je suis le frère de taman,

– Le frère, le frère jumeau? jumeau?

– Exact, le faux jumeau. Et c’est pour cette raison que je suis là. Il y a 40 ans, la médecine obstétrique ne permettait pas de séparer les embryons sans risquer de les perdre tous. Alors ta grandman, Mami Li, a décidé de garder les deux grossesses. Et je suis né !

– Mais comment pendant toutes ces années, je ne savais rien, rien. Maman m’a menti, elle m’a caché qu’elle avait un frère, c’est ignoble !

– Que voulais-tu qu’elle fasse?

– Qu’elle me le dise, qu’elle me le dise ! C’est simple, non?

– Te le dire, encore fallait-il que tu soies prête. Elle te le dit maintenant, car aujourd’hui tu es prête. Elle attendait que tu le lui demandes, pour ne pas t’imposer une vérité un peu, comment dire, difficile à porter?

Jo se taisait, elle était ailleurs, dans sa chambre, douce et familière. Ici, les questions qui se posaient la tiraient dans un gouffre qu’elle ne voulait pas voir.

– Jo, ma sœur a une seule raison de vivre, c’est toi. Elle veut ton bien par-dessus tout, et elle te protège de tout ce qui pourrait te nuire

– Est-ce une preuve d’amour que de cacher la vérité?

– La vérité n’est pas unique, il y a des multiples facettes. Et grandir est aussi un voyage vers d’autres découvertes. Elles peuvent être douloureuses, car à chaque nouvelle réalité, on perd un peu de rêve. Et que préfère-t-on, le rêve dans lequel on peut tout, ou bien la réalité dans laquelle on doit? Notre vie est un perpétuel passage de l’un à l’autre…

Zac se tut. Jo regarda vers la baie vitrée. Les arbres qui bruissaient doucement dans le vent formaient un mur de verdure, vivant et absent. Derrière la vitre, elle ne les entendait pas mais elle en imaginait le léger bruit des feuilles qui vibrent. Imaginer un bruit, est-ce une réalité? C’est la réalité de l’imagination, mais pas celle de la feuille qui bouge. Le regard de Jo fut attiré par un mouvement sur la terrasse. Il y avait quelqu’un, un jeune homme se levait tranquillement d’un fauteuil et se pencha sur la rambarde, en regardant la rivière derrière les arbres. Jo se tourna vers son oncle:

– Qui est-ce?

– C’est Adam, Adam est comme mon fils. En fait, il est mon fils par l’amour que je lui porte, mais il n’est pas mon fils par mes gènes. Adam est ma raison de vivre. Viens Jo, je vais vous présenter.

Jo se dirigea vers la terrasse, franchit la fenêtre et sentit immédiatement le poids et le bruit de la vie du dehors: les unes aux autres, l’air était frais, l’eau murmurait plus loin. Jo s’engouffra dans le monde réel.

– Jo, je te présente Adam

– Bonjour

Adam se tourna et la regarda droit dans les yeux, elle se sentit traversée par son regard, bleu comme un matin de printemps, bleu comme les yeux neufs de la petite Chloé il la regardait sans la voir, elle se sentait toute nue

– Adam est aveugle de naissance

– Je suis désolée

– Il ne faut pas, interrompit Adam d’une voix grave et posée, je vis ainsi depuis toujours, donc cela ne me manque pas. Et ton oncle est mes yeux. Il souriait

– Si je suis tes yeux, tu es tous mes autres sens réunis, Adam

Jo n’osait pas poser la question qui lui martelait la tête: comment Adam avait-il atterri ici, dans cette maison chez son oncle si ce n’était pas son fils?

– Vous voulez boire quelque chose? C’était Georges qui arrivait avec des verres et des bouteilles diverses.

– Je me suis permis de fouiller un peu la cuisine, c’est mon domaine et je ne voulais pas que vous mouriez de soif.

– Merci Georges, dit Jo

Elle prit un verre de boisson pétillante et s’assit, perplexe.

– Et comment saviez-vous que j’allais venir?

– Ma chère, je ne savais pas que tu allais venir aujourd’hui, mais depuis dimanche, je t’attends, n’est-ce pas Adam?

– Oui Jo, Zac a fait un ménage d’enfer, vous pouvez aller voir derrière les canapés, il n’y a plus un gramme de poussière, ni une bouteille vide qui traîne. Un sou neuf cette maison. J’ai même eu de la peine à me retrouver, tant les odeurs familières avaient été découragées par les produits de nettoyage.

Jo éclata de rire.

– Et Mman, elle est au courant?

– Je ne crois pas

– Et toi Georges, tu n’étais pas au courant?

– Non, Miss, moi je ne savais rien, c’est quand nous étions chez Mami Li, vous vous souvenez, que j’ai appris en même temps que vous que monsieur Zac vivait ici. Et je ne sais pas si Mame Kim le sait.

Georges semblait plutôt mal à l’aise

– Je suis le secret le mieux gardé de taman tu peux le croire, elle n’a aucune envie de dire qu’elle a un frère, crois-moi. Dans son milieu, pardon, votre milieu, ce n’est pas de bon ton de parler de ce genre de choses

– Je suis sous le choc. Je viens rencontrer mon oncle et j’apprends que, si Adam est ton fils, même adoptif, j’ai donc un cousin?

– Non, Adam n’est pas mon fils adoptif, il n’a pas d’identité, il n’est jamais sorti d’ici

– Pardon? Mais c’est horrible, comment peut-il rester enfermé tout le temps?

– Certains sont enfermés dans des murs, moi je ne vois pas, alors je créé mon monde à l’intérieur, je n’ai pas besoin de sortir, mais je rentre plutôt en moi. Et mes limites sont aussi ma sécurité. Sortir,

me faire attraper en étant aveugle, ne pas pouvoir justifier ma naissance, ne pas avoir d’identité et je suis bon pour le bagne ! Ou pire. Qui pourrait me défendre, qui pourrait poser des questions sur moi puisque je n’existe pas?

– Mais ce n’est pas possible, si tu t’appelles Adam, c’est que tu existes, un nom donne une identité !

– Oui, mais Adam est un nom que ton oncle m’a donné. Se tournant vers lui:

– Tu peux raconter? Je n’aime pas être au centre, le héros qui parle cela fait un peu prétentieux.

Adam sourit et cligna de ses grands yeux bleus.

– Alors voilà Jo, j’adore me promener au bord de la rivière. Et il y a 20 ans environ, je marchais dans les rues, comme d’habitude, quand j’ai entendu un pleur de bébé. On aurait dit un film, dans un panier il y avait un tout petit nez qui sortait d’un duvet et des gros yeux fermés qui pleuraient très fort. J’ai pris l’enfant dans les bras. Il n’y avait personne autour, naturellement, cela semble très banal, mais j’ai regardé ou j’étais. Et je me trouvais au coin ADA. Tu sais comment la zone fonctionne? Il y a les artères horizontales parallèles à la rivière, qui vont de A à Z, moi j’habite sur la rue A, la première. Et le bébé se trouvait au niveau de la perpendiculaire D. Et sur la rue A, il ne peut y avoir que des A, alors, c’était l’adresse ADA. J’ai pensé à Adam. Ada et un M, voilà.

– Tu as nommé Adam, donc tu lui as donné vie

– Vie, il l’avait déjà, je lui ai donné une identité. Quand on nomme on donne une identité. Mais socialement, cet enfant n’existait pas. J’ai eu peur, j’ai eu pitié, j’ai été égoïste, je ne sais pas tous les sentiments qui m’ont traversé. Toujours est-il qu’Adam est venu vivre avec moi, et qu’il vit là depuis vingt ans.

– Sans jamais sortir, c’est fou !

– Jo, comme je vous l’ai dit, je n’existe pas socialement, je risque très gros en sortant, et ici, je suis tellement bien. La terrasse me permet de vivre les saisons, j’ai le fleuve, les arbres, les fleurs, les sons, j’ai Zac, qui me lit des livres et qui m’enseigne des choses qu’il sait, et nous discutons des heures, j’adore faire la cuisine, et j’aime manger, Zac a toujours des fruits dans un plat pour moi. Je ne suis pas agressé, c’est un jardin intérieur que rien ne vient troubler.

Jo pensait à sa visite à la clinique. Un lieu clos, ensoleillé, sécurisé. Un endroit où il fait bon vivre, pour autant qu’on puisse entrer ! Et pourtant, on en sortait

– En fait, Jo, Adam est sorti une fois. A un moment donné, je sentais qu’Adam cherchait quelque chose, tu sais Adam est un homme, je veux dire, s’il n’est pas officiellement enregistré, il n’a pas non plus d’implant, donc il a des…

Zac était embarrassé, il s’était tu

– J’avais des envies, continua Adam, des envies que je ne comprenais pas et que je ne maîtrisais pas. Alors Zac m’a emmené au BarBar

– Le BarBar?

– Oui, c’est un bar, un peu plus loin, un lieu où les hommes se retrouvent, regardent des films, du foot, boivent des bières et racontent tous les phantasmes de la terre. Tu sais je suppose que certains hommes vivent entre eux

– Oui, comme Georges, en coloc

– Oui, en coloc ou en couple

– En couple?

– Oui Jo, nous sommes des êtres sociables et on a aussi besoin de partager

– Je suis désolée, Zac, c’est tout nouveau pour moi, vous savez, notre monde est, comment dirais-je, préservé

– Préservé est le bon mot, éventuellement même trop faible

– Alors, que s’est-il passé au BarBar?

– C’était horrible, reprit Adam, j’ai souffert la torture du début à la fin. Zac m’avait donné des consignes strictes pour ne pas me faire remarquer, quoi que là-bas, personne ne remarque personne, tous les gars s’en foutent. Mais il ne fallait pas qu’on puisse réaliser que j’étais aveugle, alors je devais rester proche, mais pas trop car tout le monde sait, ou pense que Zac vit seul. Ensuite, si je me faisais arrêter, il fallait que je donne le nom de quelqu’un d’autre, ensuite, je ne connaissais rien, je butais dans les chaises je me cognais aux autres, le bruit m’agressait… même la bière avait un gout amer. C’était l’enfer. Et Zac l’a vite senti, alors on est rentrés. Et je n’ai rencontré personne.

– Et depuis tu n’es jamais plus sorti, reprit Zac

– Je suis bien ici, Zac, tu le sais, tu es un père pour moi

Jo regardait le jeune homme qui souriait devant elle. Elle devait rêver, un rêve qui ne faisait pas partie du domaine onirique du monde dans lequel elle vivait. On ne peut imaginer que ce qui existe, rien d’autre, notre capacité intellectuelle ne peut pas envisager un concept ou un objet qui n’existe pas, il en va de me pour les rêves, on ne peut rêver que ce qui est réalisable. L’imaginaire est réalisable, sinon, il ne se laisse pas imaginer, ou bien il est irréalisable de l’imaginer. La tête de Jo

tournait. Elle ne voyait que ces yeux bleus fixé sur elle, et ces yeux ne la voyaient pas.

Tout à coup, Jo se dressa sur se pieds, regarda Zac et Adam, se tourna vers Georges, et se dirigea vers la porte

– Je dois rentrer. Je dois rentrer. Elle se précipita dans les escaliers, descendit les deux étages sans s’en rendre compte et se jeta dans la voiture, les yeux fermés, elle écouta son cheval de vent se calmer lentement.

Georges vérifia que la porte de la voiture était bien fermée et s’installa au volant, sans démarrer. Il reste un long moment sans bouger, attendant que Jo se manifeste. Dans son silence visuel, elle réalisa que le chauffeur attendait. Jo ouvrit les yeux, et demanda à Georges de rentrer à la maison. Elle ne vit pas qu’Adam était à la fenêtre au deuxième étage mais vit Zac qui se tenait dans le cadre de la porte d’entrée de l’immeuble. Il lui souriait, elle leva le bras et lui fit un signe de la main. Jo se sentait très mal, elle était partie comme une voleuse, les images et les mots se cognaient dans sa tête, il y avait trop de données, trop de tout. En arrivant devant la maison, quelques voitures étaient parquées sur le trottoir, et des gens s’agitaient. Miss Jo, ce sont des journalistes, c’est la TV. Georges avait la voix enjouée, c’est grâce à votre visite hier à la clinique, je suis sûr.

– Georges, je n’y suis pour rien, je vous l’ai déjà dit. Je veux rentrer, c’est tout, je suis fatiguée.

– Miss Jo, si vous voulez rentrer, je dois quand même passer au milieu de ces gens. Vous croyez que vous pouvez le faire?

– Non, Georges, allons rouler, et on revient dans une demi-heure, les journalistes seront partis

– Non, Miss Jo, toutes les équipes attendront toute la nuit. Et plus vous attendez, plus il y en aura. Maintenant, je ne vois que deux femmes, regardez

– Jo risqua un œil par la fenêtre. Elle reconnut la journaliste qui l’avait interviewée lors du défilé de couture. Elle réfléchît très vite et se décida. Elle ouvrit la portière et sortit. Nancy Floc, la journaliste, lui sourit,

– Bonjour, je suis venue car comme nous nous connaissons, j’ai pensé que ce serait plus agréable pour vous que de vous envoyer une inconnue

– Merci, mais je suis très fatiguée et ai envie de rentrer

– Jo, puis-je vous demander de nous dire ce qui s’est passé hier à la clinique où résidait Miss Crone. Il semble que grâce à votre intervention, Miss Crone ait décidé de sortir de son mutisme et a retiré sa plainte. Est-ce que Miss Crone est une amie proche de vous?

Jo pensait à ce malentendu, elle n’avait rien fait de spécial. Il fallait dire la vérité, une fois pour toutes. D’abord Georges, son chauffeur, qui pensait que c’était grâce à elle que son ami n’était plus inquiété ensuite, Georges O. et les autres hommes de la coloc. Maintenant, les journalistes. Qu’est-ce qui se dirait demain à l’uni?

– Ecoutez, je voudrais vous dire que je n’y suis pour rien. Je suis allée à la clinique pour des raisons personnelles. Miss Crone et sa famille savent exactement ce qu’elles font, et leur décision n’a aucun rapport avec moi.

– Merci, Miss Jo, cependant une rumeur court que vous vouliez défendre leur chauffeur, Georges,

pouvez-vous confirmer?

Jo était suffoquée, qui avait vendu la mèche? Même ses meilleures amies ne savaient pas

– La justice doit s’appliquer, quelle que soit la personne présumée coupable. Jo se tut

– Auriez-vous l’intention de remettre en cause nos dispositions pénales liées au viol?

Jo la regarda droit dans les yeux et se tourna devant la caméra, essayant de gagner du temps

– Le viol est un crime et la Souveraine en a décidé ainsi. Si les dispositions doivent être revues, ce sera à la Souveraine de le faire. Merci, au revoir.

Jo tourna les talons et se dirigea d’un pas ferme vers sa porte, Georges collé à ses pas.

– Jo, Jo? C’était Nancy Floc qui arrivait en courant. Jo se tourna, montrant un visage fixe et dur.

– Jo, merci, merci de me donner cette exclusivité. Et bravo pour votre engagement. Elle lui attrapa l’épaule et lui colla un baiser sur la joue. Jo était sonnée, elle s’appuya sur le bras de Georges et s’enfonça dans le jardin. Les voitures s’amoncelaient sur le trottoir, la police arrivait, le bruit, les lumières, Jo se colla contre Georges et plongea dans le rectangle de lumière qui s’ouvrait. Kim la reçut dans ses bras et elle éclata en sanglot.

– Maman, maman. Jo sentit les bras de saman lui entourer les épaules, Georges avait fermé la porte et Swan tendait la boîte de mouchoirs.

– Viens mon bébé, pleure dans mes bras, je suis là, ne t’inquiète pas, je suis là, calme-toi, c’est fini.

– Maman, maman.

Jo se laissa entraîner sur le canapé du salon. Kim la tenait serrée contre elle.

Georges se tenait tout droit, les bras ballants, malheureux de voir sa petite protégée en pleurs.

– Mame Kim, c’est de ma faute

– Taisez-vous Georges, ce n’est pas votre faute. Ce n’est de la faute de personne, on ne cherche pas qui est responsable, on cherche à soulager la peine. Et de venir me dire que c’est votre faute, d’abord ça n’aide pas Jo à sécher ses larmes et ensuite, cela pose la question de la causalité. C’est bien moi qui ai permis à Jo à aller dans la zone, tant qu’elle était accompagnée par vous. Donc si vous voulez chercher qui est coupable, c’est bien moi.

Georges attendit la fin de la diatribe et s’enfuit à la cuisine. Swan était occupée à préparer du thé, Georges ne savait plus où se mettre. Il s’en voulait mais ne savait pas bien de quoi. Swan avait allumé l’écran qui campait sur le mur, et les dernières nouvelles de TV News commencèrent.

“TV News a l’exclusivité de l’interview de Miss Jo Solen, celle par qui la résolution du conflit est arrivée, celle qui a réussi à convaincre que la vie d’un chauffeur méritait de réviser le jugement d’une des familles les plus puissantes de notre cité, la famille Crone. En exclusivité, rien que pour vous, voici notre journaliste, Miss Nancy Floc, qui vous donne les premiers commentaires de Jo Solen”. Et Georges voyait l’image de Jo, devant la caméra, les traits tirés, qui répondait aux questions de la journaliste. Georges remarqua que l’hibiscus qui se trouvait devant la maison était en fleurs. Il ne l’avait pas vu avant. Et le reportage se terminait avec les mots de Jo qui disait que seule la Souveraine pouvait le faire. “La Souveraine” la Souveraine était la communauté de femmes qui étaient les citoyennes reconnues comme détentrices de la sagesse et de l’éthique de la cité. Ce groupe de femmes décidait des lois qui étaient ensuite votées par le Parlement. En général toujours votées. Et surtout, la Souveraine était l’assemblée des 30 femmes qui représentaient les 30 familles les plus

puissantes et riches de la cité. Celles qui payaient le plus de taxex, celle qui avait le plus de pouvoir. Et la journaliste continuait en expliquant que la chaîne de TV avait tenté de contacter la Raine, qui était la Présidente de la Souveraine, mais que cette dernière ne s’était pas encore prononcée. Georges hocha la tête, il savait que dans l’assemblée des Trente, l’une des femmes les plus riches et les plus puissantes y siégeait. Cette femme était une femme dont le pouvoir s’étendait de part en part de la ville, du pays en surface et en sous-sol, dans chaque rue, chaque maison, chaque quartier. Cette femme était d’une puissance inégalable dans son domaine de la construction, elle contrôlait tout ou presque, chaque mur, chaque caillou, chaque canalisation, chaque immeuble chaque chantier. Cette femme était la Mère Primaire Crone.

Swan touchait Georges à l’épaule:

– Georges, vous m’entendez?

– Oui Mame Swan, pardon, je regardais les nouvelles

– Georges, vous voulez du thé?

Georges la regarda les yeux ronds. Comment? Swan, sa patronne, lui proposait du thé? Mais c’était à lui de proposer du thé et surtout de le faire. Il se sentit rougir, bégaya

– Mame Swan, je suis désolé, j’aurais dû vous faire du thé et vous le proposer. Il se dirigea vers la bouilloire, mais Swan le retint du bras

– Pas du tout Georges, je peux faire du thé, mais vous ne m’avez pas répondu, voulez-vous du thé?

Georges hocha la tête en signe de négation, encore plus gêné qu’auparavant

– Georges, si vous le désirez, vous pouvez rentrer chez vous. Le thé est prêt, je pense que Kim a

réconforté Jo, et que nous allons nous coucher tout bientôt.

– Oui Mame Swan, merci, je vais rentrer alors

– Georges, encore une chose, je sais que vous êtes libre de vous exprimer, et que je ne peux pas vous empêcher de le faire. Cependant, j’aimerais que vous gardiez à l’esprit que nous avons une vie privée et que notre équilibre et l’harmonie de la famille dépendent pour beaucoup de notre tranquillité. Vous savez que Kim est en train d’organiser un groupe de travail, mandaté par le Ministère de la Justice. Ces travaux sont encore confidentiels. Et pour ce qui est de la zone, Kim avait autorisé Jo à y aller en votre compagnie, c’et tout. Et en dernier lieu, ces propose de révision du code sur les dispositions liées au viol et à la peine de mort, vous avez vous-même entendu Jo…

Georges lui fit un signe de la main.

– Mame Swan, je ne dirai rien qui puisse nuire à Mame Kim ou Miss Jo ou vous-même. Je ne parlerai pas aux journalistes qui sont dehors. Je suis malheureux car je me sens responsable de cette histoire, c’est moi qui ai amené Miss Jo à ma coloc pour rencontrer mon ami Georges. Et je n’aurais jamais pensé que cela déclencherait de telles vagues.

– Oui Georges, on ne peut pas toujours tout prévoir. Mais rassurez-vous c’est Jo qui a voulu défendre ce garçon, elle est très idéaliste et en étudiant le droit, voulait se frotter à la notion de justice. Qui pourrait la blâmer? Moi, je suis très fière de jo, et j’ai de la peine pour elle, car elle traverse beaucoup de chocs ces temps il me semble. En plus, elle ne dit pas tout. Georges, je vous demande de toujours l’accompagner si elle veut aller dans la zone. Kim ne pourra pas l’en empêcher, j’en suis sûre, et si elle y allait sans vous, nous serions mortes d’angoisse.

– Je vous le promets Mame Swan- Au revoir Georges, bon retour et bonne nuit- Bonne nuit à vous aussi. Georges hésita un moment, se demandant s’il devait dire quelque chose au sujet de Zac à qui Jo était allée rendre visite, puis il se ravisa. Swan lui avait demandé de toujours accompagner Miss Jo, mais elle ne lui avait pas demandé ce que Jo avait fait dans la zone. Peut-être avait-elle peur de la réponse? Il ouvrit la porte. Le nombre de voiture et de vans de diverses chaînes de tv avait augmenté. Il prit son souffle, traversa le jardin, regarda droit devant lui et s’engouffra dans la voiture, faisant celui qui n’entendait rien. Il s’assit, mis les phares, le contact, et démarra. Il pensa: “pourvu que personne ne se poste devant la voiture, car je l’écrase, je fais exactement le trajet pour sortir, tant pis”. Il dépassa la foule de camerawomen, journalistes et autres membres de la sécurité qui surveillaient le rassemblement. Georges ne remarqua pas la grande limousine noire qui était parquée sur le trottoir d’en face et qui démarra juste derrière lui.

 

Suite 2100 ZONE AMA: Chapitre 5: Justice

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