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Les terrains vagues sont des lieux, des rencontres furtives ou des instants abandonnés où le rêve peut exister. Il y en a de moins en moins.
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Et pourtant… elle respire.

Il fait nuit. Au volant de ma voiture, je suis les quelques âmes qui roulent à cette heure tardive, jouant des phares silencieusement, obéissant aux sémaphores de route comme dans un ballet bien orchestré. Certains rentrent chez eux comme moi. D’autres fuient le jour et tout ce qu’il représente d’incertain. La nuit est tellement plus sereine.J’ai l’étrange sensation que ce n’est pas moi qui me déplace, mais les façades des immeubles qui défilent. Ils dorment depuis longtemps. Au centre-ville, les lieux ont été désertés. Les façades de verre, si sombres, comme pour contrarier cette tendance excessive à la transparence. Tout se doit d’être transparent. Au lieu d’en voir la luminosité, ces façades de verre ne révèlent que des bureaux laids chargés de dossiers éphémères, des écrans d’ordinateurs éteints et tant de fils électriques qui coulent le long des bureaux se jetant dans le vide pour relier rien à rien. Les poubelles, transparentes elles aussi, débordent de papiers inutiles attendant d’être évacués comme des collaborateurs licenciés. Tant de parois lisses et froides me glacent. Béton, métal, verre, métal, béton… l’homme est en train de minéraliser la terre avec méthode et conviction, kilomètre après kilomètre, s’enterrant lui-même finalement. L’intérieur de l’immeuble, vidé de ses occupants diurnes, est illuminé par une faible lumière de circonstance, sécurité oblige. J’ai passé tant de fois devant ces vitres toutes impeccablement propres… et soudain, aujourd’hui, je remarque au troisième étage, une vitre. Une seule vitre pleine de buée. Derrière, une plante. Une seule plante qui respire encore, ses feuilles collées contre le froid du verre.

 

Le motel de Founex

Ci-gît le Motel de Founex. Pendant plus de quinze ans, ce bâtiment voué à une démolition lointaine, se dégradait peu à peu. En premier, ce furent les vitres, brisées les unes après les autres par des cailloux égarés. Puis, les murs se recouvrèrent de graffitis. Le panneau indiquant la boîte de nuit, se détacha et pendait tristement à ce qui restaient de clous. Puis le végétal repris le dessus, les arbres devinrent resplendissants, le lierre recouvrit la laideur lépreuse du béton malade et la réception disparut sous les herbes. Le parking sauvage devint une habitude, car les vacanciers laissaient leur voitures le temps d’un week-end. Des bouteilles vides jonchaient l’escalier menant aux chambres jadis fréquentées par les amants de passage. Un jour, une main invisible construisit un grand tas de graviers pour empêcher les voitures de parquer. L’endroit devint de plus en plus désafecté, bien visible à la sortie d’autoroute de Coppet. Puis un jour, la destruction commença. Des machines vinrent se relayer pendant des mois pour démonter, détruire, trier minutieusement chaque mur, pierre, vitre comme on achève des soldats blessés. Désamianteurs, bûcherons, ouvriers, ferrailleurs… une multitude d’hommes fourmis invisibles rassemblèrent des tas de matières diverses organiques, minérales, synthétiques à évacuer. Ce paysage de pyramides demeura encore des semaines. Ne restèrent finalement que des collines de sable diminuant sous les rigueurs de l’hiver. Grêle, neige, pluie eurent lentement raison de ces collines dispersées.Il a tant plu ces derniers jours. De vastes flaques sillonnent entre les tas de sable, faiblement illuminées par un soleil gris. Et là, tout à coup: la vie. Aujourd’hui, un couple de canards nage tranquillement dans une belle flaque d’eau qui leur sert de domicile pour la journée. La saison des amours peut commencer.

 

La destruction d’un terrain vague

C’est arrivé il n’y a pas si longtemps. Cette histoire est vraie, sauf pour les noms. Les témoins ne parlent pas, car personne a l’impression qu’il s’est passé quelque chose de grave. Je l’écris pour la faire exister et rappeler qu’elle se renouvelle sous d’autres formes. Chaque jour un terrain vague se meurt.Il était 7h10 du matin quand la pelle mécanique de Catano heurta un gros caillou. Cela le contrariait d’autant plus que la journée avait mal commencée. Sa femme ne s’était pas levée pour lui faire son petit déjeuner et cela équivalait à se lever du pied gauche. Quelque chose ne tournait pas rond dans son ménage et il redoutait déjà de rentrer chez lui au soir. En plus, il travaillait, sur ce chantier, à une heure de chez lui, depuis des semaines. Le caillou résistait. Quelle poisse ! Le chef de chantier lui criait de ne pas perdre de temps car il fallait faire table rase de 3 sapins, 1 frêne, 7 buissons, 2 cabanes, une maisonnette abandonnée et arracher tout ce qui pouvait l’être. C’était plus simple de casser du béton que du caillou. Il le laissa de côté pour retourner sa colère contre le tronc du cèdre. Celui-ci trembla et quelques brindilles tombèrent sur sa cabine. Cela lui procura un soulagement. Il recommença plusieurs fois plus fort et sa pelle blessa le tronc de manière sauvage et cruelle. Il tourna sa griffe de fer pour écraser les buissons derrière lui comme pour définitivement éliminer tout témoin de la scène. Il continua ainsi piétinant, arrachant, retournant les vestiges d’un magnifique terrain vague jusqu’à midi, heure de sa courte pause. Il restait les arbres. Leur existence datait de plusieurs décennies en arrière, peut-être plus.

Catano alluma une cigarette et grimpa d’un pas décidé dans la cabine. Il se donna la peine de saccager chaque branche qu’il pouvait atteindre de son bras métallique, prit plaisir à arracher les feuilles, les jeunes pousses, à écraser les fruits. Quand il en eut assez, il fouilla la terre pour en tirer des racines pâles. Pour finir il mit toute sa puissance à faire basculer l’arbre et ce fut le long déchirement d’un géant qui tomba au sol dans un nuage de grincements et de terre. Catano attendit, essoufflé, que le silence revienne.Son regard se tourna vers le caillou qui dépassait telle une lune insolente. Lentement, il tira sur le levier pour déterrer le caillou. Et lorsqu’il descendit de son engin pour admirer son œuvre, il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Un crâne humain, les yeux pleins de terre le regardait. Il appela son chef pour signaler l’étrange objet. Bientôt, un attroupement de personnes gesticulait autour des décisions à prendre. Pensant qu’il y avait eu un meurtre, l’architecte appela la gendarmerie, qui, à son tour, fit venir la police scientifique. Le chantier fut arrêté une bonne semaine pour élucider l’énigme du crâne, d’autant qu’il n’y en avait pas qu’un. Il y avait des os humains de toutes sortes entremêlés aux victimes végétales de Catano.Et puis un vieillard passa. Un villageois de l’âge des arbres. C’est ainsi que tout ce petit monde important apprit qu’ils venaient de déterrer l’ancien cimetière protestant situé à l’extérieur du village. La police se retira de mauvaise humeur à cause du dérangement causé, l’architecte fit son grand discours au chef de chantier et Catano reçut l’ordre de remettre de la terre sur les os qui furent camouflés dans le talus du chemin de fer.

 

(suite 2) La destruction d’un terrain vague

Le terrain était enfin prêt pour recevoir les 20’000 tonnes de mètres cube de béton nécessaire à la construction d’une toute nouvelle surface commerciale. Maintenant qu’il avait transformé un magnifique terrain vague en désert, le mur du chemin de fer s’érigeait nettement au fond du chantier. Il put lire clairement, comme un dernier cri tagué en lettres blanches, immense : XYZ !!! Il ne ressentait rien.28 mars 2014: L’espoir. Je prends le chemin familier qui mène de Versoix l’entrée de l’autoroute. Juste avant l’autre terrain vague de l’ancien Motel de Founex (lire les pages de AUJOURD’HUI), un nouveau rond-point pour nous faire tourner en rond. Au milieu de cet espace où jamais personne ne marchera, un amas de terre a été déposé et un beau sapin est amarré à des cordes qui l’aident à se dresser dans son nouvel habitat. A côté de ce jeune sapin, une pelle mécanique jaune, qui a servi de maître d’oeuvre. Juste revanche.

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