Faire marche arrière, quand il était si tentant d’avancer encore, au risque de manquer quelque chose de primordial…
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J’aurais dû faire marche arrière et je n’en serais pas là. C’est ce qu’il se répète, tandis qu’il s’enfonce inexorablement…

Le jour précis où tout a commencé, il était à sa place entre ses 2 collègues. La salle des marchés bruissait autour de lui, la tension était palpable, tous les traders en manche de chemise transpiraient, leurs yeux rivés sur les écrans, leurs doigts nerveux courant sur les claviers. Lui n’avait pas seulement chaud, il avait la fièvre : la transaction de l’année, la martingale, la chance qu’il attendait depuis toujours était à portée d’un seul de ses doigts. Il lui suffisait d’appuyer sur la touche OK pour que l’affaire produise par ce seul click une somme gigantesque, un énorme bénéfice pour son employeur et un gros bonus pour lui.

Il lorgna du côté des petits bureaux privés où la direction avait installé les traders stars, ceux qui produisaient le plus d’argent. D’un côté, ils avaient une vue imprenable sur la ville, de l’autre sur la grande salle des marchés. On avait pris soin de les garder visibles de tous. A cet instant, il fut convaincu que bientôt il n’en serait plus réduit à admirer ces hommes gâtés par la vie. Comme eux, il porterait un costume taillé sur mesure, des chaussures de grand luxe, une montre exclusive à son poignet. Il saurait aussi bien qu’eux lancer des regards supérieurs en pénétrant les lieux, accompagné d’une plantureuse secrétaire.

Tout cela, il le voulait depuis le premier jour où il avait pris son poste dans cet univers d’argent. Pourquoi n’aurait-il pas droit aussi de conduire un de ces bolides hors de prix qui font se retourner la foule, de fréquenter les hauts lieux de la gastronomie et de promener à son bras une femme superbe ? A cette idée, il était prêt à faire tout ce qu’il faudrait.

Et pourquoi ne pas appuyer sur cette touche, sésame pour une nouvelle existence ? OK.

Ensuite, les choses étaient allées très vite pour lui, pas question de se laisser arrêter par quiconque. Même les plus anciennes stars du trading avaient dû lui faire une place. Chaque jour, il se sentait comblé par la vie, quand la belle Sandy venait l’accueillir à la porte de l’ascenseur, l’escorter jusqu’à son bureau, tout en lui récitant le programme du jour : réunion avec des investisseurs importants, entretien avec sa direction, rapports à consulter, etc. Elle ajoutait parfois : et si vous avez encore un petit moment, je vous propose de partager un apéritif très spécial entre collègues. Vous ne serez pas déçu.

Ces soirées étaient tout, sauf professionnelles. La première fois qu’on lui avait proposé un rail de cocaïne, il avait hésité un moment, pas très longtemps. Devant le regard enfiévré de celle qui lui proposait d’y goûter, il avait cédé en se disant que ce serait une unique expérience. Les nuits suivantes avaient été les plus décadentes qu’il ait jamais vécues : beuveries, coucheries et encore de cette poudre blanche qu’il aimait de plus en plus. A chaque fois qu’il s’était laissé tenter, il s’était senti invincible, glorieux, puissant. Mais quand au lendemain d’une de ces soirées, il s’était réveillé dans un lit inconnu auprès d’une blonde inconnue, il avait eu un sursaut de honte, avait quitté les lieux rapidement pour rentrer chez lui, décidé à tout avouer à celle qu’il avait épousée quand il n’était encore qu’un modeste employé. Malgré sa déception, Catherine avait pardonné pour cette fois-ci, en l’informant qu’elle n’accepterait pas de rechute. Il avait senti que quelque chose s’était brisé entre eux, mais s’était persuadé que les choses finiraient par s’arranger. Il était resté très tranquille durant un temps, passant toutes ses soirées avec sa femme.

Pourtant à l’occasion d’un séminaire, il avait rechuté, puis ensuite encore lors d’une fête de départ d’un collègue, puis une autre et encore une autre. Catherine avait fini par se lasser de pardonner et exigé la séparation. Leur divorce lui avait coûté une somme très conséquente. Il s’était consolé en se disant que c’était le prix à payer pour retrouver sa liberté et pouvoir enfin profiter de sa nouvelle vie.

Dans la quête au plaisir où il était passé maître, il y avait pourtant des matins pénibles, des gueules de bois magistrales, des redescentes tragiques. Quand cela arrivait, pour rassembler ses idées, il avait besoin de trouver quelqu’un à qui parler. Ce jour-là, il avait jeté son dévolu sur un collègue plus ancien qui ne participait jamais à leurs sorties, ne portait aucun des signes de cette richesse insolente que les autres affichaient et conduisait une voiture des plus ordinaires.

– Comment se fait-il que malgré ton statut de trader star déjà bien établi, tu sembles vivre à l’écart des nous autres, tu ne sors jamais avec nous et tu sembles si raisonnable ?

– Comme toi, au début, j’ai aussi voulu profiter de tout ce que l’argent gagné me permettait. Puis, quand j’en ai eu fait le tour, je me suis posé la question : et alors, c’est tout ?

– Et alors, c’est tout ! tu t’es dit qu’il n’y en avait pas assez !

– Au contraire, je me suis dit qu’il y avait autre chose à faire avec toute cette richesse.

– Comme quoi ?

– Partager, redonner ce que j’avais reçu, ne pas tout garder pour moi, chercher à aider d’autres moins gâtés.

– Et puis-je savoir comment cela s’est traduit ?

– Avec l’aide de mon épouse et de notre fille, nous avons créé une fondation de bienfaisance pour que les enfants moins favorisés de notre ville puissent avoir accès à des études.

– Magnifique, tu es devenu un philanthrope, à la manière d’un Bill Gates.

– Bien modestement, nous essayons d’être utiles.

– Bravo à toi, maintenant je crois qu’il est temps d’aller gagner quelques millions.

Certains jours, tout en conduisant dans le quartier des banques, alors qu’il s’amusait de voir les gens admirer son Aston Martin, il lui arrivait de se demander si les choses étaient figées à jamais, s’il continuerait à engranger des sommes aussi faramineuses, s’il arriverait un jour où comme son collègue plus ancien, il se lasserait de tout cela. Il se souvenait qu’un petit bémol avait retenti une fois dans ses pensées. Par hasard, il avait appris qu’Antonio, le concierge de l’immeuble où il s’était offert un luxueux appartement, avait été trader autrefois pour la même compagnie qui l’occupait. Les raisons de son départ soudain lui demeuraient inconnues, il n’avait même pas songé à se renseigner auprès du principal intéressé qui le saluait avec amabilité chaque fois qu’il franchissait la porte. Il envisageait par contre de régler avec lui une fois pour toutes le problème du clochard douteux qui passait son temps avachi sur un banc, non loin de l’entrée de l’immeuble.

– Antonio, mais combien de fois faudra-t-il vous répéter que ce type sale fait tache dans le quartier, sous mes fenêtres ? Arrangez-vous pour qu’il ne vienne plus traîner par ici.

– Mais il a bien le droit de vivre aussi, non ? Tenez, il pourrait même vous rendre quelques petits services, promener votre chien, sortir vos poubelles. Lui ne demande qu’à travailler plutôt que mendier. Un petit sou lui permettrait de manger à sa faim, de se faire soigner, vous l’avez vu, si c’est pas malheureux d’avoir des jambes dans cet état.

– Rien à faire, qu’il dégage, je ne veux plus le voir, compris ?

Peut-être qu’il aurait pu ne serait-ce que parler à cet homme, ou bien lui donner quelques billets, au-lieu de l’accabler et de l’humilier. Il avait même une fois engueulé son bel épagneul qui avait entrepris de lui lécher les jambes qui étaient couvertes d’ulcères peu présentables.

– Viens ici. C’est dégoutant, avait-il tancé son animal préféré, ne t’approche pas de ce déchet de l’humanité. On ne sait jamais quelle saloperie tu pourrais attraper.

Dans sa course folle à la fortune et à la multiplication des expériences en tous genres, il n’avait pas senti que toute sa personnalité se flétrissait. Mais pouvait-il encore revenir en arrière, alors qu’il était devenu si dur de cœur ? Même quand Guillaume son fils unique lui avait fait une scène à propos d’un prêt qu’il lui refusait, il avait été odieux. Il était sur le point de s’envoler pour les Etats-Unis. Le jet privé attendait sur le tarmac. Il n’avait su se retenir de lancer à son fils ces mots indignes : « Même pas sûr que je sois vraiment ton père, ta mère n’était pas des plus fidèles à l’époque. » Un geste, une main tendue, un mot de regret ou d’excuse, qui sait si cela n’aurait pas été suffisant pour éviter le pire ? Au lieu de cela, il avait planté son fils au milieu de l’aéroport, lui avait tourné le dos avec rage et s’était quasiment enfui sans se retourner.

Un jour, la catastrophe arriva qu’aucun expert scientifique n’avait prévue. Tout bascula en un instant. Les lois physiques qui gardaient le monde en équilibre furent bouleversées. Deux mondes apparurent entièrement séparés par un abîme infranchissable. En haut, tout n’était que légèreté et fraîcheur. Telles des montgolfières, les gens montaient sans peine vers un ciel toujours limpide. Par contre, en bas, régnaient la lourdeur et une chaleur d’étuve. Les gens semblaient descendre dans un puits sans fond, dans une atmosphère de plus en plus étouffante, au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient, comme lestés par de pesantes charges. Aucune passerelle ne reliait les deux mondes. Ceux qui souffraient dans l’un ne pouvaient s’enfuir dans l’autre, d’où même ceux qui auraient voulu venir les aider en étaient empêchés.

Sa vie facile de trader nanti ne l’avait pas préparé à une telle situation. Quand il l’aperçut de l’autre côté qui se balançait avec grâce dans l’azur bleuté, il crut que la chance lui souriait à nouveau en lui envoyant Antonio son concierge. Il le héla au-travers de l’abîme criant de toutes ses forces :

– Nous pourrions faire un arrangement tous les deux. Il doit bien y avoir un compromis à trouver, non ? J’ai hâte de sortir de cet endroit. Je pourrai vous laisser toute ma fortune, qu’en pensez-vous ?

– Non merci, surtout pas. Cela risquerait de m’alourdir et de me faire descendre. Regardez, mes poches sont vides.

– Personne ne m’avait averti. Si j’avais pu savoir ce qui allait arriver, j’aurais agi autrement, je serais plusieurs fois revenu en arrière. Et vous Antonio, comment saviez-vous ?

– Tout que j’ai fait, c’était écouter la petite voix qui me parlait à l’intérieur de moi, même quand elle me suggérait certaines choses difficiles à accepter.

– Oui, je crois savoir de quoi il s’agit. Je l’ai aussi entendue quelquefois, mais à partir d’un moment, j’ignore pourquoi, elle ne m’a plus parlé du tout, jamais.

Tandis qu’il s’enfonce encore, de plus en plus saisi par l’angoisse, il se souvient de ce qu’il prenait à l’époque pour des scrupules destinés aux esprits faibles. Ça lui disait : tu as encore le choix, annule cette opération sur le blé, ne clique pas sur OK, ne te prends pas pour plus que tu n’es, n’abandonne pas ta femme qui est la seule à t’avoir aimé pour toi-même, retourne parler à ton fils, excuse-toi, ne prends pas les gens de haut, partage avec ceux qui manquent, ne méprise pas ce clochard dans la peine. La voix d’Antonio se fait à présent plus lointaine :

– Qu’est-ce qui vous a poussé à foncer quand même ?

– Moi, je voulais tellement être cet homme qui transforme tout ce qu’il touche en or et que tous admirent. Je voulais ne me priver de rien, m’offrir tous les plaisirs sans aucune restriction.

– Les lois de la physique sont contre vous désormais. Désolé, je vous laisse, je remonte là-haut.

Ceci est leur dernière conversation, avant que leurs deux voix ne se perdent dans l’infini pour toujours.

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