Créé le: 14.03.2018
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Retrouvailles

Amour, AUDIO, Nouvelle

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Lecture audio par Mouche pour Webstory

Quand une chute dans une crevasse permet de réunir deux êtres séparés depuis plus de 70 ans...
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Retrouvailles – première partie

Univers bleu glacé ; parois lisses sans le moindre accroc vers lequel tendre mon espoir. Je le sais pourtant, mon ami est là-haut et déjà s’affaire à me tirer de cette maudite crevasse. Je ferme donc les yeux, masse mon genou blessé et calme mon cœur battant : quelle chute !

 

Et voilà déjà Luc, qui descend en rappel avec l’élégance d’une habile araignée ; en quelques bonds il pourrait me rejoindre, mais il se fige soudain. Je l’interpelle, en vain. Se déplaçant latéralement, il s’approche d’une tache sombre qui pointe en surface, saisit son piolet, piquète frénétiquement la paroi tout autour. Et le voilà qui hurle : « On a retrouvé l’Émile ! »

 

Je suis en état de choc. Plein de sollicitude, Luc m’emballe dans un duvet et promet de ne pas tarder. « Ne t’inquiète pas, je te laisse en bonne compagnie… Cela fait plus de 70 ans qu’Émile a disparu, alors écoute-le : il doit en avoir des histoires à raconter ! »

 

Pendant son absence, stimulés par la muette présence du cadavre congelé, je laisse remonter mes souvenirs des veillées de l’enfance, quand, laissant dehors le vent et les frimas, nous nous tenions proches du poêle à bois dont je souhaiterais tant, aujourd’hui, sentir la vrombissante chaleur. Et me revient en tête, poignante, l’histoire de l’Émile, et celle de Marguerite…

 

Retrouvailles – deuxième partie

Luc part en quête de renforts, plongeant dans ses pensées et dans la pente neigeuse. Comment annoncer à grand-tante Marguerite que la montagne lui rend enfin son homme ? Depuis le temps qu’elle l’attend !

Au début du siècle, à la veille de leurs noces, l’Émile avait servi de guide à des touristes anglais. « Ne t’inquiète pas, chérie… Ils veulent gravir la Dent de Corjon, nous reviendrons à temps. Et nous irons en voyage de noces à Montreux, c’est promis ! ». Une forte tempête de neige, une chute malencontreuse… les touristes étaient rentrés seuls, harassés, au milieu de la nuit. Et malgré les nombreuses recherches entreprises depuis lors, jamais Marguerite n’avait revu Émile.

Aujourd’hui, elle a… elle n’a plus d’âge. Les neiges du temps ont blanchi sa chevelure, mais ses yeux ont retenu la teinte des glaciers. Arthritique, minuscule, elle accueille Luc de son tendre sourire, touchée que ce grand gaillard vienne encore l’embrasser. Pourtant, quand elle comprend enfin ce qu’il tente de lui dire, surgit de tout son être en feulement déchirant la plainte secrète emmurée dans son cœur.

Ému, Luc l’embrasse tendrement, puis il se met en route avec les hommes du village munis de cordes, de piolets et de luges. Les femmes, elles, entourent Marguerite qui, ultime coquetterie, se coiffe de son chapel de fleurs, désormais desséché mais tressé par sa mère pour le jour de ses noces et qu’elle a soigneusement gardé dans son vieux coffre en bois.

Enfin prête, elle quitte sa maison sans un regard pour les vieilles pierres croulant sous des masses de neige et grimpe, péniblement, quelques centaines de mètres. Là, entourée de ses sœurs, cousines, amies et voisines, elle attend, confiante, l’arrivée du fiancé.

 

Retrouvailles – troisième et dernière partie

Enfin, les voilà ! Hissé hors de mon trou, je suis installé dans une luge avec un peu de rhum pour réchauffer mes muscles douloureux et mon âme engourdie. Et j’entends les autres, recueillis, méthodiques, s’employer à dégager le cadavre d’Émile de sa gangue de glace. Finalement notre triste cortège s’ébranle, longue chenille ondulant sur la neige. Sa lenteur rend hommage au mort réapparu, dont le mythe fondateur nous a tellement marqués que nous le sentons tous un peu comme notre aïeul commun.

Assemblées en amont du village, les femmes nous apparaissent telles de noires corneilles entachant le blanc nivéal. Inconsciemment nous ralentissons encore, et c’est au rythme du grand deuil que nous les rejoignons.

Transformée, redressée, Marguerite se détache des bras compatissants, ignorant les murmures et les avertissements. Ses yeux semblent percer la couverture qui dissimule son homme. Du menton, elle demande à Luc de la retirer ; il hésite. Elle insiste, d’un regard d’acier. Dans un silence total – la blanche nature ne bronche et même les choucas semblent retenir leurs cris –,

il révèle alors à la vue de tous un visage d’une bouleversante jeunesse : front serein, yeux infiniment clairs, ses joues sont pleines, à peine couvertes d’un léger duvet blond. Un doux sourire relève ses lèvres charnues ; elles semblent prononcer ce OUI qu’elle attend fidèlement depuis sa tendre enfance.

Un frisson nous saisit.

Et Marguerite s’effondre, inanimée, en travers du cadavre de son unique amour, après avoir cueilli l’ultime baiser qui donne sens à sa vie.

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