Créé le: 29.10.2018
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isidro chapitre 09/ Années lycée
suite des aventures d’Isidro….
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Isidro chapitre 9
Le lendemain, J’émergeai brusquement d’une nuit réparatrice en constatant que mon épouse était absente. Après un moment d’étonnement, je me rappelai qu’elle devait amener nos enfants en ville et véhiculer une voisine chez le médecin. Cette dernière ne pouvait conduire, s’étant malencontreusement cassé la jambe en dégringolant d’une échelle alors qu’elle ramassait ses prunes.
J’allais toquer à la chambre d’amis et réveillai Isidore qui dormait encore du sommeil du juste. Je lui rappelai sa promesse de m’accompagner aux champignons après, il va de soi, un petit-déjeûner qui ne manquerait pas de le revigorer afin de pouvoir poursuivre son récit qui m’avait, il est vrai, fort intéressé et dont j’avais hâte de connaître la suite.
Trente minutes plus tard, muni de deux sacs de toile et d’un couteau suisse chacun, nous étions en marche vers la montagne boisée toute proche, à la sortie du village. Isidore m’avait emprunté une paire de souliers de marche : je ne voulais pas risquer de le voir se tordre, ou pire, se casser la cheville en crapahutant dans les « béquets » ( fortes pentes) avec ses petites baskets.
Il y avait eu une belle sortie de chanterelles, ou girolles selon que l’on soit en suisse romande ou dans le midi, et, cerise sur le gâteau, nous découvrîmes même trois fort jolis ceps. Cela nous encouragea à couper dans la forêt et affronter une forte pente plutôt que de suivre le chemin, moins pentu et plus reposant peut-être, mais moins habité d’un généreux mycélium. C’est donc un peu essoufflé qu’il reprit son récit, ne l’interrompant que pour me signaler ses trouvailles fongiques.
Je te disais donc, commença-t-il, que ma mère avait décidé et obtenu que je continue mes études à Fribourg. Je me retrouvai donc, à la rentrée, au collège St-Michel, l’un des trois lycées de Fribourg, le plus ancien puisque cet ancien collège de jésuites a accueilli ses premiers élèves en 1582.
Situé sur la colline du Belzé, en plein centre-ville, à dix minutes de la gare et cinq des rues piétonnes, ce bâtiment m’impressionnait. Quelques bâtiments flanqués du complexe sportif dataient du milieu du XXe siècle. En face, il y avait une bâtisse du 19eme qu’on appelle le lycée.
Mais ce qui me fascinait le plus , c’étaient les bâtiments les plus anciens, en molasse, et l’église baroque d’une beauté étouffante, avec ses peintures, ses fausses draperies de plâtre et les petits anges joufflus qui nous narguaient au plafond. J’aimais aussi ces vieux escaliers creusés presque à chaque marche par des générations de collégiens ; ces larges couloirs dallés ornés des portraits des recteurs du passé qui nous surveillaient dans leurs tableaux et dont on pouvait presque imaginer qu’ils allaient en sortir et nous parler comme les ancêtres du collège de Poudlard dans le roman « Harry Potter ».
Ce fut une période essentiellement studieuse, du moins les deux premières années. Je me réveillais tôt et prenais le bus vers sept heures du matin. Il me fallait quarante-cinq minutes de bus, s’il n’y avait pas de bouchons à l’entrée de la ville, pour rejoindre la gare de Fribourg. Cela me laissait juste le temps d’arriver à l’heure aux cours. Je rentrais par le premier bus disponible après les cours. S’il y avait de l’attente, je restais au collège pour travailler plutôt que de tuer le temps en flânant en ville.
Je retrouvai régulièrement Xavier avec qui nous échangions nos impressions respectives et les avantages et inconvénients des deux collèges, celui du Sud à Bulle et St-Michel. J’avais décidé d’arrêter les scouts pour me consacrer à mes études et garder ce qui me restait de temps libre les week-ends, pour partir en montagne, marcher ou grimper, presque toujours avec Xavier.
En classe, l’ambiance était correcte mais je ne voyais que peu mes camarades de classe en dehors des cours. J’évitai les fêtes et les sorties en ville. Je n’utilisais mon téléphone portable que pour envoyer des messages ou téléphoner. Je n’utilisais internet que sur l’ordinateur familial et ne m’intéressais pas aux réseaux sociaux qui commençaient à se développer à grande vitesse.
Il y avait malgré tout deux camarades de classe avec qui je me sentais plus à l’aise. Etant tous les trois farouchement indépendants et peu enclins aux sorties et repas en bandes, nous avions pris l’habitude de pique-niquer ensemble à midi, dans la cour, sur les escaliers ou à la cafétéria. Parfois nous sortions en ville nous installer dans l’un des multiples « fast-food » qui avaient fleuri à Fribourg et où l’on pouvait manger vite et à bon marché des pâtes, des salades, des kebabs et même de la nourriture chinoise à emporter.
Le premier avait pour nom Marwan. Son père était palestinien, sa mère syrienne. La famille, installée depuis des années en Lybie, avait fui ce pays et le chaos qui avait suivi la chute du dictateur Khadafi. Ils étaient arrivés en Italie, comme tant d’autres, sur un frêle esquif surchargé, après avoir lessivé leurs
économies pour payer des passeurs sans scrupules. Leur but était de rejoindre un oncle maternel installé en Suisse depuis la fin des années nonante. Recueillis par la marine italienne, ils étaient finalement arrivés en Suisse où, contrairement à beaucoup d’autres, ils avaient obtenu, et c’était presque un miracle, le statut de réfugié politique, aidés en cela il faut le reconnaître, par le frère de sa mère, naturalisé suisse depuis quelques années et qui s’était porté garant de leur entretien financier.
Mais cela n’avait pas été nécessaire très longtemps : le père de Marwan était ingénieur en génie civil et avait facilement retrouvé un travail dans une entreprise de construction de routes et de ponts. Sa mère avait autrefois abandonné des études de pharmacie pour épouser son père. Elle avait grandi au Liban où sa mère était domestique dans une famille d’expatriés français. Elle parlait assez bien cette langue et l’avait transmise à ses enfants, Marwan et Djamilah sa sœur, ce qui avait grandement facilité l’intégration des deux enfants arrivés en Suisse à l’orée de l’adolescence. Les parents étaient musulmans pratiquants mais, très ouverts et tolérants, ils étaient l’exemple d’un « islam des lumières » qui refuse le fanatisme, le djihad et la charia. Ils ne voulaient pas imposer quoi que ce soit à leurs enfants et attendaient d’eux qu’ils fassent leurs propres choix en matière religieuse.
La deuxième s’appelait Merce, diminutif de Mercedes. Ce prénom lui avait d’ailleurs valu son lot de sarcasmes tout au long de l’école primaire et du cycle d’orientation. Elle était soulagée d’être au collège où l’allusion aux voitures du même nom et ce genre de gags, lourds et répétitifs, n’avaient que
très peu d’attrait pour une majorité de jeunes. Son père était un fribourgeois de souche, policier de son état. Sa mère, issue d’une famille catalane de confession juive, avait grandi en France. Les grands-parents de Merce, des militants libertaires qui avaient vécu les premières expériences d’autogestion dans leur village avant de combattre les franquistes dans les milices du syndicat anarchiste, s’étaient réfugiés en France à la fin de la guerre civile. Ils passèrent la guerre dans un petit village français des Pyrénées occidentales où ils participèrent à la résistance contre l’occupant nazi. Ils retournèrent s’établir en Espagne, dans un petit village de la Costa Brava, à la mort du dictateur Franco alors que la maman de Merce avait une douzaine d’années.
A 18 ans, elle gagnait quelques sous pendant les vacances d’été en faisant visiter la ville de Gérone aux touristes. Le père de Merce, un jeune fribourgeois en vacances avec quelques collègues célibataires de l’école de police était l’un de ces touristes. Ils tombèrent éperdument amoureux et une année plus tard, le couple se mariait et emménageait à Fribourg.
– Juste en passant, tu disais qu’elle s’appelait Merce, pas vrai ? C’est la même Merce que je connais et qui se trouve être l’épouse de mon jeune collègue ici présent ?
– Tu as vu juste. Comme tu peux le constater, c’est une histoire d’amour commencée bien jeune mais qui dure… Une très belle histoire d’ailleurs ! Sans Merce, je ne sais pas comment j’aurais trouvé l’énergie pour terminer mes études et aller de l’avant. Et même aujourd’hui, crois-moi, je ne sais pas
– Pourquoi ? C’était si dur que ça d’être collégien puis étudiant à la Haute Ecole Pédagogique ?
– Non, ce n’est pas ça. Malgré les inévitables raseurs et péteurs dans l’azur que tu rencontres partout, j’ai plutôt apprécié l’ensemble de mes études et ceux qui me dispensaient leurs savoirs et leurs questionnements. C’est plutôt ce qui s’est passé à côté des études qui m’a quelque peu bousculé et aurait pu me détruire plutôt que de me renforcer comme cela a été le cas, grâce, justement et aussi, à ma compagne.
– Tu me racontes ?
– Sois patient, chaque chose en son temps.
Je reprends où j’en étais : au collège. Comme Marwan et moi, Merce considérait le fait de faire des études comme un cadeau que nous offraient nos parents et la vie. Nous étions donc bien décidés à honorer ce privilège et mettions un point d’honneur à étudier, même les matières les plus rébarbatives ou celles enseignées par des profs dont la pédagogie devait dater de l’âge de la pierre. La plupart de nos camarades nous considéraient comme des « coincés graves » qui n’avaient ni partenaires sexuels à exhiber ni coma alcoolique à raconter et qui, preuve que nous étions des asociaux, refusaient
d’adhérer à l’un ou l’autre des réseaux sociaux sur internet. Ils ne nous en tenaient toutefois pas vraiment rigueur, restaient très corrects dans leurs rapports quotidiens avec nous et se contentaient simplement de nous ignorer dans les invitations qu’ils lançaient sur internet pour une pléthore de soirées festives.
Nous partagions tous les trois une farouche volonté d’indépendance d’esprit et d’exercice de notre libre arbitre. Qu’il s’agisse de politique, de conviction religieuse et même d’attitude face au consumérisme ambiant, nous n’acceptions jamais de faire nôtre des affirmations, des slogans, des habitudes et des modes sans en avoir vérifié la pertinence et discuté du bien-fondé à la lumière à la fois des droits humains, de la préservation de notre planète et de ce que nous appelions le « bon sens ». Par bon sens, nous entendions cette capacité à relativiser, à ne jamais accepter de vérité absolue, à tenir compte de toutes les contingences du quotidien vécu et concret ainsi que du contexte dans lequel il se vit.
Nous avions pris l’habitude, pendant nos pauses de midi, de discuter de tout : de l’actualité mondiale, la politique nationale ou cantonale, la mode vestimentaire ou musicale suivie par nos camarades de classe, des religions et des nationalismes qui étaient pour nous les pires fauteurs de guerre depuis la nuit des temps, des drogues, de l’alcool, de la sexualité, et j’en passe. Bref, nous refaisions le monde au moins trois fois par semaine, les deux autres jours laissant éclore des conversations plus terre à terre concernant les prochains examens ou les nouvelles de nos familles respectives.
Il nous arrivait aussi de nous faire plaisir en nous laissant aller sans complexes à des séances de commérages endiablées que nous nommions le grand défouloir et qui consistaient à commenter les dernières rumeurs les plus graveleuses ou comiques et les inévitables bruits de couloir concernant d’autres collégiens, des profs, des personnalités locales ou médiatiques.
Bref, nous formions, durant ces deux premières années de collège, un petit groupe soudé et complice auquel nous ajoutions parfois nos amis lorsque nous commençâmes à nous rencontrer occasionnellement en dehors de nos horaires scolaires. Ainsi, Xavier se joignait parfois à nous pour une sortie en montagne, en ville ou au cinéma, tout comme le faisaient Abdel, un cousin de Marwan de nationalité jordanienne et Gwendoline, une copine d’enfance de Merce.
Ensemble arpentions les contreforts du Moléson et de la Berra ou escaladions les voies les plus faciles de la chaîne des « Gastlosen » avec, parfois, une incursion en haute montage jusqu’en Valais ou au Tessin. Contrairement à beaucoup de nos condisciples, nous continuions de résister à cet engouement forcené pour les réseaux sociaux qui commençaient, comme on le dit en parlant d’internet, à faire le « buzz » et à devenir des acteurs incontournables de la vie sociale des jeunes de notre âge.
Mais nous n’en n’avions cure et nous contentions, seule concession à ce que d’aucuns considéraient comme une obligation et nous comme une mode, d’une application qui permettait de nous envoyer des messages gratuitement partout où un « wifi » déployait ses ondes. Au risque de paraître vieux jeu,
nous préférions le contact direct au contact virtuel, les livres à lire plutôt que leurs adaptations cinématographiques et les vrais amis dans la vraie vie plutôt que ces amis numériques pourvoyeurs d’actualités au contenu tenant plus souvent de la fantaisie imaginée ou de la propagande que de l’information.
Cela ne nous empêchait pas, comme beaucoup de nos camarades, de meubler certains de nos moments libres en écumant les commerces des rues piétonnes de Fribourg, en posant nos fesses sur la pelouse des Grand’ Places ou en fréquentant le festival international du film qui, une fois par année, fait la part belle aux films d’auteurs en provenance du monde entier mais particulièrement des pays de l’Hémisphère Sud, du Moyen-Orient ou de l’Asie.
Les autres nous considéraient un peu comme des farfelus, des sauvages, des ringards asociaux qui se trompaient d’époque. Mais ce n’était jamais dit avec méchanceté, du moins à notre connaissance, et finalement, nous ne nous sentions ni stigmatisés ni rejetés.
Je vouais une admiration sans borne à mon professeur de philosophie ainsi qu’ à ma prof d’histoire et de français de deuxième année. J’aimais autant les matières que leur manière si vivante d’enseigner, d’éveiller notre curiosité et de susciter nos questionnements. C’est peut-être grâce à ces deux-là que j’ai choisi plus tard la Haute école pédagogique et le métier d’enseignant.
Comme tu peux le constater, ces études ne se passaient pas trop mal. Parallèlement à cela, ma mère et Paolo ont été pris d’une frénésie de voyages qui n’était pas pour me déplaire. Je pense que, confusément, ils craignaient tous les deux le moment où Paolo ne pourrait plus marcher, ou pire, et voulaient que la vie leur permette de s’en mettre plein les mirettes avant qu’il ne soit trop tard pour remplir encore l’album mental des beaux souvenirs communs.
C’est ainsi que j’ai découvert l’Alsace et des villes chargées d’histoire comme Colmar et Strasbourg tout en appréciant, dans une moindre mesure, la visite des villages vignerons qui enchantaient surtout Paolo. D’autres vacances, nous parcourions la côte d’Azur et ses ports de plaisance peuplés de yachts au luxe ostentatoire et tapageur ou la Bourgogne avec ses châteaux, ses vignobles, ses villages. Nous avons parcouru les rues de Dijon, de Cluny, de Besançon ou de Beaune dont les vieux murs semblaient transpirer les querelles religieuses ou les batailles des siècles passés quand il n’étaient pas marqués par des impacts de balles, rappel des heures sombres de l’occupation.
Les destinations préférées de ma mère cependant, Paolo aidant, étaient bien sûr le Tessin et l’Italie lombarde et piémontaise toute proche, avec ses lacs : Majeur, de Lugano et de Côme. Nous poussions aussi l’aventure un peu plus loin : Venise et l’Adriatique en passant par les lacs de Garda et d’Iseo ou alors la Toscane, sans oublier la région des « Cinque terre », ces villages accrochés aux rochers surplombant la Méditerranée, la belle ville de Chiavari au sud de Gêne ou enfin les autres bourgades et cités de la côte ligure.
Bref, les trois premières années de collège se passèrent sans heurts, rythmées par les vacances et les voyages, les études, de petits jobs d’étudiant sur les chantiers, chez des amis paysans ou dans un fast-Food de la place.
L’été de ma troisième année, Merce nous avait accompagné à Venise. Lors d’une étape à Vérone, la pension dans laquelle mes parents avaient réservé deux chambres, n’avait plus de chambres à deux lits. Nous étions de bons amis et n’avions jamais vraiment envisagé autre chose. Pourtant, cette nuit-là, nous ne dormîmes guère et tout changea pour nous : commencée en lisant chacun, et sagement adossés à nos oreillers, la nuit se poursuivit par des confidences, des gestes de tendresses puis par une montée crescendo du désir réciproque qui culmina et explosa dans une étreinte et une jouissance commune qui complétait à merveille la belle complicité et l’amitié qui nous liaient depuis trois ans. Nous décidâmes de n’en rien dire à Marwan pour le moment, craignant que cet amour naissant ne nuise à l’amitié qui liait notre trio.
De retour à Fribourg, peu avant la rentrée, un beau soir de fin août où la chaleur de l’été régnait encore en maîtresse des lieux, Marwan nous envoya un message nous demandant de le retrouver en ville. Il n’avait pas l’air enjoué et blagueur que nous lui connaissions. Il était extrêmement préoccupé par la disparition de son cousin Abdel, qui avait notre âge et dont Marwan avait toujours été proche depuis son arrivée en Suisse. Merce était partie pour la journée à Genève avec Gwendoline, si bien que je fus le seul à pouvoir répondre à l’injonction de notre ami.
Nous nous étions donnés rendez-vous près de la « fontaine à Tinguely », une œuvre de cet artiste fribourgeois créateur de quantité de « machines » faites d’un enchevêtrement de métaux, de rouages, d’objets improbables semblant sortir tout droit d’une brocante ou d’un grenier, le tout mis en mouvements circulaires, verticaux ou en ellipse. L’eau et les sons les plus divers complètent ces sculptures sonores en mouvements toutes aussi curieuses et fascinantes les unes que les autres. Lors d’un voyage à Paris, j’étais très fier de voir que notre artiste fribourgeois avait même décoré l’esplanade du centre Pompidou à Beaubourg.
A chaque fois que je passais près de cette œuvre d’art, je ne pouvais m’empêcher d’y trouver des analogies avec ce que j’imaginais du cerveau humain : une quantité de rouages, de connexions, de contacts, de courants électriques à l’œuvre dans nos circonvolutions cérébrales.
J’avais de l’avance. Je m’assis dans l’herbe, face à la fontaine et attendis. Dix minutes plus tard, à l’heure exacte qu’il m’avait fixée, Marwan se laissait tomber à mes côtés, tout essoufflé.
– Tu as couru ?
– Oui, j’avais loupé le bus et avec le suivant, c’était un peu juste. Donc, je suis venu à pied.
– Il n’y aurait pas eu de problème. Tu me connais, je suis patient…
– Oui je sais, mais je voulais être là à l’heure.
– Pourquoi, c’était si urgent ?
– On peut dire ça comme ça. Je voulais te parler tout de suite.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Tu sais qu’Abdel a disparu depuis maintenant un mois ?
– Oui, tu me l’avais dit. Tu pensais qu’il avait fait une fugue avec sa copine.
– Il n’ y a jamais eu de copine. Elle l’avait largué avant même qu’ils aient entamé une vraie relation.
– Mais tu m’avais dit qu’en avril passé il était aux anges, qu’il venait de rencontrer une fille de sa classe lors de leur sortie culturelle en Italie.
– Oui, mais pour elle, c’était juste un « coup d’un soir ». La semaine suivante, elle lui a demandé de ne pas la relancer et lui a dit qu’elle ne pourrait jamais sortir avec un musulman.
– Pire que ça, il l’a harcelé jusqu’à mi-mai avant de se faire sérieusement sermonner par le père de la fille qui, à la place de lui demander gentiment de lâcher les baskets de sa fille, a déversé toute son islamophobie et son racisme sur Abdel.
– Comment tu sais tout ça ?
– Par le frère de la fille. C’est un pote avec qui j’ai fait du foot. Il s’entend assez bien avec sa mère mais d’après lui, son père est un beauf raciste et borné de la pire espèce. Les insultes du paternel à l’égard d’Abdel ont donné lieu, paraît-il, à une dispute familiale mémorable. Même la fille regrettait d’avoir parlé à sa mère de l’attitude d’Abdel puisque cela avait déclenché ce type de réaction chez le père. Mais ce n’est pas ça qui est important.
– C’est quoi alors ?
– C’est ce que cet incident a déclenché chez Abdel. Depuis ce jour-là. Abdel s’est refermé comme une huitre et passait son temps sur internet. Il refusait de dire à ses parents ce qu’il y faisait et son père lui a confisqué son ordinateur et son téléphone.Il lui a laissé un vieux modèle, sans accès à internet, pour qu’il puisse les appeler mais Abdel s’est débrouillé pour surfer sur internet dans un cyber-café.
J’ai aussi appris qu’il s’était mis à fréquenter une mosquée à Bienne.
– Pourquoi Bienne ?
– Parce qu’il trouvait qu’à Fribourg, les musulmans étaient trop « occidentalisés » et n’allaient pas assez loin dans la stricte obéissance à ce qu’il croyait désormais être l’Islam.
– Il a viré intégriste ou quoi ? Tu sais, un peu comme Charles Auguste, ce gars de troisième qui va à la messe jusqu’en Valais, à Ecônes, chez les intégristes catholiques et qui défendait les croisades dans les cours d’histoire.
– Si tu veux, c’est un peu ça. Sauf que chez les cathos, il n’y a pas de croisade en cours alors que chez les intégristes musulmans, il y a bel et bien des allumés qui à mon avis trahissent l’Islam mais recrutent assez de paumés prêts à jouer les martyrs et les terroristes soi-disant pour défendre ce qu’ils appellent la vraie religion.
– Tu n’es pas en train de me dire qu’il est parti faire le djihad à quelque part ? !
– Précisément. Ses parents ont reçu hier une lettre postée de Turquie dans laquelle il dit qu’il est allé se battre en Syrie pour délivrer ses frères musulmans de la tyrannie du dictateur El Assad, tyran doublé
d’un mécréant alaouite selon Abdel.
– C’est grave, mais enfin, il y des gens qui se battent contre l’armée du dictateur sans être des intégristes.
– Oui, peut-être, mais ils sont en perte de vitesse et ce sont les groupes extrémistes sunnites qui sont le plus actifs, quitte à massacrer au passage des membres de l’opposition laïque, des opposants sunnites modérés, des alaouites, des chiites ou des chrétiens.
– Et tu es sûr qu’il est là-bas ?
– Oui, il a téléphoné hier soir à ses parents pour dire qu’il était sur le point de partir au front. Il avait l’air heureux, tu te rends compte ?! Ces mecs lui ont lavé le cerveau, je te dis ! Et il a donné le nom de son groupe : c’est un des pires qui soit, plus préoccupé à imposer par la terreur sa vision de l’Islam qu’à vraiment combattre l’armée d’Assad.
– Et qu’est-ce qu’on peut faire Marwan ?
– Il faut qu’on le sorte de là, c’est tout.
– Et qu’est-ce que tu proposes ?
– Je vais t’expliquer.
– Et alors, qu’est-ce que Marwan t’a proposé ?
– De partir là-bas chercher son cousin …
– Il était frapadingue ou suicidaire ce mec. S’il n’y avait que lui, OK, mais il t’entraînait dans cette folie.
– On pourrait le penser. Mais en même temps, il savait qu’Abdel n’écouterait que lui. Ils étaient très proches et pendant son temps de repli sur soi et d’incubation du virus intégriste, il s’en était parfois ouvert à Marwan en lui disant qu’il resterait toujours son ami mais que pour le moment, il fallait le laisser tranquille. Marwan était convaincu qu’il pourrait convaincre Abdel de rentrer à la maison.
– Et qu’est-ce ce que vous avez fait alors ?
– Je te raconterai ça plus tard. J’ai besoin de me taire un moment et de me contenter de chercher des champignons. Quand le panier sera plein, alors je te raconterai la suite en redescendant chez toi. D’accord ?
– Je suis impatient, mais c’est toi qui décides..
Isidro s’était tu. Il marchait tête basse, son regard semblant scruter chaque parcelle de l’humus qu’il foulait, à la recherche de quelques chanterelles supplémentaires. Mais je voyais bien qu’il était ailleurs. Il devait revivre cet épisode, que j’imaginais dramatique, de sa jeunesse. J’étais impatient d’en découvrir la teneur et ce, malgré le respect de son silence momentané que je lui devais. Mais je ne dis rien. Je ne voulais pas prendre le risque qu’il ne se ferme et ne me conte point la suite.
Arrivé à la maison, nous décidâmes d’écluser une bouteille de petite Arvine, ce vin joyeux et malicieux, issu d’un cépage valaisan. J’espérais en secret que ce divin breuvage ravive les souvenirs et délie la langue de mon jeune collègue et ami. Nous buvions, à petites lapées gourmandes, silencieux, en nettoyant et découpant nos champignons pour une cassolette que mon épouse apprêtait en général avec une dextérité et un savoir–faire qui m’avait toujours laissé pantois et baba d’admiration.
Après avoir fini son premier verre, il me sourit et se remit à parler.
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