La main de Iahvé fut sur moi et, par son esprit, Iahvé me fit sortir et me déposa au milieu de la vallée : celle-ci était pleine d’ossements.
Ézéchiel, 37:1
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Je vous écris au crayon de papier. Il y a une raison ; sa mine dépose une fine couche de plombagine. Je le préfère aux autres instruments d’écriture. Il ne craint pas les éclaboussures des liquides qui diluent les encres des mots.
Cette histoire débuta en 1985, le jour de la mort de mon grand-père maternel. Un cancer, il paraît.
Je m’appelle Ézéchiel.
Mes parents, voulant m’épargner je subodorai, m’ont alors raconté une histoire alambiquée de voyage de la Terre vers le Ciel et, du haut de mes huit ans, je la trouvai déjà irréelle et saugrenue et absurde. Pire ! ils m’avaient offert ce téléphone jaune égayé de paillettes en forme d’étoiles de toutes les couleurs, comme une ligne directe avec mon grand-père. Quelle connerie ! un monologue pourrait tout aussi bien être entamé à genoux au pied de mon lit.
Je pris le temps de comprendre par moi-même le concept de ce voyage vers le Paradis, et mes relations sociales se retrouvèrent rapidement au point mort.
Je restai obnubilé par la mort. Ce qui m’ennuya le plus lors de cette adolescence moribonde, ce fut que mes résultats scolaires pâtissaient de cette addiction nouvelle. Je restai obnubilé par ce qu’il y avait au-delà de la vie. Et je restai incompris. Pas plus mes parents, ma famille ou mes congénères ne comprenaient mon unique et singulière question. Et la question reste délicate encore aujourd’hui. Et je suis le prisonnier de ma volonté de rencontrer et de connaître et de savoir ce qu’il y a derrière le mur de la vie.
Et depuis ce temps, je devins normalement fou.
Je fus élevé dans la religion chrétienne, catholique romaine. Ma grand-mère m’emmenait tous les dimanches à la messe dans la petite église froide et humide du village. Je n’y avais jamais vraiment cru à toute cette histoire de Jean-Christophe. Il y avait quelque chose de romanesque. Nonobstant, même si l’histoire n’était pas crédible, qu’elle était certainement même niable par le simple fait des variantes racontées par d’autres Croyants, je fus fasciné par les rituels. Je connus par cœur les psalmodies liturgiques que je récitai dans ma tête. Je lus la Bible illustrée, plusieurs fois. J’aimai et j’aime toujours ça, les rituels.
En toute franchise, je pense que je cessai de croire à ces histoires à la mort de mon grand-père. Le père Justin, le curé du village, ne parvint jamais à me convaincre. Le Paradis, une chimère. J’imagine que je l’usai plus que de raison ; et plus il me donna de réponses, plus il souleva de nouvelles interrogations. J’étais sûr de moi, on me cachait quelque chose.
*
– Ézéchiel, ravi de te revoir, dit mon père alors que je rentrai dans le confessionnal bien des années plus tard.
– Vous ne le pensez pas vraiment.
– Non, pas vraiment.
– Maddy. C’était moi ! avouai-je.
– Ce n’était pas une fugue ?
– Non. Je voulais des réponses.
– Des réponses ?
– Oui, des réponses, répliquai-je.
– Et les as-tu obtenues ?
– Non. C’est votre faute, ajoutai-je avec gravité.
– De ma faute ?
– Maddy… Et les autres…
Je laissai un silence.
Je me justifiai en récitant la Parole qu’il m’enseigna jadis : « Viens des quatre vents, Esprit ! Souffle sur tous ces morts et qu’ils vivent ! Je prophétisai comme il me l’avait ordonné et l’esprit entre en eux ; ils prirent vie et se dressèrent sur leurs pieds, armée très, très nombreuse. »
– Le livre de Ézéchiel ?!
– C’est ça.
Je fus absous. Il n’eut pas le choix que de me pardonner, toujours, enfermé dans le secret de la confession. Je me sentis léger ; me confier au père Justin aura été, à chaque fois, comme une délivrance. Il ne m’aura jamais trahi.
*
J’avais douze ans ou treize peut-être, je ne me souviens pas. Elle est morte sous mes mains, je crois. Ses yeux remplis de surprise et d’effroi et jamais, non, jamais je ne réussis à la réanimer. Je manquai de souffle.
Nous étions seuls cachés dans notre cabane de bottes de paille aménagée sous les combles de la grange de la ferme du grand-père. Ma cousine, d’une ou deux années mon aînée, je n’ai jamais vraiment su, était si belle et blonde et Madeleine fut la première de mon rituel. C’était quelques années après l’enterrement. Je volai dans le bar de l’armoire du salon une bouteille de mauvais whisky. Il ne nous fallut pas plus de deux verres chacun avant de ressentir les premiers effets de l’ivresse enivrante, et addictive aussi.
Il y avait quelque chose de malsain dans nos jeux prépubères ; je le savais, et elle le savait, mais nous ne pouvions plus nous en éloigner.
– Maddy ?
– Quoi Zick ? me répondit-elle la voix éraillée par la fumée de cigarettes et l’alcool.
– Le grand-père, il est où maintenant ? Je parus candide face à elle, face à son expérience d’adolescente.
– J’ai bien une idée… Pas sûre qu’elle te plaise. Elle connaissait mes réticences quant aux théories théologiennes.
– Dis toujours, répondis-je, exaspéré.
– Au Paradis avec les an… Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Je sentis une chaleur monter en moi à la façon des flammes jaillissantes d’un volcan en éruption, j’en eus des frissons. Je devins moi, plein et entier.
D’un bond je bondis, et saisis son cou. Elle était si frêle. Elle ne se débattit pas, l’effet de la surprise probablement. J’appliquai consciencieusement mes pouces sur sa trachée. Et je serrai. Je serrai. Je serrai plus fort.
Les bruits furent étouffés par les bottes de paille.
Je me penchai sur son corps de tout mon poids : « Ne t’inquiète pas, l’Éternel fait mourir et il fait vivre » comme pour la rassurer. J’allais la réanimer, après. Malgré ma petite taille, j’avais une force de paysan.
Elle était résignée, elle était vaincue. Elle sentait bon. Un parfum de rose qui éclôt. Puis lui susurrai-je à l’oreille : « Tu écriras donc ce que tu as vu, ce qui est et ce qui va être après. »
Au moment où l’effroi disparut de ses yeux, je sus qu’elle avait rejoint le royaume de Dieu. J’entrepris de la faire vivre. La ressusciter. Et je soufflai. Je soufflai. Je soufflai encore. Et je manquai de souffle.
Je m’assis en tailleur aux côtés de son corps allongé, de la paille dans ses cheveux blonds. Je disposai un stylo à bille et du papier couché sur le sol, à sa portée. Le whisky terreux et bon marché me fit toussoter. Je surveillai ses yeux. Je fus frustré. Je la fis boire pinçant ses joues fermement. Elle ne cilla point. Je restai longtemps là, tout proche de Maddy. Je la guettai et je l’admirai et je l’enviai.
Tous avaient pensé à une fugue qui avait mal tourné. Personne n’a jamais retrouvé son petit corps. Je l’immergeai lestée dans la fosse à purin. J’avais eu du mal à la déplacer discrètement, j’avais bien failli me faire attraper.
Je ne fus jamais inquiété et je me tins à carreau bien des années durant.
Comme une récompense, je possédai maintenant un rituel bien à moi. Je le répétai dans ma tête à la façon d’une liturgie.
*
Je me tournai vers la théologie et l’histoire des religions ; cela m’occupa bien sept ans je pense, jusqu’à mon entrée dans mes années doctorales.
Là non plus, aucune réponse. Pendant ces deux ans de doctorat, je cherchai en vain des réponses à mon questionnement obsédant. Je dressai une liste des personnes à interroger. Tous sans exception acceptèrent sans réticence de me rencontrer dans le cadre de ma thèse. L’objectif inavoué, bien sûr, fut de nourrir la déconstruction des croyances religieuses de la vie au-delà de la mort.
Tous ceux avec qui j’avais eu l’occasion d’échanger au sujet de la mort après la vie et de la vie au-delà de la mort avaient été saisis, suffocants, par l’opportunisme de ma démarche.
*
Ma thèse débuta par le constat que chaque année, ces jours-ci, ce ne sont pas moins de 57 millions de morts, autrement dit 156’000 personnes environ meurent chaque jour. Ou encore à chacune de mes respirations, l’équivalent de près de deux décès, doux et violent confondus. Depuis que le monde est monde, cent mille ans avant Jean-Christophe, il y aurait eu pas moins de 2’975 milliards de morts répartis entre le Paradis des uns et l’Enfer des autres. Nous ne connaissons pas les pourcentages de répartition.
Ainsi, mon hypothèse de départ fut donc formulée en ces termes : il n’y a rien au-delà de la vie ou par de-là la mort. C’est comme un Soleil blanc, un Soleil noir. Il n’y a pas de Styx, pas plus d’Achéron, de Cocyte ou de Léthé. Il n’y a pas de nocher, de Phlégyas, et point de Charon. Ni de Paradis et encore moins de Vierges. Non, rien. Ni même de métempsychose. Ce n’est que la fin d’un cycle, comme la signature de la fin de la déchéance humaine.
Puis, je décrivis le protocole méthodologique de travail afin de démontrer la fausseté de cette hypothèse de départ sur la base de mon rituel, à la façon d’un modus operandi.
Mon premier vrai cas d’étude, après Maddy. Non-binaire et chanoine. Iel était belge d’origine, vivant à Genève. J’apportai une bouteille de whisky, du papier et un stylo à bille. Après avoir serré son cou, et vu l’effroi et la surprise disparaître de ses yeux, j’insufflai la vie comme l’avait prophétisé Ézéchiel.
Je soufflai. Je soufflai. Je soufflai. Je manquai de souffle.
Iel était écologiste bien avant les climatosceptiques, et m’avait confié durant cette rencontre vouloir retourner à la terre. Je pris au mot ses mots. Je déchiquetai son corps dans un broyeur à branches.
Le mois suivant, si je me souviens bien, je rencontrai un imam à Téhéran, ensuite un moine bouddhiste au Népal et un moine hindouiste, drogué, à Goa. Un Rabbin à Tel Aviv à peine quelques mois plus tard, et un prêtre dans une abbaye à côté de Martigny, puis une pasteure en Irlande du Nord, l’année suivante. Une none, Sœur Claude, à Miserez dans le Jura, puis un philosophe dualiste et un autre d’obédience matérialiste, tous les deux à Paris. Et, celui qui m’absout de mes péchés durant toutes ces années, ma mémoire vivante, lui aussi, a rejoint un autre monde, coincé dans le confessionnal de l’église du petit village de mes grands-parents, la même année, juste avant la nuit des Fous. Je l’appelais mon père. Aucun ne m’a jamais trahi.
J’eus beau souffler sur leur corps comme me l’enseigna le prophète, l’Esprit ne les ressuscita point. Ils ne se relèveront point, et ne formeront point une armée très, très nombreuses.
Ali X. fut le dernier. Je voulus laisser une chance aux scientifiques. Il était neurologue. Il arborait fièrement son nom sur une plaque dorée déposée sur son bureau.
Il me reçut dans son cabinet. J’arrivai comme convenu à 21 heures, trébuchante. La clinique psychiatrique dans laquelle il officiait était déserte à cette heure-là. Parfait pour un entretien. J’appréciai avec délectation les lieux. Son bureau, dans cet établissement centenaire au moins, avait du cachet. Les lumières tamisées des lampes Tiffany joyeuses et chaleureuses confinaient au-dehors les sons de la ville. Les bibliothèques en chêne massif entouraient tout l’espace de la pièce. Elles étaient sur mesure et encastrées dans les murs. Deux Pullmans au cuir corroyé autour d’une table basse en verre, les armatures en métal chromé et patinées par les bagues des visiteurs, me firent me sentir à l’aise. Nous nous assîmes. J’étais bien installé. Sûr de moi.
Il servit deux verres de whisky sur de la glace. Il m’en proposa élégamment l’un des deux.
Il avait une vision cartésienne et occidentale de la mort. Je fus déçu.
Il m’expliqua alors que l’entretien de l’hypothèse d’une vie après la mort n’était alimenté que par les témoignages de personnes ayant vécu une expérience de mort imminente. Un processus neurochimique du cerveau mourant en serait le principal déclencheur. On voit la lumière au bout d’un tunnel. Ce ne serait que la conséquence de la disparition de la conscience, et les croyances feindraient le reste…
Je le questionnai comme les autres ; et comme les autres, la même réponse…
Arghf ! Arghffff… !
*
J’ai vingt-sept ans aujourd’hui, je crois.
Tout ce que j’ai fait est sensé pour moi, ce n’est que pour une partie des autres que tout cela paraît anormalement fou.
Un matelas sur un sommier sommaire en carton, un bidet froid en fer poli, et une tablette figée dans le mur qui me sert de planche à dessin. À ma disposition, un crayon de papier et du papier couché. Les sons du dehors arrivent à moi étouffés. Il n’y a pas de fenêtre. La lumière n’émane que d’un tube néon blanc et blafard et aveuglant, et d’un œillet dans la lourde porte par lequel je vois le monde en tout petit et en tout arrondi et en tout inversé. J’y observe parfois les médecins, allant et venant, en blouse blanche, dans le couloir. Ils sont sympathiques au demeurant, quoique peu compréhensifs. Je porte un survêtement toute la journée, des chaussettes blanches et une paire de tongs en plastique noire. Tout ça offert par l’institution.
Aujourd’hui, il est temps pour moi de connaître la vérité.
Mon crayon. La mine taillée et pointue et acérée. Je le tiens dans la main droite, en supination pour avoir une prise puissante. À l’autre extrémité, mon pouce ouvert recouvre la petite gomme rouge cinabre délavée. Il ne devrait pas glisser, le crayon. Je l’applique sur mon cou. Je sens ma carotide rouler sous la pression de la pointe de plombagine. Je l’effleure.
Je m’apprête à frapper.
La paume de ma main gauche ouverte s’écrase soudain, comme un mouvement incontrôlé, sur le bâtonnet de bois. Sa pointe s’enfonce, sèchement. Le sang rouge garance déchargé d’oxygène arrose les feuilles éparpillées sur le sol de ma cellule. Je suis surpris. Effrayé.
Je vis chaque moment, je vois chaque visage comme un instant ineffable.
Poussière je suis, poussière je retourne. Le monde est-il un désert ?
*
Malheureusement, je crains de ne pas avoir la vivacité de vous décrire ce que je vis dans ma mort. Seule consolation, le sang n’effacera pas ces quelques mots.
Au revoir, à l’au-delà.
Soleil blanc. Soleil noir.
Un souffle.
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