Créé le: 25.07.2015
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Wolof, l’espoir déçu

Fiction

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© 2015-2024 Stéphanie de Roguin

Quand un frère et sa soeur, l'adolescence avancée, ramènent au bercail le chien volé d'une rockstar, l'aventure commence...
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« Il s’appelera Elvis !

Non, Django !

On avait parlé de Johnny aussi, rappela timidement Marcella.

Johnny c’est vraiment trop… , répondit Anthony.

Trop ? Trop quoi ? Je peux savoir ?, brailla sa soeur.

Trop ringard ! On a quel âge, soeurette ? Dix-sept ans, non ? On a vraiment l’air d’avoir un jour apprécié ce crooner poussiéreux ?!

Arrêeeeeeteeeeeeeeez ! », leur intima leur mère. Madame Eceil avait de l’autorité quand il le fallait.

On ne pouvait pas empêcher pas la famille Eceil d’avoir des discussions enflammées autour du rôti le dimanche midi. Le paternel ne bronchait pas, déjà ralenti par le verre de rouge et demi qu’il s’était enfilé en si peu de temps. A vrai dire, ivresse naissante ou non, il ne voulait pas en entendre parler. Le chien volé des Gradhusterband, il s’en contre-fichait pas mal. En tant qu’ex-flic, il ne pouvait pas cautionner le vol. Mais là, c’était ses deux rejetons qui s’y étaient mis, alors il fallait bien faire l’impasse. Il ne voulait pas les mettre tous les deux dans un sale pétrin.

Quand elle avait vu la bête pour la première fois, Madame Eceil avait hurlé :

« Mais-qu’est-ce-que-c’est-que-CA ?

Bah, c’est un chien », avait répondu Anthony.Sa mère avait continué à crier qu’il ne fallait pas la prendre pour une idiote, qu’elle voyait bien que c’était un chien, mais enfin qu’il n’était quand même pas venu là tout seul, et qu’il avait déjà sali la moquette.

« Maman-chérie, on s’en occupera, tu n’as pas à t’en faire !, avait dit Marcella d’un ton mielleux, histoire de faire redescendre la tension.

Il dormira tour à tour dans ma chambre puis dans la sienne, avait promis Anthony en désignant sa soeur d’un hochement de tête.

Mais d’où vient-iiiiiiiiiiil ?, » avait encore vociféré Madame Eceil.

Les deux jeunes avaient déjà fini à pas d’heure la veille, et même si c’était congé, il y avait quand même des devoirs à faire. Alors si en plus on ramenait un chien à la maison sans prévenir, là c’était le pompon. Anthony et sa soeur s’étaient regardé d’un air entendu et avaient dû se contenir pour ne pas laisser éclater leur enthousiasme.

« Maman, avait commencé Anthony, tu sais ce groupe qu’on adore, les Gradhusterband,…

Oui, vous êtes allés les voir en concert hier soir et vous êtes rentrés à 4h du matin. On en a déjà parlé il me semble !

Ecoute la suite, poursuivit Marcella d’un air réjoui. Ce chien là, et bien, c’est celui de Thor, le chanteur. Ils l’ont oublié sur le parking, sa laisse était accrochée aux barres à vélo. On allait quand même pas l’abandonner là ! »

Madame Eceil soupira bruyamment, marmonnant que ce n’était quand même pas possible d’avoir des gamins pareils, et que les jumeaux faisaient certainement plus d’âneries que les frères et soeurs « normaux » car, logiquement, la crétinerie était dédoublée.

« Oh ! », avait renchéri Marcella, visiblement choquée. En même temps, elle avait l’habitude des remarques acerbes de sa mère. Elle avait du reste passé l’épisode de l’escalade des barrières de sécurité, la visite des backstages, la tentative d’un baiser volé, voire de mieux, puisqu’il était bien connu que les rockstars ne se gênaient pas pour mettre de temps à autre une de leur groupie dans un lit improvisé.

Bref, les deux jeunes avaient traîné vendredi soir autour de la mythique salle de spectacle, jusqu’à ce qu’ils voient le minibus VW se remplir, le moteur s’allumer, démarrer jusqu’à se faire tout petit au bout de la route. Un aboiement s’était fait entendre et Marcella, dans l’ivresse lancinante de ses huit bières, avait reconnu la mascotte du groupe. Pas difficile : sur les trente-six posters qui recouvraient les murs de sa chambre, neuf comptaient entre batterie et guitares, Wolof, berger allemand sans âge.

Madame Eceil avait rétorqué que les musiciens s’étaient certainement aperçus de la disparition et qu’ils mettraient des policiers aux trousses des malfaiteurs, puisqu’ils en avaient certainement les moyens. « Hein, comment ça se passe chéri, dans un cas comme ça ? Avec les flics, et tout ? » Monsieur Eceil avait haussé les épaules et marmonné un jsaispas. En vingt ans de service à la gendarmerie, il n’avait jamais eu affaire à un chien de star volé.

Alors c’était formidable en soi d’avoir la mascotte d’un des groupes les plus populaires du moment, mais Marcella et son frère avaient vite déchantés. Déjà, dans le fond, ils n’étaient pas plus intéressés que ça par le fait d’avoir un animal domestique, de le sortir plusieurs fois par jour, pour se retrouver sur le même carré d’herbe que des grands-mères qui faisaient prendre l’air à leur caniche. C’était même très contraignant les samedis soirs, quand l’air était à la fête et que bien entendu, les parents avaient décidé de respecter à la lettre les promesses de leurs rejetons d’une parfaite autonomie quant à la gestion de l’animal. Le premier week-end, Anthony et sa soeur avaient apporté fièrement la bête à l’anniversaire de Thomas. Mais entre les « ne nous racontez pas de salades ! » et les « qu’est-ce que ça peut bien faire ? », le frère et la soeur s’étaient vite découragés.

D’autant plus que l’animal présentait un caractère à la limite du psychotique. Il devait être à moitié sourd avec les quantités de décibels qu’il avait reçu dans les oreilles, mais n’avait pas perdu sa voix pour autant. Il hurlait parfois à la mort en pleine nuit, ce qui faisait sortir Madame Eceil de ses gonds avec menace de mettre tout le monde dehors dans un futur imminent. Pendant les balades, le chien présentait des spasmes, qui pouvaient être assimilés à une forme de danse, répondant à un tempo quasi régulier. Mais quand c’était au tour de Marcella d’assister à ce phénomène, elle se voilait la tête pour que personne ne la reconnaisse. Difficile d’assumer de promener un chien qui a à ce point le rythme dans la peau.

Après trois semaines de tentatives de dressage généralement vouées à l’échec, Anthony et Marcella prirent une lourde décision : il fallait se débarrasser de l’animal.

« Mais c’est génial, s’exclama Marcella. On va contacter le groupe et leur dire qu’on a le chien. En échange , ils seront bien obligés de nous rendre un petit service !

N’y penses même pas !, réagit son frère, l’imaginant déjà flirter avec le beau Thor.

Non mais je veux dire, ils nous offriront une pizza et nous chanteront une petite chanson a cappela !

Ils vont récupérer leur clebs et nous envoyer promener, oui !, répliqua Anthony, toujours plus lucide que sa soeur. Non, moi je dis…on pourrait se faire du blé avec !

Hein ?

On le vend aux enchères ! Sûr que ça va marcher ! Et on se partagera notre petit pactole, darling ! »

Marcella restait entêtée sur son idée de pizza, et d’un éventuel after un peu intime avec son idole. Alors, et comme ils le faisaient depuis qu’ils étaient tout gamins, les jumeaux se lancèrent un « incroyable défi ». C’était un jeu qu’ils avaient mené cent fois : dès qu’un désaccord apparaissait entre eux, chacun devait tout faire pour mettre en oeuvre son idée, jusqu’à démontrer son tort à l’autre. Anthony allait donc tenter de gagner un minimum de 2’000 francs avec sa vente aux enchères (1’000 pour chacun, c’était fair-play), tandis que Marcella avait pour tâche de contacter rapidement le groupe pour que la rencontre puisse se faire. Temps donné : 48 heures, tic-tac, tic-tac, les dés étaient jetés.

La mission prit le dessus sur tout le reste : deux journées de cours en pâtirent. Marcella envoya des mails à toutes les adresses potentiellement valables qu’elle trouvait, téléphona à gauche, à droite, au fan club, à l’attachée de presse. Anthony passa son temps sur les réseaux sociaux, organisa l’event pour le lendemain, compta déjà vingt-huit participants, – qui, en tant qu’amis de ses amis, n’avaient pas de grande chance d’être réellement fortunés. Ils s’était sûrement plutôt inscrits « pour le délire », mais enfin… Coup dur pour Marcella, l’attachée de presse lui apprit à la trente-septième heure de l’incroyable défi que Thor avait délibérément laissé le chien sur le parking et que Wolof avait déjà été remplacé par un doberman qui correspondait plus à l’identité actuelle du groupe.

Finies donc les idées de pizza et d’embrassades. Mais Marcella était une battante et ne se laissait pas facilement vaincue. Elle recomposa les mêmes numéros et renvoya un mail aux mêmes adresses en demandant : « pas même un petit autographe pour la peine ? ». Le but était d’attirer l’attention, dans un premier temps.

Dans l’heure qui suivit, Anthony organisa sa vente dans un bar de la place. Trente-huit personnes avaient fait le déplacement. Il s’improvisa maladroitement commissaire, un brouhaha s’instaura. On ne décolla pas des 570 francs. Anthony lâcha le chien et empocha l’argent. Il n’était pas aussi combatif que sa soeur.

« Tu te fous de moi ?, le provoqua-t-elle quand il lui tendit son enveloppe pleine de menus billets.

Et toi alors, bonne la pizza ?, » ricana-t-il, ce qui lui donna le mérite de recevoir une bonne tape de sa frangine.

Le frère et la soeur ne se sentaient pas très malins, car aucun des deux n’avait vraiment gagné. Mais au moins, ils s’étaient débarrassés du chien hurlant, gage du retour d’une paix relative dans la maisonnée.

Le dimanche suivant, un coup de téléphone vint rompre la quiétude du rôti de midi. C’est Marcella qui décrocha.

« Mademoiselle, ici Martin Ducamp, alias Thor des Gradhusterband. On a lu dans le journal, rubrique faits divers, que vous vous étiez fait du fric sur notre dos, toi et ton frère. On le veut le fric, sinon, on vous colle un procès, pauvres minables !

Pas de souci, répliqua Marcella. On peut se voir quand ? »

A table, Anthony fronça les sourcils. Il sentait dès que quelque chose menaçait sa soeur. Mais là, elle avait l’air étonnamment réjouie.

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