Créé le: 13.08.2024
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Voyage aller-retour
Peu après l’installation de son couple à l’île de la Réunion, Camille sombre dans une profonde dépression, qui la conduit aux portes d’une expérience singulière de mort imminente.
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L’atterrissage du vol Paris-Charles-de-Gaulle à Saint-Denis de La Réunion Roland Garros s’annonçait immédiat. Placée près du hublot, Camille contemplait, fascinée, l’immensité de l’océan Indien. Elle s’exclama soudain:
– Dominique, j’ai aperçu une baleine ! Son jet d’eau, et sa queue, majestueuse !
– Tu évoques sans doute sa nageoire caudale; je suis jaloux, s’amusa son époux; bah, nous aurons certainement l’occasion d’observer d’autres spécimens : nous débarquons au cœur de l’hiver austral, saison idéale pour observer ces cétacés migrant depuis l’Antarctique pour regagner les eaux chaudes baignant la Réunion, favorables à leur accouplement et leur mise bas.
– Tu parais parfaitement documenté, bravo ! Il est vrai que la vie de ces énormes mammifères marins semble passionnante, il me tarde de contempler leurs ébats plus longuement.
Entre-temps, les portes de l’avion avaient été ouvertes; chaque passager s’affairait à la récupération de son bagage cabine, avant de défiler vers la sortie, puis se diriger vers la salle où l’attente devant le tapis roulant pour reprendre possession des valises acheminées depuis la soute pouvait être longue.
Camille et Dominique avaient saisi l’opportunité de choisir cette destination exotique, ce petit caillou situé au large de Madagascar, grâce à leur situation professionnelle respective : Camille, fraîchement retraitée, était ravie de ne plus exercer une profession qui ne l’avait jamais passionnée : ingénieure informaticienne. Même si elle avait adoré élever ses quatre enfants, devenus adultes et autonomes financièrement, elle se réjouissait de souffler après l’accomplissement de ses deux vies, professionnelle et personnelle, en particulier sur cette île ensoleillée, réputée receler une mine de trésors naturels, propices à de magnifiques balades.
Ce projet avait abouti grâce à la proposition faite à Dominique d’un poste disponible à Saint-Denis. Sans hésiter et d’un commun accord, ils avaient « foncé » vers ce qui ressemblait à une aventure. En cette année 2024, ils pensaient s’établir sur l’île intense pour une durée minimum de trois ans, à l’issue de laquelle Dominique songerait à sa propre retraite; probablement rejoindraient-ils alors l’Hexagone où leur maison les attendait à Versailles.
Une fois la totalité des bagages empilée sur un charriot, le couple se dirigea vers la zone de location des automobiles. Dominique effectua les formalités permettant la récupération du véhicule réservé, il en remplit le coffre et ils prirent la route du littoral nord vers Saint-Denis. Ils localisèrent facilement le studio loué en centre-ville pour leur point de chute, dans l’attente d’un hébergement plus vaste, plus confortable.
A cette fin, et pour éviter à Camille d’effectuer seule cette fastidieuse démarche de recherche, Dominique avait posé un mois de congé. Leur temps se partageait entre l’examen des annonces immobilières, le parcours de petites randonnées autour de la ville et la découverte de la gastronomie créole dans de sympathiques et authentiques restaurants.
Le temps filait rapidement. Ils devraient sans doute revoir leur ambition de logement à la baisse : peu d’offre présente sur le marché, la plupart affichant des prix bien supérieurs à leur prévision budgétaire.
Trois jours avant la prise prévue de son nouveau poste, Dominique persuada Camille d’accepter une proposition de location, qui certes ne correspondait pas aux critères établis au départ de leur quête (vue occultée par un immeuble, absence de varangue, rue bruyante…), mais leur permettrait d’emménager ensemble et plus tranquillement avant la fin de son congé.
Malgré sa déception, Camille ne protesta pas. Ils aménagèrent suivant la proposition de Dominique. Celui-ci partait le matin le cœur léger, laissant Camille achever leur installation, et la suppliant en plaisantant de l’accueillir avec un dîner qui ne soit pas exclusivement composé de riz.
Il lui conseilla de s’inscrire à quelques activités culturelles ou sportives, afin de tisser un lien social : les réunionnais étaient réputés chaleureux, il le constatait dans son environnement professionnel. Il jugeait le maintien d’une activité physique nécessaire à la santé corporelle et mentale de sa femme. Celle-ci suivi ses recommandations. Cependant, Dominique remarqua que malgré ses nouvelles occupations qu’elle semblait apprécier, Camille s’étiolait au fil des jours. Elle avait visiblement perdu beaucoup de poids, se nourrissant très peu. Où était la Camille gourmande et pleine d’énergie?
Les enfants avaient gardé un contact étroit avec leur mère; lors de leurs échanges téléphoniques, ils percevaient sa détresse, malgré les 10 000 km les séparant. Elle tenait des propos délirants : se prétendait désincarnée, capable de communiquer avec les baleines qu’elle rencontrait au-delà de la barrière de corail; elle nageait à leur côté, percevait leur chant. Elle annonça à sa famille qu’elle comptait accompagner ses compagnons marins dans leur migration à la fin de l’hiver, afin d’échapper à la pesanteur terrestre; elle aspirait à un retour à l’univers liquide, seul élément à même d’apaiser ses tourments. Ses enfants s’affolèrent de ce que pouvait signifier ce projet : vraisemblablement une intention de suicide par noyade. Dans l’impossibilité de joindre leur père rapidement, ils organisèrent son hospitalisation à distance et dans l’urgence.
Camille se laissa docilement conduire au CHU, où elle fut placée sous perfusion compte tenu de sa maigreur mortifère. Elle ressassait sa volonté de disparaître de la surface de la terre, et de s’engloutir dans les flots. Malgré son excessive faiblesse et son état mental proche de la folie, elle comprenait qu’elle ne parviendrait pas au bout de son projet de voyage abyssal si elle restait branchée à cette poche de vie. Au prix d’un effort extrême, elle parvint à arracher sa perfusion, et sombra rapidement dans un profond coma. Ce geste gravissime échappa à l’infirmier de garde: Camille avait été admise dans un état quasi végétatif.
Elle avait cependant gardé un état de conscience ultime. Elle se trouva postée devant une porte, derrière laquelle fusaient des éclats conversationnels, et qu’elle poussa timidement. Elle accéda à une immense salle, dans laquelle figuraient des groupes d’hommes et de femmes échangeant passionnément, un verre à la main. Nul de prêtait attention à sa présence, elle prolongea donc à loisir l’examen de la pièce, et comprit qu’il s’agissait d’une salle à manger, en distinguant une longue table dressée face à une large baie vitrée. Elle pensa reconnaître la paroi d’un vaste aquarium. Elle s’y précipita, dans le fol espoir de retrouver ses amies les baleines, mais la vision du jardin planté de palmiers, vacoas et tamarins la déçu. Elle admira cependant des envolées d’oiseaux endémiques et emblématiques de la Réunion: d’élégants paille-en-queue, reconnaissables à la présence de longs brins blancs au niveau de leur queue. Vers quels doux cieux seraient-ils en mesure d’accompagner sa forme désincarnée ?
Avisant sa présence, une femmes se détacha de son groupe de discussion, et s’approcha de Camille, percevant son désarroi.
– Etes-vous friande de cuisine péï ?
– Pardon ?
La femme éclata de rire :
– Vous semblez nouvelle sur notre île; péï signifie local en créole; l’appréciez-vous, ou lui préférez-vous les recettes métropolitaines ?
– A vrai dire, balbutia Camille, embarrassée, ni l’une ni les autres en ce moment; je n’ai aucun appétit, n’ai pas avalé une bouchée depuis plusieurs jours.
– Souffrez-vous d’anorexie ?
– Je l’ignore; tout ce à quoi j’aspire, c’est partir, fuir, périr, défaillir, m’endormir, m’assoupir, sans un soupir…
– Vous voulez dire : mourir ? Refuser de vieillir?
– Peut-être… J’espère en tout cas me trouver au bon endroit pour mettre un terme à mon tourment; cette pièce ne remplit-t’elle pas la fonction d’antichambre de la délivrance ?
– Tout dépend de la première personne qui vous adresse la parole; la moitié du groupe ici présent est chargée d’accompagner les visiteurs de vie à trépas, l’autre les aide à réintégrer le monde de vivants; dans les deux cas, l’action se fait en douceur, afin de limiter la douleur ou le choc liés à ces excursions existentielles.
Camille tremblait de tout son corps : quel était le rôle de cette femme, déterminant pour son devenir ?
– Je devine votre pensée Camille; je me prénomme Eve, qui signifie « source de vie »; je suis du côté des vivants, et me propose de vous secourir.
Camille s’affola :
– S’il vous plait madame, laissez-moi me détruire, vivre m’est intolérable…
– Je comprends, mais pensez à Dominique, à vos enfants qui vous attendent, prêts à vous soutenir à votre retour. Vous serez bientôt grand-mère : ne souhaitez-vous pas accueillir ce petit être en devenir, et le chérir ?
Je dois vous avertir: le repas sera bientôt servi; je vous propose un marché : je me placerai à vos côtés à table, et vous aiderai à retrouver l’envie de vous nourrir; si les denrées vous répugnent, nous cesserons, vous garderez votre libre arbitre.
De guerre lasse, Camille, à l’instar des autres convives, prit place devant un couvert. Le ballet des serveurs démarra, avec la prise de commande de chacun. Sur un signe discret de Eve, l’un d’eux se présenta à Camille, et lui expliqua qu’une carte spéciale avait été élaborée à son intention, exclusivement composée de desserts; elle pouvait choisir d’en déguster autant qu’elle le souhaitait, invitée à examiner la liste gourmande déposée devant elle. Camille s’intéressa au principe; ces mets régressifs la renvoyaient à son enfance, qu’elle avait douloureusement vécue du fait de la disparition prématurée et accidentelle de ses parents. Les descriptions de ces plats sucrés raisonnaient avec sa soif de douceur; elle souhaita goûter le crémeux, l’onctueux, le mielleux, le sirupeux. Après examen du suave menu, elle se décida pour un fondant chocolat noir cœur coulant, tamarin et grué de cacao, une crème brûlée au combava, un financier ananas Victoria et sa mousse coco, un macaron mousse patate douce et son sorbet pitaya, et enfin une banane flambée au rhum Rivière du Mât et sa glace à la vanille bourbon. Elle fut servie selon ses désirs, et démarra la dégustation, avec une appréhension mêlée d’un plaisir grandissant au fil du défilé gastronomique. Eve se réjouissait secrètement : Camille mangeait, elle vivrait. Au terme du repas, elle admit avoir passé un délicieux moment, et sollicita sa mentore pour l’aider à reprendre le cours de son existence terrestre.
Simultanément, une aide-soignante effectuait sa ronde vespérale à l’hôpital. Dans la chambre 212, elle perçut immédiatement une anomalie : la patiente était inanimée, sa perfusion débranchée. Elle effectua sans hésiter un massage cardiaque, avec succès et soulagement. Camille émit faiblement le souhait de dîner.
Elle se rétabli rapidement. A sa sortie d’hôpital, elle avait repris son poids de forme, et sa dépression n’était qu’un mauvais souvenir.
Elle s’engagea comme bénévole à l’association des Restos du Cœur, sa vie prenait sens en apportant aux plus nécessiteux de quoi se sustenter.
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