Créé le: 07.08.2024
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Vos fidèles compagnons
Histoire de famille, Nouvelle, Souvenir d'enfance — Au-delà 2024
Exercice de décentration que celui d’un garçon de onze ans imaginant le vécu de sa mère au moment de sa fin. Bien des années plus tard, l’expérience ne se veut pas plus thérapeutique qu’empathique. Elle permet peut-être de métaboliser l’indicible et de dompter l’insupportable.
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Ils sont là depuis le début, pour vous, rien que pour vous. Matin, midi, soir et même la nuit. Devant vous, à votre gauche et à votre droite, ils ne tremblent pas. Pourtant, à force de les voir à chaque fois que vous fermez les yeux, puis les rouvrez, vous déprimez un peu plus de jour en jour, de nuit en nuit. Même un mari ne saurait être plus fidèle, même vos deux enfants ne pourraient en faire autant, et loin de là. Vos fidèles compagnons mériteraient logiquement de figurer aux premières loges et aux premiers rangs de vos funérailles. Et pourtant ils ne seront pas de la fête le jour venu.
Sur la commode blanche, à votre gauche, résistent les photos d’antan, quelques bibelots, des bijoux, les reliques d’un temps révolu. Plus loin, devant, votre bureau : vous ne l’utilisez plus depuis longtemps, pas plus que la chaise qui est rangée devant. Vos armoires, face à vous, un peu plus sur la droite, avec leurs miroirs en guise de portes, sont assez bien placés pour ne pas vous permettre de vous y voir reflétée. Vous en seriez achevée. Face à vous, à côté de la fenêtre donnant sur le jardin dans lequel vous n’irez probablement plus jamais, se trouve une lucarne dévoilant le monde : la télévision. Vous faites attention de ne pas vous abreuver de tout ce qui y est projeté, de façon à ne pas déprimer plus que vous ne le faites. Taratata, Le juste Prix, Ciné dimanche, Ciel ! Mon mardi, Le 20h.
Parmi vos fidèles compagnons, il en est un qui méritera, votre mort venue, la légion d’honneur du compagnonnage : votre lit. En voilà un que vous ne pouvez vraiment plus appréhender, à force d’y allonger votre torpeur en permanence. Lui, pourtant, vous supportera jusqu’au bout. Il sera le privilégié qui vous verra mourir sur lui. Juste à côté de ce pégase de vaillance veille son second : le chevet. Il porte bien son nom, celui-là. Il abrite sur ses petites étagères les témoins proches de votre souffrance. Des carnets, des revues, des petits papiers sur lesquels vous écrivez en jet ce qui vous passe par la tête, quand vous avez le cœur à prendre un stylo pour écrire.
Le chevet renferme également une bible recouverte par vos soins d’un papier orange de façon à ce que le titre n’y soit pas révélé. Ce n’est pas la bible des Chrétiens, non, cette bible est celle de ceux qui vont mourir, comme vous. Elle est une parmi tant d’autres qui relève de cette obédience, celle qui est la vôtre, celle de ceux qui agonisent, pincés par le crabe.
Votre crabe a pour sa part bien avancé dans son travail. Certes non tant performant – d’autres sont beaucoup plus efficaces -, c’est un crabe lent et méticuleux qui apprécie le travail bien fait. Il avait, il y a bientôt dix ans, commencé par emménager dans votre sein. Depuis, les multiples traitements et vaines tentatives de vous soulager n’ont pas réussi à l’empêcher de vous pincer le reste du corps. Vous ne savez plus, à ce stade, à quelques mois, puis quelques semaines, puis quelques jours de votre fin, ce qui vous fait vraiment mal, le crabe ou tout ce que vous avez avalé pour le combattre, ses dommages collatéraux. C’est un travail d’équipe.
Des années plus tard, un nouveau compagnon est venu rejoindre les anciens, au moment où vous aviez de moins en moins la possibilité de vous lever. Le lit en était presque jaloux. Il se croyait le plus indispensable et pourtant il eut affaire à un rival encore plus intimiste que lui : le respirateur. Il vous force à respirer, car sans lui vous étoufferiez. Il est là, à côté de votre chevet (et de son livre orange). Un bruit ininterrompu d’inspiration et d’expiration artificielles remplacera maintenant à jamais les musiques que vous aimiez. C’est la musique moderne du mourant, sans fin, rythme à deux temps et sempre l’istesso tempo. Parfois un hautbois fait son entrée dans ce sinistre cancerto : il sonne l’alarme à l’entourage en cas de problème ou si vous n’aviez pas battu à souhait la mesure.
Outre sa fonction initiale, le respirateur a acquis un autre rôle, qui lui n’avait pas été évoqué dans sa fiche technique : l’isolant du reste de votre famille. A côté de votre chambre – et de vos fidèles compagnons – dorment et vivent vos deux enfants, interrogatifs et sceptiques. Vous les voyez quand vous ne dormez pas et qu’ils viennent vous rendre visite. Ils attendent de vous revoir un jour aller leur dire bonne nuit, d’aller marcher avec eux. Ô naïfs. Pour patienter, ils continuent leur chemin scolaire et affectif, en parallèle à vous, dans la même maison mais pas dans le même monde. Votre mari a pour sa part compris ce qui allait advenir de vous et se montre coopératif dans la préparation de votre voyage infini. Il a opté pour ne rien dire à vos enfants, bienheureux celui qui ne sait pas. Il souffre avec vous en silence.
L’hiver s’installe, on prépare autour de vous votre dernier Noël, votre dernière fin d’année, durant lesquels vous n’irez pas vous aérer à la montagne, faute d’oxygène. Non, cette année, vos fidèles compagnons auront le privilège de réveillonner avec vous. La télévision est éteinte, la nuit arrive dès dix-sept heures et vous plonge, vous et vos fidèles compagnons, dans l’obscurité. Vous souffrez beaucoup ces derniers temps. Vous avez vu les vôtres une dernière fois, durant ces derniers mois, et maintenant vous vous préparez à quelque chose qui devrait arriver. Qui va arriver. Ne restent que vos enfants gravitant autour de votre chambre, se demandant quoi faire, et votre mari, prodiguant des soins, par amour et de par sa fonction de médecin. Vous tentez d’évaluer où vous avez mal. Vous plongez dans les bras de Morphine. Arrive le soir du nouvel an : ce sera votre dernière sortie hors de votre chambre, vous délaissez vos fidèles compagnons et même votre respirateur pour l’occasion. Vous, vos deux enfants, votre mari et l’ambiance pesante font partie de cette ultime fête.
Le questionnement sur la mort fait partie de l’angoisse de tous les êtres humains quand ils ne le fuient pas au travers de mille artifices. Pour votre part, vous tentez de vous imaginer la mort. Vous avez peur. Elle vous angoisse et pourtant, vous n’avez pas le choix. On fabule autour d’elle mais personne ne peut se vanter de savoir ce qu’elle est. Vous vous en remettez à un dieu, vous vous en remettez à quelque chose de l’au-delà, vous avez tellement peur. Peur du néant, de n’être plus rien, vous vous demandez à quoi tout ceci peut avoir servi, toutes ces souffrances. Mais vous vous êtes battue. Vous espérez être récompensée de quelque manière que ce soit. Vous avez besoin d’un soulagement, quel qu’il soit, et ce rien vous paraît la meilleure des solutions à ce stade.
Voici le matin de ce votre dernier jour. Vous le sentez, vous ne supportez plus la souffrance et le mal. Vos fidèles compagnons ont atteint leurs limites de pouvoir en n’étant qu’eux-mêmes. Vous vous êtes éveillée avec grande peine. Vous vous rendormez. Vous vous éveillez à nouveau, vous souffrez. Votre mari se prépare également, il sent que vous arrivez au bout de votre chemin. Vous fixez avec des yeux mi-clos vos fidèles compagnons. Vous souffrez tellement que quelque part, ils vous rassurent, ils vous montrent que vous êtes encore là. Vous avez parfois l’impression qu’ils se déplacent. Vous ne pouvez plus rien faire, vous n’avez plus la force de rien. Durant votre dernière après-midi, vous appelez quelqu’un. Personne. Votre fils, démuni, vous a entendue, mais ne sait pas quoi faire. Ne vous restent que vos fidèles compagnons, ils sont là et seront là jusqu’au bout. Ils étaient là durant les bonnes années, du temps où vous ne pensiez pas à la chance que vous aviez de pouvoir vous tracasser du banal quotidien . Tout est relatif. Et voilà. Une journée digne d’un début de mois de janvier, la nuit s’installe dans votre chambre, et avec elle, aujourd’hui, la mort. Vous avez de moins en moins peur, Morphine vous enveloppe. Vous savez au fond que la nature fera bien les choses et vous libérera bientôt de cette sordide agonie. Vous pensez à tout ceux que vous avez aimés, votre parcours, parfois même des bribes insignifiantes de votre trop courte existence. Des sensations, des voix, l’odeur de la Nivea. Votre mari vous interrompt, il panique un peu mais le dissimule, il est très ému mais vous administre les derniers soins, une piqûre, un sédatif. Vous en êtes touchée et reprenez le courant de votre descente, vous ne savez même plus où vous êtes, ni quelle heure il est. Vous êtes prête.
Soudain, votre douleur commence à s’estomper, d’abord celle que vous aviez au niveau de la vésicule, puis le soulagement s’étend. Votre respiration se fait moins difficile. Ô miracle. Le respirateur s’est tu et à présent vous respirez d’un souffle lent et serein, sans entrave. Quel bien-être, vous auriez presque envie de sourire à vos fidèles compagnons, leur dire que vous commencez à aller mieux. Vous ne sentez plus vos membres et n’avez plus peur de vous étouffer en vomissant alors que vous êtes allongée. Au cœur de cet hiver froid, par la fenêtre, en cette fin d’après-midi, revient le soleil, un soleil blanc qui éclaircit cette chambre simultanément de toutes ses fenêtres, lui donnant une couleur particulière, resplendissante, comme jamais vous ne l’aviez vue. Vous guérissez, là, maintenant, de tant d’années de souffrance. Raisonnent encore quelques rires, et quelques voix de personnes, la mer, des pas dans la neige… La nature fait en effet bien les choses : le soleil redouble et vous éblouit tant. Vous n’avez absolument pas mal, vous le fixez, vous espérez tant de lui. Les phénomènes chimiques se font plus prononcés : vous avez l’impression durant un moment de vous voir voler dans la pièce, vous voyez votre mari recueilli.
Et la lumière à nouveau, ou du moins une clarté absolue. Qui vous a dit qu’il s’agissait d’un soleil ? Non, c’est l’arrachement à cette obscurité qui s’opère, l’arrachement de votre univers quotidien. Vous guérissez, vous découvrez mille sons, comme un enfant, vous volez et vous dirigez d’un bond vers cet infini que vous vous impatientez de rejoindre.
Si vous aviez pu, un temps, vous retourner dans cette course vers la délivrance, vous auriez alors vu, au loin, le salut figé de vos fidèles compagnons.
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