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© 2023-2024 Frank Desco

Chapitre 1

1

Où vont les voeux, toujours renouvelés, rarement exaucés...
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Une fois encore, la terrasse d’altitude où j’avais coutume de passer la matinée du premier jour de l’an se trouvait désertée. Le patron du restaurant sortit pour déposer sur la table que j’avais rejointe deux tasses, des croissants et une cafetière fumante ; il s’assit lourdement sur le banc à mon côté.

–       Bonne année, mon cher premier client, profitez-en, c’est ma tournée.
–       Merci, à vous aussi mes meilleurs vœux de saison !

L’aubergiste prit un air désabusé:
–       Et de quoi parle-t-on ? Vœux de saison, vœux de saison, c’est vite dit, vous voyez bien que de saison, il n’y en a plus, ajouta-t-il en fixant tristement les champs dépourvus de neige qui descendaient en cascades grisâtres vers la vallée encore endormie.
–       Eh bien justement,  je suis ici pour observer le ciel. Regardez, pas un nuage, c’est le moment idéal pour voir passer les vœux ! Depuis quelques instants, ils sont là à tournoyer parmi les chocards, ils hésitent encore sur l’altitude ou  la direction à prendre. Cela fait des années que je me demande où vont les vœux. En outre, j’ai un compte à régler avec les miens en particulier. Pour 2022, je m’étais donné la peine de les formuler  avec soin et discernement, pour  les membres de ma famille et chacun de mes amis. Et patatras, ils se sont perdus en route, impossible de savoir ni pourquoi ni comment…

Je m’arrêtai net. Le patron s’était levé sans rien dire pour aller chercher deux verres  d’un alcool aux senteurs de plantes alpines.
–       Allez, à notre santé ! reprit-il. Le moment n’est pas à la déprime, expliquez-moi ce qui s’est passé.
–       Oh ! rien de grave assurément, sinon qu’aucun de mes vœux n’a été exaucé. Pour mes plus vieux compagnons, j’avais insisté sur des souhaits de bonne santé : bien m’en a pris,  jamais je ne me suis retrouvé aussi souvent  que ces douze derniers mois dans les centres funéraires de notre région pour d’ultimes adieux.  A de plus jeunes amis, je prédisais une année riche en voyages et découvertes dans des contrées lointaines  Et me voilà sans nouvelles de ceux  partis sur la route de la soie et bloqués en Chine dans une cellule sanitaire d’isolement forcé. Sans message non plus de quelques amies militantes que j’avais encouragées à partir fraterniser sur place avec des femmes afghanes et iraniennes. Quant à mes proches, j’avais incité mes neveux cinéphiles à entreprendre un périple à travers les plaines d’Ukraine pour retrouver la trace du cuirassé Potemkine jusqu’à l’escalier d’Odessa. Comment aurais-je pu deviner que mes vœux allaient se heurter à la paranoïa du tsar qui fulmine au Kremlin ? Voulez vous d’autres exemples ?
–       N’en dites pas plus, vous allez décourager les vœux d’aujourd’hui qui volent au gré du vent. En fait, vous m’avez donné une idée. Sur le menu de mon restaurant je vais ajouter  des vol-au-vent pour le diner en précisant qu’ils sont à la carte, ma carte de vœux en quelque sorte! répliqua l’aubergiste.

Satisfait, il se dirigea vers sa cuisine alors que l’allusion aux cartes de vœux me laissait rêveur. Je revis passer les cohortes de petits ramoneurs avec  échelle et chapeau claque, les armées de bonshommes de neige portant balais et écharpe autour du cou, les bataillons de sapins givrés et tous les autres porte-bonheurs traditionnels qui squattaient temporairement le manteau des  cheminées de salon, d’année en année, jusqu’à  l’overdose. Si la mode en a heureusement un peu passé, l’envahissement plus récent des mémoires de nos téléphones intelligents par des vœux numérisés ne vaut guère mieux. Leur animation audio-visuelle tapageuse n’est pas gage de créativité personnelle ou de sincérité.

 

Je réalisai soudain que les tables voisines étaient maintenant occupées par une jeunesse colorée et disparate mais étrangement silencieuse.  Je me penchai vers une jolie fille qui me regardait en souriant.

–       J’ai l’impression que vos camarades ne sont guère communicatifs, on dirait un regroupement de moines trappistes en pleine méditation.

–       Détrompez-vous, c’est probablement  les séquelles d’un réveillon prolongé et  trop arrosé.

–       Oui, peut-être, mais ils paraissent plus abattus qu’endormis. Regardez leurs têtes baissées, ils ont l’air de consulter leur estomac !

–       On voit bien que vous êtes d’une autre génération. Observez mieux leurs mains et surtout  leurs pouces très agiles : ils sont en train d’émettre des messages, les yeux concentrés sur leur portable, pas sur leur abdomen.

–       Grands dieux, ils savent donc encore écrire ou échanger, à défaut de communiquer entre eux.

–       Détrompez- vous encore une fois, ils en sont aussi capables. Tenez, reprit-elle en sortant un téléphone  grésillant de son blouson, je reçois justement un sms du garçon qui nous fait face à la table du coin. Il me souhaite une bonne année, pour la quinzième fois au moins depuis la nuit dernière.

–       A sa place, je préfèrerais le faire de vive voix et en position rapprochée. Dites-moi, quel genre de vœux préférez-vous recevoir ?

–       Oh ! ça dépend de qui me les adresse et dans quelles circonstances. Et je n’aime guère les vœux de pauvreté, d’obéissance, de chasteté, ou même de silence comme vous pouvez le constater.

 

Je me mis à rire avec elle et lui tendis un des verres de liqueur que le serveur venait de remplir à nouveau :

–       A la bonne heure et à votre santé ! J’espère que vous n’avez pas non plus fait vœu d’abstinence en cette fichue période de « Janvier sec ». Je suis heureux de vous présenter simplement mes meilleurs vœux de saison,  certain que vous en ferez le meilleur usage, à votre convenance et en toute liberté.

 

En voyant que l’aubergiste passait entre les tables prendre les commandes du repas de midi et me faisait un clin d’oeil, j’ajoutai à son intention :

– Oui je maintiens mes voeux de saison et si le qualificatif de saison vous choque, mettez voeux de raison ou de déraison à la place, ce sera votre choix.  Patron, deux vol-au-vent pour la demoiselle et pour moi, je suis curieux de trouver quels voeux vous avez caché sous leur petit couvercle, cher cuisinier-carambar !

 

 

 

 

 

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