Créé le: 15.08.2022
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Victime

Histoire de famille

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© 2022-2024 Juan A.M.

© 2022-2024 Juan A.M.

J’ai vingt-cinq ans. Assistante juridique dans un cabinet d’avocats je gagne bien ma vie. Grâce au modeste héritage que mes parents m’ont laissé à leur mort, je me suis acheté un joli appartement en centre-ville. Je peux dire que je suis heureuse. Enfin, plus ou moins.
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J’ai vingt-cinq ans. Assistante juridique dans un cabinet d’avocats je gagne bien ma vie. Grâce au modeste héritage que mes parents m’ont laissé à leur mort, je me suis acheté un joli appartement en centre-ville. Je peux dire que je suis heureuse. Enfin, plus ou moins.
Hier mon petit ami m’a offert une bague de fiançailles et m’a demandé en mariage. Nous étions amants depuis un an et il a cru nécessaire de passer à l’étape suivante « afin de cimenter les bases pour fonder une famille ».  Je lui ai dit non. Célibataire militante, mon aversion pour toute forme de vie commune – légitime ou pas – me donne la chair de poule.
Il était très étonné et il a voulu savoir la raison de mon refus, qu’il trouvait extravagant. C’était le moment de le mettre au courant de ce que je pensais sur le sujet. Je me suis donc mise en mode pédagogue – un peu pédante, je l’avoue – et je lui ai balancé la sauce.
–      Le mariage – citadelle de l’ordre et de la sécurité familiale – est aussi la plus secrète des institutions. Le mariage, existe par ce qu’il cache. Sa vraie nature se trouve dans ce que les conjoints dissimulent : leurs afflictions personnelles, leurs malaises intimes, leur répulsion mutuelle et leurs jalousies maladives, qui préludent une rancœur réciproque.
La famille est aussi le premier rouage de la répression sexuelle des enfants en castrant leurs désirs, bridant leurs instincts et refoulant leurs pulsions naturelles, ce qui fait d’eux des adultes tristes et névrosés. Ils sont souvent l’objet de chantage de leurs parents : s’ils se soumettent, ils auront de l’amour, s’ils se révoltent, ils éprouveront le désamour et la solitude. Ils deviennent très souvent les victimes de la stratégie de défense et d’attaque mise en place par les époux. Les conjoints utilisent également les enfants comme alibi pour prolonger leur vie commune soit pour continuer à être les témoins privilégiés de la douleur de l’autre – comme une façon originale de s’aimer – soit parce qu’ils n’osent pas affronter une séparation – ce qui facilite la haine dans le confort du foyer – soit parce que la maisonnée recèle une affaire d’inceste – ce qui fragilise la structure familiale et inhibe l’action de leurs membres – comme cela s’est passé dans la mienne.
Oui, à partir d’ici, j’ai décidé, en choisissant bien les mots, de parler à mon aficionado des fiançailles, de mon expérience personnelle pour retenir son attention.
–      Non, tu vois, mon cher, je suis de celles qui croient qu’un mariage n’a pas été vraiment consommé tant que le mari ne s’est pas suicidé – je plaisante ! – Mais la famille, les enfants… Non, ce n’est pas mon truc.
J’ai subi les conséquences de ce fameux ordre familiale qu’assure le dispositif conjugal. Quand je pense à mon enfance, je sens encore la tumescence de mon paternel – qui testait ses capacités érectiles – contre mes reins nus,sa mauvaise haleine et le chuchotement lascif dans mon oreille : « tu dois laisser faire papa, tu vas adorer, tu verras, ça sera notre petit secret ».
Je devais avoir quatre ou cinq ans la première fois que j’ai été réquisitionnée pour cet exercice inconvenant. Je devais me laisser faire si je voulais être aimée. Cela a duré jusqu’à ma puberté.
Ma mère ? Elle s’était autoproclamée victime collatérale de la transgression perpétrée par sa petite peste lubrique de fille qui avait conduit son cher mari à la luxure et incité à l’inceste. Pour elle, c’était moi la fautive et j’ai failli le croire. Néanmoins, elle n’était pas dupe : bien que l’hypothèse d’une séparation n’ait jamais été évoquée, sans ces exercices inconvenants, mon papa l’aurait quittée depuis longtemps.
Même si les accouplements de mes parents étaient rares, brefs et insipides, ils étaient aussi inévitables – puisqu’ils partageaient le même lit – ce qui donnait à ma mère l’illusion de vivre l’érotisme conjugal ordinaire et apaisait son ressentiment congénital. Et c’était ça leur petit arrangement : il procurait à ma maman un ersatz d’intimité charnelle – des orgasmes dont le seul but était la suppression momentanée de son désir – et en échange, elle me livrait aux pulsions libidinales de son mari en regardant ailleurs, mais soucieuse de ne pas éveiller la curiosité de notre entourage ni celle du service de protection des mineurs.
À l’arrivée de mes règles – devenue théoriquement femme – le mythe de la copulation incestueuse de l’homme des cavernes, ancré dans le subconscient de mon cher papa, n’était plus un fantasme mais la voix de la nature qui voulait que nous copulions pour nous reproduire. Nubile, fertile, prête à être saillie et en pleine effervescence de ma féminité, mes parties érogènes et ma virginité lui appartenaient comme un droit de cuissage légitime.
Ma mère avait compris que le statu quo conjugal, dont elle s’était accommodée, ne tiendrait plus : j’étais devenue la garce prête à lui piquer son homme et elle ne voyait pas comment l’empêcher.
Sauf si…
Pleine du reproche silencieux mais insondable du chien qui sent qu’on va l’abandonner dans un parking, elle a débarqué dans un commissariat et a déposé une plainte à l’encontre de son époux pour violence sexuelle sur mineur et relation incestueuse avec leur propre enfant, circonstance aggravante très lourde de conséquences : ce serait la prison ferme, lui avait-on dit.
À la réception d’une citation à comparaître par un juge du tribunal criminel, mon père fut plongé dans une profonde détresse. Il savait qu’elle ne retirerait pas la plainte et avec l’étiquette de pédophile incestueux bien lisible sur son front, sa vie – sociale, professionnelle, carcérale – allait devenir un enfer.
Il s’est pendu à une poutre dans le garage.
Aux obsèques, ma mère contemplait le corps de mon père dans son cercueil, le regard vide. Elle m’a suppliée de ne pas la laisser seule. J’ai trouvé sa demande obscène mais je lui ai dit que oui, que d’accord, que je resterai…
Elle est décédée le mois suivant et je suis partie chez une tante pour continuer le collège.
J’avais quinze ans.
Mon connaisseur en progéniture m’avait écouté attentivement en préparant soigneusement son speech. Je lui ai demandé s’il avait un commentaire à faire.
–      Je suis navré d’apprendre tout ce que tu as dû endurer mais je trouve que tu as très bien surmonté ce grave trauma. Pour les enfants victimes d’abus sexuels domestiques, la situation est particulièrement terrible parce qu’un parent, ta mère dans ton cas, est souvent le complice du transgresseur. Il y a aussi l’omerta dans la famille pour que les faits restent strictement entre les quatre murs de la maison. Les victimes gardent des séquelles physiques, émotionnelles et psychiques parfois toute leur vie. Une fois adultes, ces enfants ont de la peine à socialiser, à nouer des relations intimes, adoptent un comportement sexuel névrotique et sont incapables de construire leur vie. Or chez toi, enfant si longuement abusée, je n’ai trouvé aucune trace du syndrome de la victime. Ta résilience a été exemplaire. Ta vie – sociale, affective professionnelle – est parfaitement normale et ton comportement dans l’intimité a toujours été impeccable.
Je comprends que tu aies des préjugés concernant la famille, compte tenu de ton enfance, mais je te montrerai comment c’est merveilleux une vie de couple monogame, fidèle, scellée par le mariage dont la volonté est d’être à deux pour créer quelque chose de plus grand que nous-mêmes. Son but suprême est la procréation et la récompense, les enfants, beaucoup d’enfants qui assureront la perpétuation de l’espèce humaine.
Fais-moi confiance, les mariages mettent fin aux folies éphémères, baignent d’amour chacun de nos gestes, de nos attitudes et apportent un bonheur durable à ce havre de paix qui est la famille. Parce que, tu sais ? Ils sont contractés au ciel.

Il est chou, ce garçon, vraiment adorable… même si tant de vertu me donne un peu la nausée. Pour un moment j’avais cru qu’il allait inclure son parti politique, un chien et la mère-patrie dans sa conception paradisiaque du foyer conjugal ! Non, je ne lui ai pas dit que dans ma famille, ce n’était pas moi l’abusée, ce n’était pas moi la victime. Je ne lui ai pas dit non plus que mon père avait accepté son suicide très rapidement et qu’en ce qui concerne celui de ma mère, il ne m’avait fallu qu’une semaine pour la convaincre.
Je ne veux pas qu’il soit scandalisé et veuille partir. Je ne veux pas qu’il me quitte, pas pour l’instant. Je l’aime bien, il me fait rire.

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