Créé le: 23.04.2023
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Viande humaine

Notre société, Nouvelle noire

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© 2023-2024 Pauline Z

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"Léo est devenu un paria sans toit ni famille ni travail" dans un pays où la devise "Travail, famille, patrie" est encore d'actualité. ( Ce texte est l'incipit d'une nouvelle intitulée "Viande humaine", dans laquelle on s'entredévore au point qu'il ne reste plus grand monde sur Terre.)
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« Cago en los captages

Accionistas (Alternativement Arribistas) y Esquiroles »

 

« J’emmerde les contremaîtres

les actionnaires (ou les arrivistes) et les briseurs de grève. »

Fidel Castro.

 

 

 

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Léo est devenu un paria sans toit ni famille ni travail. Après avoir enfoui un masque noir dans une poche de son jeans, il se cache sous un masque chirurgical, enlève le bonnet, montre son crâne rasé. La pluie, un crachin radioactif, bruit sur son cuir chevelu. Surpris par de gros nuages rejetés de l’usine de la ville, il s’est réfugié dans le hall d’une banque. La brume émise par les cheminées industrielles courait dans le ciel, presque aussi vite qu’un cheval au galop, comme si un souffle avait été crée de toutes pièces pour la chasser. Ainsi tentent les autorités d’épargner les habitants d’une pluie acide et malfaisante, à moins que ses dissidents n’aient pris les commandes afin de camoufler l’indice confondant que représente la course brumaire…

 

Aux pieds de Léo, repose le bonnet dans lequel il a déposé quelque vingtaine de centimes, façon d’appâter le cœur charitable des passants. Le soir, trempé, frigorifié, il se réfugie dans le hall du Crédit du sud-ouest, tout à ses idées qui consistent à se reprocher son engagement dans la lutte pour le renversement des classes. N’a-t-il pas assez convoité la mort des élites et de ceux qui les défendent ? La cause des dissidents n’est-elle pas déjà acquise, l’après révolution crachant ses miasmes vindicatifs sur la bourgeoisie, le clergé ayant déjà été laminé, ses frasques dénoncées, le pouvoir élu, étouffé, déchu depuis des lustres ?  Les grands noms du cinéma et de la chanson, les jet-setteurs inlassables n’ont-ils pas été poussés au suicide assisté pour avoir fait leur temps ? L’économie n’a-t-elle pas assez démontré qu’elle n’est qu’un leurre, une hypothèse, une inexactitude, dont les puissants ont pressé la substance pour s’ériger en système ? Aujourd’hui, le chemin qu’il croyait dégagé, expurgé des mauvaises herbes, dont on s’acharne à épurer les branches, est tout tracé : plus rien ne doit subsister du décor, sinon le bitume, cette matière pétrolière avec laquelle ils engloutissent les morts dans les entrailles de la Terre.

 

Dans la journée, seul le guichetier de la poste a daigné répondre pour dire à Léo qu’il n’y avait pas de solutions pour les gens comme lui. Dans le jardin public, il a fumé une cigarette offerte par une jeune femme à la rue. Entre deux instants de somnolence, une parenthèse durant laquelle il laisse au songe la suprématie, la place vacante à une paix recouvrée faite d’assises confortables, de familles reconstituées, il pense à sa vie à N, aux entraînements dans la forêt de la Zac avec ses comparses endoctrinés à tuer. Quand ils jetaient sur les voitures s’enfonçant dans la nuit noire des restes humains au fumet de transpiration, comme il était drôle l’exercice à tuer et à laisser les siens devenir cannibales ! On n’a que ce que l’on mérite, disent ses ennemis. Voilà pourquoi il a retourné sa veste, pensant qu’il n’a fait que subir l’enrôlement des réseaux, avec leurs petits chefs, les leaders sans charisme portés par la colère et la soif de réussite, celle qui ravit aux uns le pouvoir que les autres leur délèguent. N’a-t-il pas été suffisamment intronisé par les acharnés du prêt-à-penser, qui gouvernent les pages, les groupes aux ramifications enchevêtrées, invité à crier avec eux les mots simplement martelés, à brandir les noms vilipendés de ceux dont on réclame les têtes, après les avoir rendus célèbres ? Les insultes, les menaces que Léo a fait siennes en matraquant les matraqueurs, ne parvenant pas à éradiquer ces gens-là, sont devenues un harcèlement continu, indéfectible, matraqué sur tous, les tons, du simple pépiement au plus déchaîné des hurlements, dans un concerto diabolique, la majorité s’en donnant à cœur joie pour saboter les fondements de la liberté. Liberté d’écrire, de jouer de la musique, d’en écouter, d’aller et de venir, soustraites aux bourgeois, sont maintenant accaparées par les adeptes des vélos à grosses roues et des tanks russes.

 

Coincé dans le sas de la banque, il hésite : et s’ils allaient tous s’entre-dévorer sur Terre ? Il surveille la porte vitrée de peur qu’on ne le reconnaisse et qu’on l’abatte comme un chien. Dans la journée, il a déjà commis un impair. Son blouson pue le pétrole ; de sa personne émane une odeur semblable à la mort. Ces pestilences ont vite envahi le local de la poste où il s’est débattu pour retirer de l’argent sans carte bancaire. Il a ordonné au guichetier de commander une autre carte mais un refus catégorique l’a contraint à exiger trois cents euros, le plafond de la semaine. Évidemment, il a aligné son nom et son prénom sur le formulaire. Léo Kesseur. Une signature. Une trace de lui laissée dans le bureau de poste. Comment ne pas dépenser tout l’argent à l’hôtel ? Réserver une chambre sous un faux nom, espérer qu’on ne lui réclame pas une pièce d’identité. Tout cela était envisageable mais gaspiller son fric à l’hôtel lui est apparu impensable. Une impossible mission qui l’oblige à squatter le sas d’une banque. Là-bas, à la poste – la banque postale comme ils disent – il a donné de la voix devant le monde.  Des zéros, des incompétents, des machines sans âme et sans solutions. Incapables de venir en aide aux démunis comme aux nantis. Trop de réglementations, trop de vérifications, trop de cases dans lesquelles entrer sans nécessairement répondre aux critères immuables des petits employés, répétés jusqu’à l’abrutissement.

 

Dehors, à cette idée qui réveille les colères d’antan, il longe l’avenue où déboulent les véhicules fous, sans considération pour les feux de circulation en travaux. Nul ne s’arrête à l’orange clignotant, tandis que les piétons attendent vainement que le bonhomme passe au vert. Encore un coup des jaunes, s’est-il dit. Toujours à monopoliser la voirie pour mieux surveiller les gens en réduisant les axes de circulation. L’avenue ressemble à un entonnoir qui étrangle le passage des bolides énervés. Manquant de se faire renverser à plusieurs reprises, il a traversé, couru se protéger en face du poste de guet de la police municipale. Mais personne n’a plus peur des flics, tout le monde ose braver les lois, et qu’importent les piétons, sur lesquels on fonce sans même un regard, un petit hochement qui pourrait laisser penser qu’on s’intéresse encore à eux. Le monde est redevenu une jungle originelle où règnent force et rage. Léo en sait quelque chose.

 

Commentaires (1)

Cardinal de La Rapière
23.04.2023

J'attends impatiemment la suite... ça déménage... A propos de viande humaine, selon un Malais qui s'était confié à Orson Welles, les morceaux les plus savoureux sont les doigts... Avec les militants qui collent leurs mains sur les routes, ça me donne des idées...

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