Créé le: 06.09.2020
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Veuve noire
Une mauvaise conscience certaine habite le visiteur du soir d'un asile de fous. Sa mère y a été enfermée un 29 février, suite à la morsure d'une araignée. Saura-t-il faire face à ses sentiments contradictoires lors de leur dernière rencontre?
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« Et alors […], nous nous dressâmes d’horreur sur nos sièges, et nous nous tenions tremblants, frissonnants, effarés ; car le timbre de la voix de l’ombre n’était pas le timbre d’un seul individu, mais d’une multitude d’êtres ».
Edgar Allan Poe
Veuve noire
L’arrivée du visiteur de l’asile avait pu être observée avec satisfaction, de loin, depuis la réception principale. La visibilité restait excellente malgré le jour tombant. La route menant au complexe hospitalier était peu fréquentée et les rares automobiles qui bifurquaient en direction du parking ne pouvaient donc pas passer inaperçues. La voiture allait donc prochainement s’arrêter et son occupant ne saurait tarder. Les ultimes préparatifs pour son accueil purent donc débuter.
« Pas de doutes », pensa l’homme en observant les environs, « ce rendez-vous un vingt-neuf février est décidément bien étrange ». Il avait dû garer son véhicule en dehors de l’enceinte extérieure de l’asile, sous le toit moussu d’un hangar délabré. Ignorant que son arrivée avait été observée par de nombreuses paires d’yeux, il s’orienta rapidement tout en absorbant la qualité du silence de l’endroit. Certes, l’asile se trouvait isolé, à quelques lieues du prochain village, dans ce vallon entouré de forêts, mais l’absence de tout bruit avait tout de même quelque chose d’exceptionnel. Pas de vent dans les arbres, aucun pépiement d’oiseau, pas même le crissement sur le gravier provoqué par un animal ou l’écho d’une activité humaine. Le long chemin sinueux, bordé d’herbes folles et au gravillon glissant, l’obligeait à traverser à pied les vastes jardins de l’hôpital. L’ambiance atone, le manque de vie, le fin crachin qui tombait sur la campagne et surtout le but de sa visite concourraient à sa nervosité. Pourtant, le visiteur n’avait visiblement rien d’une mauviette : de carrure solide, plus grand que la moyenne, la mine décidée sous un chapeau à larges bords, il marchait d’un pas volontaire. Son long manteau de cuir noir donnait même une impression quelque peu inquiétante et laisser soupçonner le militaire de carrière ou éventuellement le truand. Il longea une haie mal taillée, au travers de laquelle il devinait un jardin à l’abandon, puis, au détour d’un dernier massif de cyprès à moitié desséchés, il ralentit le pas et leva les yeux. Le long bâtiment décrépit qu’il aurait voulu oublier à jamais se trouvait encore faiblement éclairé par le soleil couchant, mais les teintes ocre du crépuscule ne parvenaient pas à égayer sa façade sinistre. Il prit un moment de réflexion. En arrivant devant ce que les soignants avaient nommé le « mur des fous », en réalité simplement une deuxième enceinte de sécurité, il se rappela ses précédentes visites. Comme autrefois, il franchit le portail rouillé avec une certaine appréhension et remarqua aussitôt que ce dernier penchait légèrement sur ses gonds, comme dans la meilleure tradition des films à suspense. Son esprit enregistra ce fait et il songea que la sécurité de l’endroit laissait à désirer. Les allées de gravier n’avaient plus été balayées depuis longtemps et ses pas craquaient sur les feuilles mortes. Il ralentit une nouvelle fois sa démarche en approchant d’un grand érable au pied duquel se trouvait un banc de bois vermoulu, couvert de feuilles agglomérées par l’humidité, qui avait dû, en d’autres temps, être peint en vert ainsi qu’en témoignait une planche à moitié brisée. Une odeur de terre mouillée montait du sol. Presque aucune fleur n’égayait les parterres négligés. Seuls quelques rosiers en manque de soins laissaient apparaître leurs fleurs fanées. Son regard se posa sur le plan d’eau qui le séparait encore de l’asile. Il se souvenait vaguement s’être promené avec sa grand-mère le long de la rive de l’étang et d’y avoir lancé des coques de moules vides, afin d’en faire des petits bateaux. Mais les écureuils de son enfance semblaient avoir disparu, ainsi que les mésanges auxquelles il lui arrivait de donner des miettes de pain. Il avait conscience de vivre un moment proustien, et ses pensées faisaient écho à de fortes émotions. La main rassurante de sa grand-mère, son sac de cuir dans lequel elle conservait des petits carrés de sucre pour les donner aux animaux du parc, ses histoires rassurantes sur le passé de la famille constituaient autant de rappels positifs concernant un passé lointain. Sa grand-mère était décédée plusieurs années auparavant, alors qu’il se trouvait en mission à l’étranger. Un regret puissant, celui de n’avoir pas été à ses côtés lors de sa courte maladie, l’envahit brusquement. Il prit une forte respiration et lui adressa, lui qui se considérait comme athée, une courte prière de remerciements pour son soutien durant son enfance.
Ces souvenirs émouvants s’évanouirent, car il se rappelait surtout les rares rencontres avec sa mère, son regard absent, ses hurlements aigus de démente. Malgré les drogues, les traitements médicamenteux et les électrochocs du bon docteur Fuchs, elle n’était plus jamais ressortie de son monde intérieur. Parfois, il avait cru deviner un éclair de reconnaissance aux fonds de ses prunelles sombres, souvent à moitié dissimulées derrière ses longs cheveux gris. Ces rencontres étaient pour lui un véritable supplice, car il ne parvenait plus à visualiser sa mère en bonne santé. Le souvenir le plus fort de son enfance avec elle, le seul à vrai dire qui subsistait clairement et qui hantait parfois ses cauchemars, était celui du jour où elle s’était fait mordre dans le jardin de leur maison par une araignée de l’espèce « veuve noire ». Par une étrange coïncidence, c’était également un vingt-neuf février. Il se souvenait parfaitement du bac à sable dans lequel il jouait tout seul avec ses petites voitures. Il en était sorti en courant, et était arrivé auprès de sa mère, couchée sur le sol, prises de convulsions, le dos arqué et bientôt entourée des voisines accourues au son de ses cris affreux. Après les premiers soins, puis de longs séjours en clinique privée, des neurologues, des biologistes et des médecins aliénistes s’étaient penchés sur ce cas rarissime d’une survivante – pour autant que l’on puisse réellement parler de survie vu son état – à la morsure en principe mortelle de cette espèce d’araignée. Aucun traitement médical n’étant cependant parvenu à la soulager, ni a fortiori à la guérir, elle avait dû être internée définitivement.
Suivit ensuite la cohorte de psychiatres. Il se rappelait la bonne volonté de la plupart d’entre eux. Les psychothérapies classiques, freudiennes ou jungiennes ne purent rien faire, pas plus que des tentatives dérivées de la Gestaltherapie tentant de la faire s’exprimer par le dessin, la sculpture ou la musique. Il restait à tenter un reconditionnement total. Le docteur Fuchs fit appel, avec le consentement de toute la famille, à un ancien médecin militaire spécialiste du brainwashing. Le colonel H. Jones avait testé ses théories auprès de prisonniers vietnamiens qu’il avait pu « retourner » avec un certain succès. Sa théorie était qu’il fallait briser la malade et sa maladie, casser l’enfermement mental de sa mère par un déconditionnement brutal suivi d’un reconditionnement par paliers. Il était clair qu’elle avait été terrorisée par la soudaine attaque de la « veuve noire » : on allait donc essayer, suivant les théories behaviouristes de Watson et Skinner, de lui faire oublier son trauma par un déconditionnement graduel, puis de la faire « revenir » parmi les gens normaux. Le colonel Jones mis donc en pratique son savoir-faire en commençant le traitement par le « caisson de silence », suivi d’injections de LSD et de penthotal, administrées en alternance avec des séjours dans la « chambre rouge », matelassée de mousse et coussins rouges, inspirée des pratiques du KGB pour briser les espions capturés.
A posteriori, le visiteur du soir s’en voulait d’avoir autorisé ces pratiques barbares sur sa mère, car, pas plus que la psychanalyse classique, ces techniques de reconditionnement n’avaient fourni de résultats probants. Il avait plutôt dû constater, suite à ces traitements inhumains, une dégradation de son état. Avait-il même cru deviner un reproche dans les yeux de sa mère. Il ne saurait l’affirmer et il pouvait essayer de se rassurer en mettant cette impression sur le compte de son imagination. Il avait donc congédié ce dernier « spécialiste » et s’en était remis au traitement palliatif recommandé par Fuchs et son équipe.
Le visiteur, perdu dans ses pensées, se remémora les années qui suivirent. Après ses années de pensionnat, durant lesquelles il venait dans ce lieu avec sa grand-mère, il avait espacé ses visites, pour finalement y renoncer totalement dès son service militaire. Puis, encore plus tard, ses longs séjours à l’étranger lui avaient donné une excellente excuse pour tenter d’oublier cet endroit de malheur. Inconsciemment, il avait refoulé ces douloureuses réminiscences jusqu’à la réception de cette curieuse missive signée Fuchs Jr. « Cher Monsieur » commençait-il, « notre établissement doit, en raison des événements que vous connaissez, fermer ses portes. Il se trouve que votre mère est notre dernière patiente et que les progrès thérapeutiques observés par nos équipes soignantes permettent d’envisager son transfert dans un institut médico-social. Nous vous donnons donc rendez-vous le 29 février à dix-sept heures pour venir la récupérer. Vous pourrez entrer dans l’hôpital sans problèmes et sans même vous annoncer à la réception, mais en vous rendant directement au premier étage, chambre 122. Nous vous y attendrons. Meilleures salutations. Signé : Dr Fuchs Jr. PS : Pour éviter un choc émotionnel et favoriser des retrouvailles forcément douloureuses, je vous prie de venir seul. Vous pourrez garer votre véhicule sous le hangar à l’entrée ».
Le soleil baissait et commençait à éclairer les vitres de l’hôpital. Il remarqua que les volets étaient pour la plupart fermés et réprima un frisson en raison de la température qui diminuait rapidement. L’homme se remit en mouvement, cette fois d’une démarche plus hésitante. Il arriva bientôt au bord de l’eau sans reflets, parfaitement calme, sans une vague. Il dût franchir plusieurs flaques barrant le chemin et nota au passage de curieuses traces blanchâtres, semblables aux marques visqueuses que laissent derrières elles les limaces. Cette sorte de bave séchée, mêlée de poils noirs, l’intrigua. « Une bête sauvage serait-elle venue ici avec sa proie ? », se demanda-t-il. C’est alors qu’il remarqua une odeur légèrement ammoniaquée qui flottait dans l’air et qui se faisait plus insistante à l’approche de l’asile pour aliénés, renommé successivement « clinique privée du Dr Fuchs », puis « établissement Fuchs de remise en forme », avant sa nationalisation et son ultime appellation de simple « hôpital du district 15 ».
Plus il s’approchait du bâtiment, plus il ralentissait son allure. Décidément, s’il avait écouté son instinct, il aurait fait demi-tour. Cependant, même s’il ne l’avait plus vue depuis plus de vingt ans, et que cette dame était devenue une parfaite étrangère, elle restait sa mère. Une sorte de mauvaise conscience l’envahit, ce qui l’empêcha de porter plus d’attention aux herbes qui poussaient sur le perron ainsi qu’à la porte d’entrée, dont la serrure avait visiblement été forcée. Son cerveau, comme anesthésié par des réflexions diverses et par le souvenir de ses quelques visites dans le parc, avait cessé de fonctionner de manière autonome.
En avançant dans le grand hall de la réception, il fut pris d’indignation en voyant le comptoir et le bureau couvert de déjections diverses – des oiseaux sans doute -, ainsi que le sol couvert de poussière et de toiles d’araignées. « Comment ! » s’exclama-t-il silencieusement, « c’est ainsi que le docteur traite sa dernière patiente ! ». Son regard balaya les lieux et c’est alors qu’il prit conscience de l’état extrême de délabrement de l’asile. La moquette gondolée par l’humidité laissait apparaître par endroits le béton brut. Des tableaux avaient dû être enlevés des murs nus et l’on distinguait un contour plus clair au-dessous du clou rouillé qui les avaient soutenus. L’entrée bloquée de la cage d’escaliers et la porte condamnée de l’ascenseur l’amenèrent enfin à une certitude : il était impensable qu’il restât une patiente dans cet endroit. La peinture écaillée tombait en lambeaux, entremêlée avec des morceaux de tapisserie ou de plâtre. Le sol, curieusement, semblait avoir été balayé récemment entre l’entrée et le comptoir.
Il s’approcha de ce dernier pour contempler de plus près la déliquescence des lieux et c’est alors qu’il aperçut, emmailloté dans d’innombrables fils, pris dans un cocon géant, le cadavre asséché d’un homme qui ne pouvait qu’appartenir au docteur Fuchs, en raison du badge médical encore bien visible, épinglé sur sa poitrine. Réprimant un cri d’effroi, et pris d’un pressentiment animal, il se retourna brusquement. Il crut perdre la raison. Entre lui et la porte, empêchant toute possibilité de fuite, se trouvait une gigantesque araignée. Il estima sa longueur à plus de trois mètres. Une « veuve noire » à n’en pas douter : il en avait examiné un nombre suffisant au cours de sa vie pour ne pas se tromper. Une araignée cependant dont la partie arrière avait toutes les caractéristiques d’un corps humain, et à laquelle il restait, sous forme d’appendices monstrueux, en sus de ses huit pattes et de ses mandibules, des moignons humains de bras et de jambes. Ses huit paires d’yeux le fixaient d’un regard étrangement expressif.
« Maman ! », hurla-t-il avant de se faire endormir puis encoconner soigneusement, avec amour aurait-on dit, par l’arachnide mutant.
Nul n’assista ensuite au déplacement du corps auprès de celui du docteur Fuchs ni à la préparation de ce que nous appellerons, faute de mieux, une cérémonie funéraire. Du vieux bois, provenant des meubles de l’hôpital, fut entassé toute la nuit par la bête au-dessus des deux cadavres. Le bûcher finit par ressembler à celui préparé en Orient pour l’incinération des morts. L’araignée géante, son travail de préparation terminé, sembla se recueillir un moment, puis s’activa, à l’aide de ses membres semi-humains, aux derniers préparatifs. Une mélodie sinistre, mais en même temps émouvante, semblait émaner de ses mandibules. Le soleil avait définitivement disparu. Un promeneur de passage aurait donc pu distinguer, derrière les fenêtres opaques de la réception de l’asile, la mise à feu du bûcher. Mais nul n’assista à ce dénouement hallucinant.
Le lendemain, les démolisseurs de l’asile, convoqués affirmèrent-ils par un certain docteur Fuchs, ne purent que constater les derniers rougeoiements de l’incendie qui achevait de consumer le bâtiment. Des paysans locaux prétendirent avoir entendu des hurlements épouvantables cette nuit-là, bien que l’hôpital eut été définitivement évacué plusieurs mois auparavant. Les ouvriers rirent de ces récits si typiques des superstitions campagnardes, mais consignèrent dans leurs rapports qu’il flottait, dans l’air frais du matin, une singulière odeur de chair brûlée mêlée d’ammoniaque. Le long du lac, nul ne remarqua, dans certaines boules de poils mêlées de bave animale, l’éclosion d’innombrables œufs et la naissance de milliers de petites araignées.
Commentaires (2)
Elgor Szle
10.09.2020
Chère Marie, Merci pour votre commentaire si élogieux!c’est vraiment tellement aimable!
Marie Vallaury
10.09.2020
Une histoire aussi géante que l'araignée ! Glaçante et émouvante en même temps, excellent suspense et une belle écriture équilibrée. J'espère ne pas en rêver cette nuit !
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