Créé le: 02.01.2024
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Une vie parfaite

Notre société, Nouvelle, Philosophie

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Chapitre 1

1

Laura aime les rituels. Au réveil, elle fait glisser ses petits pieds dans des surippas qui enveloppent du talon aux orteils, et lui procurent immédiatement une sensation de confort élégant. C’est Mélodie, une amie du club d’oenologie, qui lui a rapporté du Japon ces chaussons en
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Laura aime les rituels. Au réveil, elle fait glisser ses petits pieds dans des surippas qui enveloppent du talon aux orteils, et lui procurent immédiatement une sensation de confort élégant. C’est Mélodie, une amie du club d’oenologie, qui lui a rapporté du Japon ces chaussons en satin rose parme, ornés d’éventails dessinés à l’encre d’une main experte.

Puis la jeune femme se glisse dans une veste de kimono noire. Dans son appartement en duplex lumineux dès les premières heures du jour, Laura prend son café face à la baie vitrée.

Qui peut se prévaloir de nos jours d’avoir une vue si dégagée en pleine ville ?

Le canapé en cuir blanc et la table basse au montant doré donnent le ton chic et branché au reste de l’ameublement.

Une place pour chaque chose et chaque chose a sa place pourrait être la maxime de Laura si elle prenait le temps d’y songer.

L’amertume du liquide agrémentée de la douceur de la vanille lui permet tranquillement d’envisager la suite de la journée.

Le programme demeure le même du lundi au samedi.

Seul le dimanche échappe un tant soit peu à cette routine bien huilée.

Laura court trois kilomètres tous les matins en continuant à visualiser la suite de son programme organisé à la minute près.

Une douche relaxante et tonifiante, un ensemble veste pantalon sombre avec pour seule touche de couleur une chemise mauve, une paire d’escarpin. Une touche de fard et un coup de mascara font ressortir ses yeux verts. Sa longue chevelure châtain agencée en chignon sévère annonce aussitôt la couleur.

Le vrombissement de son cabriolet allemand lui illumine comme à chaque fois le visage d’un sentiment de fierté. Elle a une vie parfaite que même ses amies lui envient parfois.

Laura ne se demande jamais si elle est heureuse. Elle fait la liste des choses qu’elle désire et le moyen de les obtenir.

La jeune cadre a développé une capacité surprenante, tout ce qu’elle ne peut pas contrôler, n’existe pas.

Son prochain objectif se nomme Julien. 1m85, les yeux bleus lagon, le teint halé. Classe et décontracté, il sait rester calme même dans les situations critiques. Brillant avocat, il vient d’accéder au titre de partenaire junior du cabinet.

Selon la liste des critères de Laura, c’est l’homme idéal.

Séduisant mais pas trop, intelligent, gagnant très bien sa vie sans être blasé, sportif, et célibataire évidemment.

La jeune amazone a mis au point toute une série de stratégies suite à plusieurs lectures sérieuses comme : « Rencontrer l’homme de votre vie en 5 étapes » ou « Le mariage à portée de main ».

Julien et Laura en sont à leur troisième rendez-vous. En suivant à la lettre les conseils éclairés de ses bouquins, Laura sait qu’elle est à deux doigts de gagner le jackpot.

Ce soir, elle se prépare à mener la dernière partie de l’offensive celle qui lui permettra, ensuite de se pavaner un solitaire gros comme un petit pois au doigt.

Face à sa garde-robe tel un samouraï choisissant ses armes, la stratège n’a aucune hésitation. Une robe fourreau noire fendue légèrement sur le côté, une étole de soie parme, des escarpins assortis. Sa longue chevelure se déploie en lourdes boucles autour de son visage délicat de poupée.

Le taxi sonne à l’interphone. Laura jette un dernier coup d’oeil à son reflet et avec un sourire de gagnante, claque la porte derrière elle.

Le taxi la dépose devant un charmant restaurant entouré d’un jardin où s’épanouissent deux magnifiques cerisiers. Les pétales rose pâle forment un halo qui contraste avec le vert de la pelouse.

Laura y voit comme un signe de bon augure. Elle va entrer dans ce restaurant célibataire et en ressortir fiancée.

Alors qu’elle s’avance pour pénétrer dans le jardin, son téléphone vibre. Elle fait quelques pas pour s’éloigner de la baie vitrée et au coin du bâtiment, protégée par un écrin d’obscurité, elle décroche.

— Maman ! Je n’ai vraiment pas le temps de te parler.

— Ma chérie, ma Laura, je t’aime. Tu as bien quelques minutes à m’accorder !

— Non, justement. Je suis occupée. Je te rappelle plus tard…

— Oh ma chérie, tu dis toujours cela et tu ne le fais jamais !

Laura qui a la ferme intention de raccrocher ne voit pas le cycliste s’approcher. En un éclair, son portable lui est arraché des mains ainsi que son sac. Son cerveau met plusieurs minutes à réaliser ce qui vient de se passer.

Il fait la liste des dégâts. Plus de téléphone, plus d’argent, plus de clé. Pour la première fois de sa vie, Laura hésite sur la marche à suivre. Ce n’était pas prévu. Rien de ce qu’elle avait lu ne l’avait préparée à cette situation.

Ce sont ses jambes qui ne la supportent plus l’obligeant à s’assoir à même le sol.

Au contact de l’asphalte dur et froid, l’élégante jeune femme fait une deuxième prise de conscience. Les conséquences de cette mésaventure sont cataclysmiques.

Impossible d’honorer son rendez-vous avec Julien ni de prétexter un imprévu. Sans parler de son corps qu’elle entretient comme une voiture de collection et qui pour l’heure refuse de fonctionner.

De désespoir, Laura renverse sa tête en arrière, un cri rauque annonciateur d’une rage inconnue lui monte le long de la trachée.

Elle hurle. Elle vomit sa colère, sa frustration. Son mental fidèle à lui-même constitue la liste de ses doléances.

Les heures de sport à souffrir et suer pour garder un corps ferme et tonique. Les privations de nourriture et d’alcool en prévention de la potentielle cellulite, ennemie jurée. Les heures interminables de travail pour favoriser son ascension sociale.

Laura sombre submergée par ces émotions qui jusqu’alors n’existaient pas.

Dans ce naufrage, sa vie parfaite se dilue, elle aussi.

La jeune femme ouvre les yeux.

La toile du ciel piquée de minuscules points lumineux l’émerveille.

Une fatigue douce, apaisante l’enveloppe.

Une sensation de flottement comme si elle s’était transformée en bulle de savon l’habite.

Son corps semble de nouveau en état de coopérer alors Laura se lève. Elle envoie ses escarpins valser puis sans savoir pourquoi elle se met à marcher pieds nus.

Au détour d’une ruelle, la rescapée aperçoit un parc. Quelques arbres au feuillage vert tendre, une pelouse, un parterre de pensées violettes. Sous un réverbère, un banc où elle s’allonge les yeux rivés aux étoiles.

Son mental lui donne des instructions pour gérer la situation, une liste de choses à faire mais elle ne l’écoute pas.

— Hé, toi ma jolie ! C’est mon banc celui-ci. Trouve toi en un autre !

Laura ne réalise pas que l’on s’adresse à elle. D’ailleurs, elle ne sait plus très bien qui elle est.

— Faut te le dire comment ? En Japonais ?

— Pardon, je n’avais pas compris que vous vous adressiez à moi, Madame !

— Madame ! Je vais t’en donner des Madames, moi. Je suis Rita ma jolie. Et toi ? C’est comment qu’on t’appelle ?

— Je m’appelle Laura, madame.

— Oh mais tu vas arrêter avec tes manières de mijaurées. Allez pousse toi que je m’y mette aussi sur mon banc.

La jeune femme ébahie pose enfin son regard sur sa compagne.

Rita a la chevelure noire ébène, des grands yeux noisettes. Son accoutrement se compose de couches superposées, de vêtements de toutes sortes et de tout genre. Une nuisette ivoire chevauche un pull en laine. Un jeans dépasse d’un jupon en tulle.

— Alors Princesse, qu’est-ce que tu fais là? Tu attends ta marraine la fée ! Ritaéclate d’un rire mélodieux et sonore.

— Je ne sais pas. Je suis juste perdue.

— Ben fallait dire, je connais tous les coins de cette maudite ville. Où c’est que tu veux aller ?

— Je n’en ai aucune idée. Jusqu’à ce soir, je savais parfaitement où j’allais et comment j’y allais. Maintenant, je ne sais plus rien. Je suis vide. Je me sens nue en plein désert.

— Moi qui croyait que tu cherchais ton prince charmant… .

Rita accroche son regard à celui de la jeune femme esseulée. Dans ses yeux, Laura y lit tout un roman. La détermination de s’élever dans la société, un poste important au sein d’une entreprise, les cocktails, les beaux hôtels, un mariage luxueux, un enfant….

Rita raconte. Plus tard, la maladie. Discrète, elle s’est installée dans un petit recoin. Tapie, elle a attendu patiemment. Comme une ombre qui s’allonge au fil des heures, elle a grandi. Tout d’abord, une angoisse, au réveil. Des doutes en buvant le café. Une absence durant une réunion. Jusqu’au jour où incapable de mettre un pied hors du lit, Rita touche le fond.

Après, tout s’enchaîne rapidement. Son mari délaissé, la délaisse à son tour. Le verdict de licenciement savamment enrobé de formulations empreintes de compréhension arrive par courtier.

La descente aux enfers devient glissante comme un toboggan. L’atterrissage la conduit ici, sur ce banc.

— Tu vois ma jolie, personne n’est à l’abri d’un pépin. Je pensais être aux commandes de ma vie mais c’est mon besoin de contrôler, de réussir qui gouvernait. Pas un instant, je ne me suis doutée qu’il y avait en moi, une Rita qui avait des rêves, des sentiments, des besoins… et pire des limites.

Sa voix devient plus grave. Des larmes coulent sur ses joues traçant des sillons plus clairs.

Elle reprend d’une voix plus assurée.

— Si je le pouvais, je ferais différemment. Je prendrai le temps de me réjouir de la beauté d’une nuit comme celle-ci. Je serai à l’écoute de mes envies profondes, de mes rêves. Je ne courrais plus après l’argent, la réussite. J’écouterai mon coeur.

Laura réalise que Rita est son double. Un reflet de ce qu’elle pourrait devenir si elle s’obstine sur ce chemin.

Une angoisse lui étreint la cage thoracique. Comment faire pour changer ? Cette vie parfaite qu’elle s’est construite à la force de ses mains, c’est tout ce qu’elle possède.

— Princesse ! Il faut du courage pour changer ! Et mon petit doigt me dit que tu en as sacrément. Tout changement commence par un petit pas. Aussi minuscule qu’il paraisse. Ce pas tu l’as fait.

La jeune femme sourit. Elle baisse les yeux sur ses pieds nus, sales et éclate de rire. Un rire enfantin un peu étouffé qui se libère dans un éclat.

Un passant insomniaque tourne la tête vers les deux femmes, l’élégante et la clocharde. Il esquisse un geste signifiant qu’elles sont folles.

La princesse et sa fée redoublent d’hilarité.

Laura sent la fatigue la gagner. Elle esquisse un bâillement.

Rita, sa bonne fée, ajoute un dernier conseil pour la route.

— Princesse, changer ne veut pas dire tout jeter. Il ne s’agit pas de repartir à zéro. Fais le tri de ce qui est juste pour toi de ce qui ne l’est plus. Allez ! Bonne nuit !

 

Laura émue ne parvient pas à prononcer un mot. Elle prend Rita dans ses bras et lui murmure un merci à l’oreille.

Sur le chemin la ramenant à son appartement parfait, la jeune va-nu-pieds se promet que dès le lendemain, elle fera la liste de ses envies, de ses besoins et que cette fois, elle rappellera sa mère.

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